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L’héritage de la pensée républicaine de la laïcité

Deux philosophes incarnent et revendiquent, parmi d’autres, la conception classique de la laïcité dans la postérité de Condorcet et Ferry : Henri Pena-Ruiz et Catherine Kintzler. Je m’appuierai sur eux pour présenter brièvement quelle réappropriation contemporaine ils mènent de cette pensée républicaine- sans toutefois reprendre les analyses menées dans la partie historique de ce mémoire, et ce faisant, j’identifierai des réponses qu’ils apportent aux questions soulevées par les critiques que je viens de définir.

Le mouvement d’ensemble de cette reprise contemporaine est celui d’une épure du concept de laïcité. Sans renoncer à un contenu substantiel – liberté absolue de conscience, souci de l’universel, pensée de l’éducation, éthique laïque – il s’agit pour eux de montrer combien la laïcité peut encore – et peut-être d’autant plus - représenter un idéal dans une société caractérisée par un éclatement axiologique, et des identités culturelles multiples. Pour cela, il faut revenir aux fondements du principe de laïcité. Kintzler montre que la laïcité repose d’abord sur une théorie du lien politique. A une société obsédée par la sacralisation du lien à travers les rites ou l’invocation des « valeurs » confinant parfois à la nostalgie d’une religion civile, elle oppose un « vide expérimental », un « moment théorique qui produit un sujet politico- juridique », un « dépouillement » préalable à toute association politique. Avant le contrat social, il n’y a que des « atomes », pas de groupes, d’appartenances, de fidélités en amont du politique : tel est l’austère et révolutionnaire postulat laïque. Ce lien paradoxal se constitue par la suspension de tout lien : « le motif de chacun pour entrer dans l’association est précisément de conquérir et de sauvegarder sa singularité, ce qui le délie des conglomérats traditionnels88. » Pour sauver la liberté de l’homme en moi, je deviens citoyen. Cette affiliation minimale et inaugurale permet le dépassement de toutes les autres. Celles-ci n’ont pas à être « reconnues », elles sont, en régime laïque, en dehors de la loi. Par un même mouvement, paradoxal, elles s’en trouvent préservées et relativisées. La citoyenneté républicaine est la médiation nécessaire par laquelle je suis homme avant d’être chrétien, juif, musulman, libre penseur etc… Ainsi l’opposition entre régime laïque et régime de tolérance est-elle une thématique centrale dans la pensée contemporaine de la laïcité républicaine. En régime de tolérance, la forme du lien est religieuse.

78 Par ailleurs, ces républicains d’aujourd’hui, héritiers des radicaux de gauche, tentent d’éviter deux dérives contradictoires du concept de laïcité. La première dérive consiste à vouloir étendre à l’autorité publique le principe qui vaut pour la société civile : ce serait la voie des « laïcités ouvertes » ou « inclusives », des accommodements pour reconnaître les communautés comme agents politiques. L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir appliquer à la société civile l’abstention que la laïcité impose à l’autorité publique : ce serait une remise en cause de la liberté d’expression. L’enjeu du discours républicain est de tenir la laïcité éloignée de l’une et de l’autre. Il s’agit ici d’en revenir encore au principe, aux fondements : la loi de 1905, dans toute sa clarté, affirme la liberté de conscience et la séparation des Eglises et de l’Etat.

A propos de la liberté, un axe majeur de ces républicains est également de préciser, dans le cadre d’une pensée de l’éducation, que la liberté ne peut jamais être que seconde. Si la laïcité à l’école est si centrale, c’est bien parce que « les élèves présents à l’école ne sont pas des libertés constituées mais des libertés en voie de constitution »89, et que l’école est une institution

productrice de liberté. Kintzler ne craint pas d’affirmer que « l’enfant y fait l’expérience de sa souveraineté absolue » en n’attendant que de son propre esprit la reconnaissance de l’erreur et du savoir. Par la révision intellectuelle, il s’institue lui-même comme sujet.

Cette « position critique » où la pensée se rend compte de son immanence à elle-même n’est pas une glorification individualiste dénoncée par Mabilon et Bonfils par exemple. Au contraire, elle est ce qui me fait reconnaître l’autre comme mon semblable et m’inscrire dans la communauté de la pensée, une « République des lettres ». La laïcité intérieure commence avec cette distance critique, cette capacité réflexive, un doute. Encore importe-t-il de s’entendre sur ce dernier terme. Kintzler distingue le doute d’opinion qui consiste à considérer que toute vérité est inaccessible car relevant d’une autre ordre que celui de la raison – ce qui conduit à la pensée magique ou religieuse -, ou bien qu’elle n’existe pas – ce qui conduit au relativisme, et une « dialectique du doute » où celui-ci est le mouvement même de la connaissance. Le doute d’opinion est consubstantiel à l’idée de tolérance alors que le doute socratique est lié à la laïcité. Kintzler comme Pena-Ruiz en appellent aux « humanités » pour cultiver cette distance critique, cette rupture de l’esprit avec lui-même par la confrontation avec ce qui nous est le plus éloigné. Ils définissent ainsi les enjeux de la culture qui empêche de réduire la laïcisation à un « désenchantement » du monde au terme duquel seuls l’utilité, le profit et la marchandisation demeureraient.

79 Retenons, pour finir et en raison de leur centralité dans les critiques de la laïcité, deux axes forts de la pensée républicaine contemporaine. Le premier est la revendication d’une liberté absolue de conscience au nom de laquelle la laïcisation est à poursuivre, je l’ai longuement évoquée. Le deuxième est une réponse aux critiques socio-antropologique et anglosaxonne, il s’agit de la relativisation de la différence. Pena-Ruiz développe des arguments pour montrer combien le prétendu « droit à la différence » peut être une assignation au conformisme familial, communautaire. Il réclame, au contraire, un « droit à être différent de sa différence » rejoignant les analyses de Kintzler sur la citoyenneté. Plus largement, les défenseurs de la laïcité républicaine entendent résister à la subordination du politique aux « valeurs » de la société actuelle. A quoi servirait-il d’avoir préservé les hommes de la puissance publique, pour les livrer à la tutelle des représentations collectives, des pressions sociales, des « valeurs » véhiculées par les médias ou la publicité ? Seraient-ils plus libres en étant reconnus pour ce que les instituts de statistiques disent d’eux ? Comme il existe des « postes à profils » dans les entreprises et les services publics, « des citoyens ou des élèves à profils » sont-ils compatibles avec la liberté et l’égalité ? A ceux qui renverraient de telles craintes à « l’abstraction » de l’universel républicain, Kintzler croit pouvoir répondre par un renversement : la liberté de celui qui hérite d’une spiritualité sans jamais avoir dû ou pu la mettre à distance est bien abstraite, ce n’est qu’une idée sans réalité. En revanche, la laïcité permet une liberté très concrète, dans les faits.

Les fondateurs de la République ignoraient les deux formes opposées et convergentes de totalitarisme que le XXème allait connaitre. Pourtant, le principe de laïcité qu’ils avaient forgé prend tout son enjeu sous cet éclairage. L’homme n’est ni absolument enraciné, ni absolument déraciné. Il n’existe pas sans appartenance, il n’existe plus si on l’y réduit. Le régime laïque installe une dualité libératrice, une « sorte de respiration » écrit Kintzler. Par le double espace – sphère publique et privée -, l’élève, le citoyen échappe aussi bien à la pression sociale qu’à une uniformisation d’Etat. Chacun peut ainsi échapper au contrôle de son existence.

Ce travail de lecture des thèses en présence dans le débat public contemporain va désormais servir de cadre théorique pour identifier les conceptions de la laïcité des enseignants

80 stagiaires. Si dans leur exposition juxtaposée, je n’ai peut-être qu’insuffisamment pu montrer les dynamiques conceptuelles qui les articulent, il est temps, au moment de conclure cette première partie théorique, de les replacer dans une problématique.

Les origines de la laïcité comme le débat public contemporain se construisent autour de notions-clés et de questions : comment permettre à chacun d’être différent des autres ? Est-ce par la politisation des particularismes socio-culturels comme pour G. Zoïa et B. Mabilon- Bonfils, ou par la constitution d’un espace politique réservé au commun comme chez H. Pena- Ruiz et C. Kintzler ? Quelle organisation entre le religieux et le politique ? Les lois actuelles en France s’inscrivent-elles bien dans la recherche de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ou s’en sont-elles détournées pour une laïcité radicalisée, hostile aux religions, et dogmatique ? Le modèle anglo-saxon réservant une place importante à la morale et au sentiment religieux ne permet-il pas un vivre-ensemble plus harmonieux ? Doit-on, avec J. Baubérot, appeler à « un nouveau pacte laïque » ?

Le questionnaire rédigé s’est donné pour but de faire émerger les réponses des enseignants stagiaires à ces questions soulevées par l’actualité politique et intellectuelle comme par l’histoire même du concept de laïcité.

Le corps enseignant, et tout particulièrement sa composante « instituteurs », est historiquement très lié en France à l’émergence et à la défense de la laïcité. Toutefois, s’il fut autrefois assez homogène politiquement, on sait aujourd’hui que son unité est considérablement moindre et qu’il serait, en outre, touché par une relative dépolitisation. Les convictions laïques seraient-elles indemnes de ces changements, de cette diversification des profils sociologiques, de la féminisation du métier, des débats actuels sur la laïcité ?

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Deuxième partie : Les conceptions des

enseignants stagiaires

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I.

Méthodologie