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L’ample mouvement artistique et intellectuel de la Renaissance est couramment appelé « humanisme ». Or, la laïcité est fréquemment associée à la pensée dite humaniste. Nous aurons donc à comprendre ici en quoi consiste cet humanisme, et en quoi la laïcité peut en relever.

Erasme se penchant sur les inscriptions latines sur les vieilles pierres de Rome puis étudiant les auteurs antiques, notamment Cicéron, participe de la dimension première de l’humanisme de la Renaissance. Que signifiait ce retour aux « Anciens » ? Pour des hommes des XVème et XVIème siècles, cela constituait d’abord une entreprise d’émancipation. En effet, la pensée médiévale s’était développée sous l’autorité de l’Eglise. Les textes qui faisaient l’objet de lectures et d’études étaient limités – Pères de l’Eglise, commentaires chrétiens de la Bible et de certains auteurs profanes – et les interprétations étaient contrôlées. Cet affranchissement se fit donc par diversification des textes ainsi que par cette démarche nouvelle de retour aux écrits dans leur langue d’origine, c’est-à-dire vierge de toute interprétation. Le savant s’en remettait désormais à son intelligence, à sa liberté pour comprendre, refusant le filtre des commentaires autorisés. Si la laïcité se réclame de l’humanisme, ce peut donc être en ce premier sens

33 d’affirmer le droit de chacun d’accéder aux objets de savoirs, de produire ses interprétations, de forger ses opinions par l’exercice libre de son esprit en l’absence de toute autre tutelle.

Mais, par cette démarche, les « humanistes » découvrirent ou re-découvrirent la pensée antique. Ce fut pour eux sans doute une première expérience de l’altérité. La lecture de Marc- Aurèle, ou de Sénèque, leur révéla des sagesses, des sensibilités non chrétiennes alors qu’eux- mêmes vivaient dans un monde saturé de références, de représentations, de valeurs issues de l’histoire de l’Eglise catholique. Ils purent être intéressés par la nouveauté des doctrines des philosophes (l’atomisme d’Epicure qui introduisait le hasard dans la destinée humaine, ou le panthéisme stoïcien par exemple), et sans doute bouleversés par la rencontre de sensibilités proches, par-delà les siècles, ainsi que par celle d’esprits lointains en apparence dont ils pouvaient partager les peurs, les raisons, les intuitions.

Ce caractère ambivalent de la relation construite avec ces autres me paraît déterminant pour l’idée future de laïcité. Faire l’expérience des différences sans comprendre les similarités a pour conséquence d’exclure de l’humanité – chacun a ses barbares. Mais combiner reconnaissance des différences et du commun permet de relativiser son mode de vie, ses opinions, et de construire une idée plus englobante, plus profonde de ce qu’est l’humanité. C’est la rencontre de l’Autre qui permet de changer de regard sur soi, de se comprendre. Constater la contingence de ses croyances ou habitudes est la deuxième leçon laïque de l’humanisme de la Renaissance. D’ailleurs, Claude Lévi Strauss associait la découverte des textes anciens et celle des hommes du nouveau Monde dans un même mouvement32.

A ce titre, il n’est pas surprenant que les Essais de Montaigne soient ponctués de citations latines ou grecques et que l’on y lise également le très fameux chapitre « Des

cannibales ». Fallait-il que les yeux de ce philosophe eussent été dessillés par la fréquentation

des auteurs antiques pour qu’il voulût bien reconnaître une commune humanité dans ces hommes si dissemblables de lui-même ? Et davantage encore, trouver l’occasion dans cette expérience d’éclairer les turpitudes des mœurs européennes. Pour la pensée de la Renaissance, la reconnaissance de la diversité des cultures n’est pas un obstacle à l’affirmation de l’idée d’humanité. Au contraire, elle en est le révélateur. Or, nous verrons que tout un courant anti- laïque d’inspiration socio-anthropologique rejette l’universalisme au nom du respect des différences ethnologiques indépassables. Pour la pensée humaniste, il s’agit là d’un contresens historique. Elle-même, toutefois, ne peut être quitte du caractère limite de sa position, abritant

34 une nouvelle antinomie, tentant de concilier liberté d’être différent et nécessité de dépasser les différences. Nous rencontrons donc ici un moment décisif de la réflexion autour de la laïcité relevant de deux interprétations de cette rencontre de l’altérité au XVIème siècle qui courent encore dans le débat contemporain.

Allons plus loin dans l’analyse de cette idée d’humanité telle que contribue à la construire les « humanistes ». Il ne s’agit pas pour eux d’une caractéristique naturelle mais culturelle au sens de Cicéron pour qui la culture est ce qui parachève les qualités naturelles de l’homme et le rend digne de ce nom. L’humanité devient alors un idéal à réaliser, on s’y initie par l’étude des humanitas c’est-à-dire par l’étude des plus hautes réalisations de l’esprit humain, celles qui nous font d’autant mieux prendre conscience de l’universel qu’elles nous bouleversent grâce à ce qui nous est apparemment le plus lointain. Quelle fortune eut cette conception dans le devenir de l’idée laïque en France ? Dès lors que l’on admet que l’humanité s’acquiert, son corollaire ne peut être qu’une certaine idée de la pédagogie. Une éducation humaniste sera alors une éducation proprement humanisante. Rabelais, Montaigne notamment ont œuvré pour un dépassement des méthodes médiévales et scolastiques d’apprentissage plaidant pour une éducation libérale visant l’épanouissement de l’individu, le développement de l’esprit critique opposé à l’accumulation de connaissances livresques, aux pratiques avilissantes du châtiment, ou à l’obéissance aveugle aux doctrines, en des pages devenues classiques. La laïcité française se réclame explicitement des moyens et des fins d’une telle éducation humaniste s’attachant à préserver et accroître la capacité de jugement de chaque homme en l’éloignant du dogmatisme et du fanatisme. On rejoint ici une des raisons essentielles du lien particulier, aux yeux de ce que l’on nommera les Républicains, entre l’école et la laïcité en France.

Un autre aspect de l’humanisme de la Renaissance peut être évoqué pour son rôle dans la formation de l’idée laïque en lien avec la remarque précédente. Les humanitas, c’est-à-dire l’étude des langues, des littératures et des civilisations, ne constituent pas l’unique domaine du savoir. Il convient d’y ajouter le développement considérable des sciences à la Renaissance ; il est conjointement le fruit des progrès techniques d’observation (invention du télescope par Galilée par exemple) et, surtout, de l’affranchissement des interdits religieux (progrès de l’anatomie grâce aux dissections, remise en cause du modèle géocentrique…). Cette période constitue un moment clé de la différenciation entre croyance et savoir. Il n’est pas anodin que la science de la Renaissance fût une science mathématique, c’est à dire une science dont la validité logique peut être jugé par chacun de manière universelle. L’astronomie s’y distingue

35 définitivement de l’astrologie, l’alchimie de la chimie. Les savants se constituent en communauté scientifique au sein de laquelle les débats ont lieu sur des bases rationnelles s’émancipant progressivement des instances ecclésiales. La révolution copernicienne s’opère, même sous l’étouffoir de l’Eglise – l’héliocentrisme ne sera reconnu par celle-ci qu’en 1750. Cette révolution n’a pas qu’une signification astronomique mais également philosophique : si l’homme n’est plus placé au centre de l’univers par son créateur, alors il n’est plus au centre d’un projet, d’une finalité prédéterminée. Il lui appartient de donner du sens, par lui-même, à sa présence. Ainsi comprend-on combien les fondateurs de la laïcité ont pu s’inscrire dans l’héritage de cette libération de l’esprit des tutelles religieuses, mouvement dont les débats actuels autour des théories créationnistes notamment montrent l’importance.

Concernant plus directement le rapport à la religion, ce XVIème siècle est également celui de la Réforme qui conteste l’exclusivité de l’accès aux textes et à leur interprétation aux clercs, au profit des laïcs. Il y a une sécularisation de l’acte de lecture. Encore plus largement, la doctrine luthérienne s’affranchit de l’autorité papale, plaçant dans l’esprit ou le cœur de chaque homme le repaire et le critère de sa foi. Ne prête-t-on pas ce mot au réformateur de la diète de Worms devant ceux qui le jugent : « Je ne puis ni ne veux faire autrement car il n’est ni sage ni prudent d’agir contre sa conscience. » Cette référence à la conscience – quoique s’inscrivant bien entendu ici dans la pensée d’un croyant – constitue une des premières affirmations modernes de cette scène intérieure, de cette instance éthique. Par un mouvement historique fréquent, comme s’il obéissait à une loi de l’esprit, les mouvements d’ouverture s’accompagnent, voire parfois s’altèrent eux-mêmes, en résurgences dogmatiques. Aussi ce XVIème siècle est-il également celui de l’intolérance religieuse, des guerres de religions, du fanatisme, des tribunaux d’inquisition de toutes obédiences. Là se trouve une dernière leçon majeure pour la pensée laïque l’amenant à porter au plus haut la liberté de conscience comme à conserver, nouvelle antinomie, une méfiance, une prudence à l’égard des opinions religieuses qu’elle ne considère pas comme des opinions comme les autres. Que la France fût le théâtre privilégié de ces conflits durant près d’un siècle, auquel on devra ajouter les résurgences du début du XVIIIème siècle, a sans doute eu une influence décisive sur la conception française de la laïcité : ce traumatisme expliquant en partie ce que ses adversaires nomment une certaine radicalité dans l’application des lois encadrant les relations de l’Etat et des religions.

A l’issue de cette revue de l’humanisme, fidèle à mon projet, je retiens des acquis mais également des éléments problématiques qui me semblent pouvoir éclairer l’actualité du débat autour de la laïcité : deux interprétations de l’expérience de la différence entre essentialisation

36 de celle-ci ou dépassement inverse vers l’universel, la place de la liberté en éducation – moyen ou fin -, le statut des opinions religieuses entre banalisation et vigilance, et reconnaissance ou non-reconnaissance de la possibilité d’une épistémologie c’est-à-dire d’un discours rationnel définissant les critères de la vérité scientifique la distinguant de la croyance.