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Partie 1 La construction médiatique du problème public sur le congé paternité : la

A. Etude de la construction du mouvement social autour du congé paternité : saisir sa

3. Réception du sujet au sein de la rédaction et mobilisation interne

Si la mobilisation d’Iris a été décisive, elle ne suffit pas pour appréhender les conditions de l’émergence du congé paternité dans la rédaction. Je tenterai ici de mettre en perspective la démarche d’Iris avec l’étude de l’organisation générale du magazine en portant une attention particulière aux rapports de pouvoir, aux intérêts de chacun et enfin au mode d’organisation qui a été mis en place pour promouvoir la question du congé paternité. Ainsi, je soulignerai les intérêts qui ont animés le groupe autour de ce sujet et quelles formes de solidarité et de croyance ont réunies les journalistes.

En plus de la position de pouvoir symbolique d’Iris (rédactrice en chef), l’organisation générale de la rédaction a semblé représenter un facteur de facilitation de l’émergence de la question congé paternité en interne. A ce sujet, Iris et Anna ont décrit leurs conditions de travail de la même façon :

Anna

« Si ça t’intéresse, je peux te dire que chez Causette on est très dans l’autogestion, à partir du moment où le travail est fait, on est libre de nos horaires et de notre emploi du temps. Il y a une grande confiance entre nous

comme on est une petite équipe. »

Iris

« Voilà, et puis à ça s’ajoute beaucoup de discussions en one-to-one, notamment avec ma rédactrice en chef puisque l’on travaillait en binôme plus qu’en hiérarchique. »

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Anna Cuxac et Iris Deroeux ont toutes les deux évoqué la relative absence de hiérarchie dans la rédaction et la « confiance » que chacun porte dans les autres. Ces conditions semblent offrir une liberté des journalistes dans le choix des sujets. Par ailleurs, la marge de manœuvre d’Iris est d’autant plus significative que l’accueil du congé paternité était mitigé au départ.

Iris

« Il y a quelques personnes qui étaient un petit peu dubitative quoi. Il y a certains qui ne voyaient pas trop bien où était l’urgence. Personne ne s’y opposait du tout, mais certains ne pensaient pas du tout que c’était un sujet

qui ferait du bruit ou intéresser autant de monde »

Comme le souligne Iris, le caractère « urgent » de cette question sociale (mériterait ou non d’être débattue sur la scène publique) n’a pas fait l’unanimité, même au sein d’un petit magazine. Seulement quelques journalistes se sont regroupées autour d’intérêts partagés. Mais avant, je souhaiterais présenter l’équipe de travail d’Iris, décrire le processus de mise en commun des ressources et de la répartition des tâches éditoriales.

Anna Cuxac (journaliste et community manager) et Maëylis (community manager) ont profité de leurs échanges réguliers avec la communauté de Causette sur Facebook pour obtenir des témoignages de pères en ligne par l’intermédiaire des lecteurs ou des lectrices. Elles ont ainsi pris en charge le traitement des témoignages et la rédaction de la première partie de l’enquête, dédiée à la mise en récit du quotidien des pères. Sarah, la rédactrice en chef adjointe et responsable des pages cultures, a imaginé un dispositif de mise en visibilité de l’enquête, dans la continuité des interviews des pères, en faisant signer une tribune à des « stars masculines ». Elle était ensuite en charge de mobiliser son réseau pour recueillir des signatures ainsi qu’Anna, Maëylis et des pigistes qui travaillent régulièrement avec Causette. Magali, responsable photo, s’est occupée indépendamment des choix iconographiques. Enfin Iris, en charge des sujets sociétaux et politiques, a supervisé l’ensemble du projet et s’est chargée de la partie dite « théorique », à savoir où en est la recherche sur le congé paternité aujourd’hui. Chaque acteur a mis à profit son domaine de compétence (spécialisation selon la rubrique et le poste occupé) au service de la réalisation d’une enquête journalistique et de la création d’un dispositif de publicisation du congé paternité pour qu’il devienne « prenant » dans l’espace public. Si la répartition du travail a été réalisée dans une forme de rationalisation des compétences des quelques journalistes engagées et orchestrée par un acteur de pouvoir Iris Deroeux, ce regroupement d’acteurs s’est cristallisé autour de certaines croyances. A ce titre,

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Erik Neveu31 complète sa définition du mouvement social de la façon suivante : « des personnes ayant souvent en commun un intérêt ou une profession ont une revendication à faire valoir. Elles se mobilisent et utilisent des armes diverses ».

Au sein de la rédaction Causette, les intérêts des journalistes pour la question du congé paternité n’étaient pas tout à fait de même nature. En effet, leur situation personnelle (mère ou non), leur position dans l’entreprise (poste chez Causette) et l’état de leur carrière professionnelle différaient. Néanmoins, elles semblent s’être regroupées autour de croyances collectives. Iris comme Anna ont souligné les mêmes arguments pour justifier leur engagement dans cette cause :

Iris

« J’aimerais bien que l’on fasse un dossier et que l’on se positionne. Tu vois, ici, typiquement, je disais que

pour faire du bruit, il faut que l’on se positionne, pas juste on fait un papier »

Anna

« Je pense que ce sujet congé paternité c’est vraiment le plus gros coup éditorial qu’elle ait fait durant son

année enfin que nous ayons fait depuis pas mal de temps (…) j’ai trouvé que c’était un sujet concernant. Quand tu es journaliste, tu as toujours envie de dénoncer les injustices (…) Là je vois que c’est un sujet qui interpelle car énormément de personnes ont des gosses ou se posent la question d’avoir des gosses donc c’est un sujet de société qui allait marcher, que c’était un combat très juste et qu’il n’y a pas de petit combat féministe en fait tu

vois… »

En effet, les raisons d’être de cette mobilisation en interne reposaient sur de nombreuses croyances partagées à la fois politiques, sociales et communicationnelles. Celles-ci étaient les suivantes : la validation du congé paternité en tant que cause « juste » et féministe, la reconnaissance de sa portée (sa capacité à toucher un plus grand nombre de personnes) et une vision du rôle du journalisme commune (pas seulement informer mais aussi se positionner politiquement). Ainsi, ces croyances semblent dépasser le clivage souligné par Erik Neveu : « comment restituer les raisons d’agir des individus mobilisés en sortant de la fausse alternative au calcul cynique ou intéressé, ou de l’explosion des frustrations et des émotions ? »32. Ici, l’investissement dans une cause dite « concernante » pour le lectorat est à la fois la projection d’une émotion personnelle vécue par Iris et supposée partagée par un plus grand nombre et en même temps un pari sur un sujet susceptible de « faire le buzz » sur la !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

31

!Erik Neveu, Sociologie des mouvements publics, Edition de la découverte, 2005, p5! 32

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scène médiatique. De la même manière, la volonté d’Iris de toucher les hommes résulte à la fois d’une frustration personnelle de ne pas les voir suffisamment impliqués dans leur paternité tout en élargissant stratégiquement la cause au-delà de leur lectorat habituel. Ainsi, ces croyances sont des moteurs d’engagement à la fois personnels et professionnels qui correspondent à une vision singulière du journalisme.