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Partie 2 La figure médiatique du père : invention, production de savoirs et rapports de

A. Mise en visibilité des pères et invisibilisation des mères

La mise en visibilité des pères dans les images s’inscrit dans un processus singulier : la reprise d’images photographiques et artistiques réalisées par un homme dans une enquête journalistique menée par des journalistes femmes et féministes89. Ce mouvement amorce un premier geste de circulation des images, de la sphère artistique, la salle d’exposition suédoise, à la sphère médiatique, un mensuel féminin et progressiste français90

. Or, ce changement effectue une transition énonciative autour des photographies. Les images passent d’un « je » masculin, celui d’un photographe, à un « je » des journalistes de Causette dont la subjectivité est assumée dans les productions éditoriales.

Le cadre énonciatif autour des images posé, voici les points principaux qui seront analysés. Tout d’abord, je questionnerai l’émergence d’un nouveau type de représentation des pères qui semble ici être proposé, puis j’interrogerai la disparition de la mère des images et enfin déploierai une approche intersectionnelle en étant sensible aux caractères sociaux de cette figure. Finalement, je proposerai une hypothèse quant à la trajectoire à venir de ces images dans l’espace public.

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Dans la continuité des travaux de Frédéric Lambert88 qui s’inscrit dans ceux de Roland Barthes88, j’aborderai

l’image en lien avec le texte, en considérant que celle-ci est une écriture à part entière qui possède son propre système symbolique.

90

Macé, Éric, et Éric Maigret. « Pourquoi parler de médiacultures ? », Sciences humaines, vol. 170, no. 4, 2006, p 29

Les sociologues nomment « médiaculture » les objets, ici les images, qui circulent d’une sphère à une autre (d’une sphère artistique à une sphère médiatique) dans une dynamique de vulgarisation, au sens positif du terme.

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1. Crise et invention de la représentation des pères

Le titre de l’enquête réalisée par Causette s’intitule « Papa où t’es », en lien avec le cadrage du problème public. Ce dernier convoque les pères à prendre la parole et à s’engager dans leur paternité. Dans le choix des images, Magali Corouge semble mettre en scène une première mobilisation de pères en s’inspirant de modèles suédois. Cette iconographie propose alors une incarnation, soit un scénario possible en réponse au titre du dossier : « voici où se trouvent ou pourraient se trouver les pères ».

Par ailleurs, ce titre pourrait aussi être compris comme un appel à la représentation des pères dans le foyer domestique. Si j’observe les premières formes de circulation de la représentation du congé paternité dans l’espace médiatique, deux types d’images se dessinent. D’une part, une reprise identique de cette série par les magazines L’Obs et Elle dans leur propre enquête, avec la même image de couverture : le père entouré de ballons. D’autres part, un autre type de représentation semble émerger. Il est visible dans les premiers relais médiatiques de la pétition et de la tribune (deux jours après la parution) avec des images stéréotypées d’un père seul avec son enfant avec un gros plan sur des parties spécifiques du corps sans laisser apparaître le visage. Celles-ci semblent appartenir à une banque d’images dans laquelle chaque journaliste serait invité à piocher pour venir illustrer différents papiers.

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(Image tirée du parisien)

Ces deux types de reprises semblent souligner l’absence relative de généalogie photographique autour du père et plus précisément de son intimité et de son quotidien. Ce constat entre en résonnance avec l’article de l’historienne Anne Verjus, au sujet de l’écriture de l’histoire sur la paternité91. Selon l’auteure, cette histoire aurait toujours été écrite sous l’angle de l’autorité juridique et politique du père, laissant dans l’ombre sa présence domestique. En effet, elle affirme qu’il « nous manque surtout en France, une histoire des formes concrètes de leur présence et de leur implication auprès des enfants » et elle ajoute « ce manque, qui reflète en partie nos conceptions de la paternité, fait obstacle à un changement de nos représentations et de nos pratiques ». Ainsi, les images de Johan Bavman seraient une proposition de renouvellement de nos représentations de la paternité en soumettant une tradition esthétique avec une autre forme de mise en images, celle de leur pratique dans l’espace domestique. Or, la mise en visibilité des pères dans ces images paraît être accompagnée de l’invisibilisation de la mère.

2. Invisibilisation de la mère : une inversion des rôles ?

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Dans cette série, la mère n’est présente sur aucune photo, laissant le père au centre de l’image avec ses enfants. Pour autant, l’absence de la femme ne semble pas correspondre à un oubli de ses éventuelles formes de présence. Elle est signifiante dans l’image. En effet, cette « inversion des rôles » où la mère disparaît totalement de l’espace domestique invite à penser son existence ailleurs, en dehors du cadre à la fois photographique et familial. Plusieurs !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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scénarios sont possibles dont le plus probable serait que la femme soit au travail pendant que l’homme reste à la maison durant son congé paternité. A ce titre, la rhétorique entre l’intérieur et l’extérieur est partout présente dans ces images. L’extérieur, ici associé à la mère, est parfois entraperçu par une fenêtre ou suggéré par sa disparition contrairement à l’intérieur, prolongation de la figure du père qui occupe l’ensemble du cadre. Les mises en scène des images semblent alors renverser la construction historique des oppositions genrées entre l’intérieur et l’extérieur, le féminin et le masculin. En effet, l’historien Alain Corbin a mis en lumière une dualité historique des sexes fondée sur des croyances biologiques à ce sujet : « l’extérieur et tout ce qui s’y rapporte est dévolu à l’homme (…) en raison de l’extériorité de ses organes génitaux, tandis que la femme se voit attribuer ce qui relève de l’intériorité conformément à la localisation de ses propres organes génitaux »92

.

Un autre scénario possible de la présence des femmes a été évoqué par Iris lors d’un débat en interne autour de la couverture du magazine du numéro quatre-vingt trois : pendant que l’homme s’occuperait des enfants, « la femme serait en train de boire une bière dans le

canapé ». Bien évidemment, ceci n’était qu’une proposition pendant un débat au sein d’une rédaction visant à exagérer pour provoquer. Pour autant, il ouvre une porte sur les pensées et les débats des journalistes hors champ. A ce titre, selon le sémiologue Frédéric Lambert, le « hors champ » correspond à un espace de rêverie. Dans l’enquête, il pourrait s’agir de celui des femmes journalistes. Selon l’auteur, les contours de celui-ci s’arrêtent à un moment précis pour que l’image « soit socialisée, reconnue par moi et les autres »93

. Ici, par la rédaction, les hommes et les femmes. Mais ce passage demeure très hypothétique. Il vise seulement à montrer que les représentations qui sont données voir découlent de débats et de choix qui ne vont pas de soi.

Dans ces deux scénarios, il s’opère alors une tentative de désolidarisation des liens entre les femmes et les caractéristiques construites culturellement comme féminines. En effet, celles-ci se retrouvent dans les images associées aux hommes et inversement.

Cette proposition photographique incarne une forme de prise de pouvoir des femmes sur leur propre représentation. En choisissant uniquement des photos de pères, Causette contourne la surreprésentation des femmes dans certains espaces sexistes comme la publicité94

où leur mise

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*#!Alain Corbin, Le temps, le désir et l’horreur. Essais sur le 19e siècle, Flammarion, 1998, p 97 *$!Frédéric Lambert, Mythographies : la photo de presse et ses légendes, Edilig, 1986, p155!

*%!Entretien avec Eric Macé dans le cadre de l’Etude ORSE en partenariat avec BETC EURO RSCG juin 2010

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en exposition pourrait représenter une forme de fragilisation. Le magazine donne l’avantage social aux femmes, dans une complicité hasardeuse mais heureuse avec le photographe, de ne pas s’exposer. En retour, des rapports de pouvoir se jouent avec l’intégration des hommes dans l’univers des représentations domestiques.

3. Conclusion

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Ainsi, un mouvement parallèle s’opère entre les genres : de l’invisibilisation des pères au sein du foyer à leur mise en visibilité et inversement pour les femmes. Ce jeu entre visibilité et invisibilité correspond à un retrait direct de la femme comme centre d’objet d’étude vers le sujet qui recherche (la journaliste) tout en pensant sa propre condition avec l’autre (réflexivité). Je pourrai ici faire l’hypothèse que le magazine opère une autre étape dans le féminisme qui dépasse celle présentée par Marlene Coulomb-Gully à propos de l’état de la recherche en SIC à ce sujet : « les raisons historiques de cette focalisation sur les seules femmes sont bien connues : leur invisibilité comme objet a justifié et imposé cette exclusivité, comprise comme un rattrapage nécessaire. Mais ce faisant, le masculin est resté largement impensé »95

. Plus précisément, il se dessine deux régimes de visibilité distincts, dans lesquels la présence des hommes et des femmes se trouve ici redistribuée : la femme disparaît de la focalisation comme objet d’étude sur le genre et se construit en retour une visibilité en tant qu’auteur et sujet de recherche dans le texte. De son côté, l’homme devient une catégorie spécifiée des études de genre et ne représente plus la norme. Ainsi, ce recul des femmes de l’espace iconographique devient le lieu possible de réinvention de la paternité. Pour autant, contrairement aux témoignages sélectionnés, la disparition de la mère semble évacuer quelque peu la construction relationnelle des genres, en procédant à une mise en forme d’inversion des rôles. Or, l’inversion des rôles selon Judith Butler96

(exemple du travesti dans son ouvrage) ne remet pas en cause les normes de genre mais ne fait que les reproduire, sur un modèle inversé.

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95 Marlène Coulomb-Gully, « Féminin/masculin : question(s) pour les SIC », Questions de communication [En

ligne], 17 | 2010, mis en ligne le 21 septembre 2015, consulté le 30 septembre 2016. URL : http:// questionsdecommunication.revues.org/383 ; DOI : 10.4000/questionsdecommunication.3

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B. Stéréotypes sociaux et représentations de la rédaction : une approche intersectionnelle