• Aucun résultat trouvé

Partie 1 La construction médiatique du problème public sur le congé paternité : la

A. Genre, point de vue et statut journalistique

2. Identité féminine et anthropomorphisation du journal

2.1 Analyse du processus d’anthropomorphisation du magazine : la figure de Causette

Le magazine s’incarne dans un personnage particulier, Causette. Mais qui est vraiment cette Causette ? Lors de mon entretien avec Iris, j’ai pu avoir accès à l’imaginaire que les journalistes investissent derrière ce personnage ambigu qui peut paraître énigmatique pour un magazine féministe. En effet, cette figure peut renvoyer à « Cosette », célèbre personnage de roman des Misérables de Victor Hugo, une jeune fille de maison maltraitée. Aujourd’hui, ce

! &"

nom signifie généralement dans le langage courant une personne « qui se fait passer pour une victime ». Mais selon la journaliste, il s’agit « du brin de Causette », cette fois-ci plus méliorative pour les femmes.

Iris

« Ça a toujours été l’idée du brin de Causette tu vois, le cercle de discussion, et finalement une idée qui est assez

ancienne, non seulement dans les sociétés matriarcales en tout cas dans les groupes qui font attention aux femmes ou les groupes de femme plus précisément. C’est l’idée de s’asseoir entre femmes et sortir certaines

choses. »

Si cette référence signifie des discussions familières et informelles, la rédaction semble avoir quelque peu adapté son sens, en l’associant à des temps de parole réservés aux femmes. En effet, elle y ajoute l’idée des sociétés matriarcales pour faire de ces discussions, presque clandestines, des lieux de prise de pouvoir des femmes par la parole. Du point de vue des systèmes de parenté, le matriarcat correspond aux sociétés matrilinéaires, un système de filiation dans lequel chacun relève du lignage de la mère. Pour Iris, c’est le statut de la parole et l’idée de réunion entre femmes qui paraissent centraux derrière le mot « Causette ». L’association d’une figure à un magazine témoigne alors d’un processus d’anthropomorphisation du média que je vais tenter d’éclairer dans l’analyse de la couverture. Je verrai en quoi ces récits portés en interne prennent vie dans celle-ci.

La couverture ne fonctionne pas seulement comme un texte ou une image d’information mais elle semble aussi représenter la façade, soit la partie la plus visible ou la première impression, au sens goffmanien du terme57

, du personnage de Causette qui y prend corps. Si l’on observe les dix dernières couvertures du magazine58

, elles possèdent une structure qui se répète : elles sont construites comme un être de papier plutôt épais, avec une couleur unie en toile de fond, un titre qui fait figure « de prénom », une signature qui serait une forme de présentation formelle, une figure au centre (l’incarnation mensuelle de Causette qui prend forme en fonction d’un sujet phare traité dans le numéro) et enfin tout un ordre du jour textuel qui gravite autour de cette figure comme si elle était transversale à tous les sujets présentés. Cette structure permanente construit une identité de genre féminin singulière de Causette. Tout d’abord, la volonté de mettre en scène une représentation ouverte de la femme qui change d’apparence chaque mois montre que le féminin n’est pas un caractère fixe mais qu’il est au contraire pluriel. Il ne se réduit pas à quelques stéréotypes. Par ailleurs, la signature, !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

! &#

« plus féminine du cerveau que du capiton »,construit une idée du féminin qui ne se cantonne pas à des caractéristiques physiques. Celle-ci prône au contraire une lecture du monde féminin (au sens d’une attention portée aux enjeux autour du genre) dans chaque fait d’actualité avec un regard sur les évènements conditionné par les expériences quotidiennes des femmes.

Ainsi, le processus d’anthropomorphisation de Causette s’est constitué autour d’une réflexion sur le corps : la couverture du magazine comme espace où prend forme cette figure et s’écrivent les diverses représentations du personnage. Les constructions de l’énonciation éditoriale et les représentations de la femme incarnent des tentatives de déconstruction et de reconstruction permanente du genre féminin. Pour reprendre l’expression de Judith Butler, la couverture serait le lieu où se joue « une stratégie pour dénaturaliser et resignifier les catégories relatives au corps (…) qui sème le trouble »59

. Après avoir analysé la mise en forme de la couverture de Causette, je vais désormais étudier comment « elle » prend la parole dans l’éditorial et met en scène un lien avec ses lectrices (mise en évidence de son « contrat de lecture »60

).

2.2 Contrat de lecture et relation avec les lectrices

Au regard du contexte décrit précédemment, le magazine a été conduit à expliciter son « contrat de lecture ». Ici, je poursuivrai l’analyse du processus d’anthropomorphisation de

Causette dans l’éditorial. Elle reposera sur l’étude de l’éthos de cette figure et soulignera la relation qui est construite avec le lectorat.

Voici quelques précisions sur la scène d’énonciation : il s’agit d’un discours journalistique qui prend forme dans un texte spécifique, l’éditorial, dont la scénographie évoque une femme qui écrit à des amies sur le mode de la confession. De la même façon, « l’image du texte »61 renvoie au format de la lettre papier (un titre, le corps du texte, une formulation pour clore l’écrit et une signature). Le mythe des sociétés matriarcales évoqué par Iris semble être ici réactualisé à travers la mise en scène du « contrat de lecture »62

. Causette,

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 59

Judith Butler, Trouble dans le genre, La découverte, 2006, p56

60 Pierre Gonzales, « Production journalistique et contrat de lecture : autour d'un entretien avec Eliseo Veron », Quaderni, no.29, 1996, p51-59

61 Emmanuël Souchier, « L’image du texte : pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Médiologie, URL :

http://www.mediologie.org/cahiers-de-mediologie/06_mediologues/souchier.pdf, consulté le 23/02/2018, p138

62 Pierre Gonzales, « Production journalistique et contrat de lecture : autour d'un entretien avec Eliseo Veron », Quaderni, no.29, 1996, p51-59

! &$

être de papier, prend la parole comme si « elle » écrivait une lettre à une amie63. Ce choix est signifiant car la lettre évoque une production personnelle écrite de sa propre main qui participe à l’humanisation du personnage de Causette. A ce titre, elle signe la lettre de son nom et représente une figure unificatrice et responsable du texte qui englobe la pluralité des voix de la rédaction. Ainsi, l’éditorial renforce la relation de proximité avec le lectorat où le « contrat de lecture », met en forme (au sens de mettre en scène) la relation particulière du journal avec son public : des écrits intimes entre femmes.

En effet, la personnalisation de Causette cherche à instituer une relation singulière avec ses lecteur.ices. En se faisant passer pour une personne, elle tente de créer les conditions d’échange évoquées autour du brin de Causette. L’oralité du texte, avec une ponctuation expressive et un registre familier, imite les rituels de transmission orale de femmes à femmes. A ce titre, Causette parlant à ses lectrices de la crise économique du magazine « mais je dois

vous l’avouer : j’ai toujours bien aimé l’humour noir qui façonne les ironies du sort. Ces blagues à papa du destin. Faciles et pas drôles ! ». Par ailleurs, si au début du texte le « je » de Causette se distingue du « vous » des lectrices, les deux pronoms personnels finissent par fusionner dans un « nous » qui favorise le processus d’identification des lectrices à cette figure et facilite l’incorporation de son discours. En effet, lorsque Causette se décrit, elle désigne les lectrices et inversement. Par exemple au sujet de l’affaire Weinstein : « dans le

même temps, des femmes comme vous et moi commençaient à témoigner des violences sexuelles subies ».

Les hommes ne sont donc pas présentés comme des interlocuteurs potentiels : le magazine est écrit par des femmes et pour les femmes. Mais comment un problème public à propos des hommes pourrait-il naitre au sein de la rédaction ? A ce titre, l’analyse de l’éditorial permettra de souligner un éventuel déplacement de la position de Causette dans l’enquête et une ouverture vis à vis des hommes.

Finalement, cette réflexion autour du genre est singulière dans le champ journalistique où « l’idéologie de la neutralité », terme employé par Eliseo Veron, se trouve remis en cause par le fait d’assumer un point de vue féminin sur l’actualité incarné par Causette, figure fédératrice. Le féminin est présenté comme un caractère construit, muable et pluriel que je souhaiterais dès à présent mettre en perspective avec le masculin.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

63 Voici quelques précisions techniques sur l’analyse de discours pour souligner le processus

d’anthropomorphisation de Causette. Le discours est construit sur un plan embrayé : avec l’utilisation de la première personne du singulier, l’emploi à la fois du passé composé et du présent et la présence de nombreux marqueurs déictiques.

! &%