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Partie 1 La construction médiatique du problème public sur le congé paternité : la

A. Genre, point de vue et statut journalistique

4. Renouvellement du mythe démocratique du journalisme et discours déontologique

Dans la continuité de l’analyse discursive de l’éditorial, je souhaiterais désormais éclairer un autre aspect de celui-ci en me focalisant sur le discours déontologique des journalistes construit dans ces objets. Selon Denis Ruellan, « la déontologie est une règle non légale qu’un groupe élit comme dénominateur commun des principes éthiques individuels »65

. Elle est une promesse de ce qu’un groupe veut et prétend être dans l’espace public. Au sein de l’éditorial, le discours déontologique semble être lisible et visible en filigrane dans le « contrat de lecture »66 et le dispositif énonciatif qui cristallisent des questions identitaires et des enjeux stratégiques. Je tenterai de repérer les discours éthiques des journalistes dans l’éditorial, en lien avec leur vision du journalisme et le rôle qu’ils se donnent dans l’espace public. En quoi l’éditorial construit-il un discours fédérateur, polarisé autour des questions de genre et censé affirmer une éthique journalistique commune à la rédaction de Causette ?

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Marlène Coulomb-Gully, « Genre et médias : vers un état des lieux », Sciences de la société [En ligne], 83 | 2011, mis en ligne le 26 février 2016, consulté le 05 février 2018. URL :

http://journals.openedition.org/sds/2113, p4

65 Denis Ruellan, Nous, Journalistes : déontologie et identité, Presses universitaire de Grenoble, 2011, p7

Dans cette recherche, je n’ai pas étudié la charte des journalistes mais je considère l’éditorial comme le reflet de règles éthiques internes.

66 Pierre Gonzales, « Production journalistique et contrat de lecture : autour d'un entretien avec Eliseo Veron », Quaderni, no.29, 1996, p51-59!

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4.1 Réinventer le rôle démocratique des journalistes : l’égalité homme-femme

Le mythe du rôle démocratique des journalistes semble être reformulé dans l’éditorial. J’entends par mythe démocratique la représentation de la presse comme un « quatrième pouvoir » ou bien un « contre-pouvoir » face aux politiques par exemple. Plus précisément, je fais principalement référence ici à la déontologie journalistique de l’après-guerre qui a affirmé un discours d’indépendance vis à vis du pouvoir de l’argent et rappeler son rôle : un service public qui honore l’article XI de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen67. Dans l’éditorial, la place démocratique de Causette prend forme à travers un combat précis : l’égalité femme-homme. A ce titre, Iris a évoqué en entretien un modèle du journalisme pour la rédaction :

« Il faudrait que tu lises Gloria Steinem qui est une féministe américaine, quatre-vingt dix balais, une icône

médiatique depuis quelques décennies. Elle a claqué la porte de grands médias classiques pour créer Ms. qui est l’une des références pour Causette même si c’est revendiqué nul part. Son analyse est que lorsqu’elle proposait des sujets dans les années 1970, on lui renvoyait au visage que c’était orienté ou militant de vouloir parler, par

exemple, des discriminations des serveuses parce qu’elles sont femmes. »

Gloria Steinem est reconnue pour son reportage réalisé en 1963 sur les conditions de travail des femmes dans un bar playboy aux Etats-Unis. Elle s’y est infiltrée avec une fausse identité. En prenant comme référence une journaliste américaine féministe qui s’est penchée sur la condition des femmes en immersion et positionnée contre les « grands médias classiques »,

Causette semble investir une forme de contre-idéal du journalisme. En effet, le magazine pourrait se poser en opposition avec un principe central de l’éthique du journalisme68

: la neutralité. A ce titre, la rédaction s’inscrit dans la continuité de travaux féministes évoquées par Erik Neveu « qui suggère les dimensions masculines de l’idéal type Wébérien du journalisme à travers la construction d’une frontière étanche entre le public et le privée, la neutralité affective, la rétention émotionnelle »69

. Cette figure représente une forme alternative du journalisme qui place l’expérience des femmes au cœur du « contrat de lecture » et du rôle démocratique de Causette.

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67 Denis Ruellan, Nous, Journalistes : déontologie et identité, Presses universitaire de Grenoble, 2011, p33 68

Je fais ici référence à la charte d’éthique professionnelle des journalistes réactualisée en 2011 et centrée sur la relation des journalistes avec le public (SNJ 1918)

69 Erik Neveu, « Le genre du journalisme. Des ambivalences d’une féminisation de la profession », Hermes Science, no.51, 2000, p179-212

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A ce titre, la rédaction présente dans l’éditorial une écriture engagée70. Voici la mission précise qu’elle s’est donnée : « changer la vie des femmes ». Pour y parvenir, la lutte est un moyen emprunté. En effet le champ lexical du combat est prédominant : « sauver », « se

réfugier », « arme ». Le magazine se présente comme un instrument démocratique au service de son public féminin, « un porte voix », « un outil de lutte » ou bien « un biais pacifique

mais redoutable ». La tonalité dramatique employée érige Causette en héroïne, entièrement dévouée à son lectorat : « en espérant que cet édito ne soit pas le dernier ». Face à la menace de disparaître, la rédaction se saisit de l’affaire Weinstein pour rappeler la nécessité de sa présence dans l’espace public et légitimer son rôle démocratique : « ces pages ne sont pas un

luxe mais une nécessité ». En ce sens, Causette se construit à la fois un éthos subversif et de responsabilité vis à vis du public (le cœur de la nouvelle charte éthique des journalistes centrée sur la relation entre le média et le lectorat).

Ainsi, le mythe démocratique de Causette se fonde sur la valorisation de sujets qui concernent les femmes, avec un point de vue et une écriture à rebours des canons de la neutralité du journalisme. Il joue ainsi avec les frontières identitaires entre journalisme et militantisme avec une référence à Gloria Steimen et une écriture subjective et engagée.

4.2 Pratique du journalisme et introduction de la valeur du care

Au début de l’éditorial est écrit : « Pour tenter de sauver ce lieu safe pour les femmes, ce

sanctuaire du papier, où elles savent qu’elles peuvent se réfugier et où elles se sentent respectées, accueillies, comprises et protégées » (cette phrase prend tout son sens dans le contexte de l’affaire Weinstein où l’insécurité des femmes est soulignée). Lorsque Causette dresse le portrait de ses lectrices et des attentes qu’elles ont vis à vis de la rédaction, le magazine se construit une image particulière. Le média papier est décrit ici comme un « lieu

safe », « de refuge » et la rédaction comme une entité tournée vers ses lectrices pour les accueillir, les comprendre et les protéger. Les lectrices sont présentées comme des femmes qui dépendent et qui ont besoin du média. A ce titre, le rôle qui est dessiné de Causette semble renvoyer à une pratique singulière du journalisme qui dépasse la simple nécessité d’informer et pourrait être associée à une pratique du care. Selon la philosophe Sandra Laugier, l’éthique du care est une « attitude morale de souci des autres, d’attention, ou encore

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70 Ce passage rejoint l’analyse de discours sur l’identité de genre de Causette : la subjectivité de la rédaction

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des pratiques de soin à autrui »71. La déontologie du journalisme qui est un discours éthique semble ici recouvrir un sens particulier, une autre forme de moralité politique, venant pallier « la dépendance et la vulnérabilité, points aveugles de l’éthique de la justice » selon l’auteure. La valeur du care, traditionnellement associée au foyer domestique gagne alors les pratiques professionnelles.

Ainsi, le mythe démocratique défendu par le magazine, autour de l’égalité femme-homme, se précise ici à travers une relation politique de bienveillance à l’égard des lectrices. La rédaction se construit un ethos de responsabilité et légitime son rôle dans l’espace public. Le discours déontologique souligne la relation de proximité et de dépendance qui existe entre

Causette et son public, les « copines de Causette » pour reprendre une expression qui a été employée par Iris Deroeux.

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