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La critique socio-anthropologique

Cette critique de la laïcité se différencie des précédentes par son caractère intellectuel, universitaire et par une contestation faite au nom de l’égalité et du respect des différences. Elle entend se situer à l’opposé politique de logiques identitaires et c’est, d’ailleurs, à travers le filtre de cette instrumentalisation de la laïcité qu’elle analyse le concept lui-même de laïcité. Cette place centrale, dans sa démarche, accordée aux interprétations par l’opinion plutôt qu’au concept correspond à la position méthodologique des sciences humaines dont sont issus les représentants de ce courant.

70 J’ai en ai trouvé, dans un ouvrage récent, une illustration exemplaire, je m’y réfèrerai dans l’ensemble de ce passage. Il s’agit de La laïcité au risque de l’Autre (2014) de la sociologue B. Mabilon-Bonfils de l’université de Cergy-Pontoise et de G. Zoïa qui enseigne l’anthropologie à l’université de Montpellier. Les deux auteures dénoncent, par une mise en cause rétrospective, la conception républicaine de la laïcité comme cause de la version identitaire actuelle. Selon elles, la xénophobie de celle-ci était en germe dans l’universalisme de celle-là ; les inégalités sociales et l’échec scolaire s’expliquent par la fausse neutralité sociale et politique affichée par l’institution scolaire ; la morale laïque se transforme en instrument d’agression des minorités ; et la prétendue liberté, le projet émancipateur républicain recouvre une dimension hégémonique d’une conception toute particulière du bien. Ces quatre axes de contestation de la laïcité correspondent exactement, en creux, aux caractéristiques précédemment identifiées de la conception républicaine de la laïcité. Cette critique socio- anthropologique est une mise en cause, radicale, argumentée, explicite de tout ce que j’ai cru pouvoir nommer « doctrine républicaine », « idéal laïque », « pensée républicaine de la laïcité ». Elle entend dévoiler la face cachée d’un « mythe républicain », du discours prétendument libéral et égalitaire de la laïcité. S’appuyant sur des travaux bien connus aujourd’hui de François Furet, Pierre Bourdieu ou Suzanne Citron, et plus généralement sur la critique historiographique et sociologique de la république en France, B. Mabilon-Bonfils et G. Zoïa s’emploient à « déconstruire » la dimension mythifiée d’un patrimoine républicain dont la laïcité participerait. D’emblée, celle-ci n’est pas tant un concept ou une réalité juridique qu’un « récit sombre et défensif ». Elle se trouve liée à un « roman national », un « passé mythique », et même à une « amnésie ». En quoi pourrait donc consister ce désenchantement de la laïcité ? Tout d’abord, elles affirment que la laïcité serait aujourd’hui essentiellement invoquée dans le débat public pour répondre à des problèmes d’insécurité, d’autorité, de communautarisme. Loin du projet émancipateur ambitieux de la République de Ferry, elle assimilerait donc, implicitement, appartenance religieuse et comportement incivique. D’ailleurs, l’universalisme affiché, éminemment problématique historiquement puisqu’il fut également utilisé pour servir la doctrine colonialiste et que cet homme de l’universel n’était que blanc et de sexe masculin, le serait avec davantage de force encore de nos jours : la laïcité se manifesterait aujourd’hui bien plus comme une forme identitaire majoritaire aux tendances islamophobes.

Cette remise en cause de « la laïcité à la française » s’accompagne d’une critique forte de l’école. La première accusation portée à son encontre concerne l’échec scolaire, ou plutôt

71 les « inégalités scolaires » qui reproduiraient voire aggraveraient les inégalités sociales comme Bourdieu et Passeron l’avaient montré il y a un peu plus de quarante ans et comme semblent le confirmer les différentes enquêtes PISA. Cet échec de l’école républicaine à permettre la réussite de tous, ou même une plus modeste possibilité pour les plus méritants d’être promus socialement, engendre une crispation autour de l’enjeu de la laïcité comme la dernière citadelle, vidée de son sens global, d’un projet politique en crise. Cette critique de la laïcité a pour particularité d’associer systématiquement cette problématique aux questions sociales et sociétales. Une idéologie républicaine inadaptée serait coupable de la relégation sociale. Ce dernier phénomène est-il réellement l’exclusivité de la France républicaine, aimerait-on toutefois demander aux deux auteures ? Les pays anglo-saxons, par exemple, ne le connaissent- ils pas également ? Des logiques économiques ne pourraient-elles pas être plus justement dénoncées ? L’ouvrage en question me parait représentatif d’une contestation politique de gauche ayant délaissé le champ de l’économie politique qui était à son origine pour une lecture socio-culturelle des inégalités. Ainsi la religion n’est-elle plus considérée par cette gauche contestataire, en rupture avec la tradition marxiste, comme une institution nécessairement réactionnaire puisqu’elle consisterait à décourager les hommes de ne rien attendre que d’eux- mêmes et de ce monde, mais au contraire, comme un outil de résistance des minorités devant une hégémonie républicaine. A ce compte, la laïcité, loin d’être émancipatrice et égalitaire comme l’avait toujours affirmé ses fondateurs, n’est qu’un outil de domination. Le renversement est complet. La grille de lecture idéologique des deux chercheuses opère et semble retourner comme un gant toutes les valeurs républicaines en leurs revers répressifs.

B. Mabilon-Bonfils et G. Zoïa relient également, dans une même logique sécuritaire, identitaire, et réactionnaire, laïcité et « identification des enfants sans papier dans l’école, la potentialité portée par un rapport de l’Inserm d’une détection très précoce des « troubles comportementaux » chez l’enfant dès le plus jeune âge […] ». Ici retrouve-t-on une inspiration foucaldienne dans cette lecture des institutions comme instances de normalisation répressive. L’école laïque participe de cette volonté de marginaliser l’Autre, par ses modes d’enseignement, de sélection, par ses règles mais aussi par sa « morale ». L’idée même d’une « morale commune » est raillée par nos auteurs qui évoquent sur ce point la « candeur » de Jules Ferry. Comment aujourd’hui, dans une société multiculturelle, dans un monde ouvert, imaginer encore qu’il puisse y avoir du « commun » ? D’ailleurs, la sociologue et l’anthropologue affirment que « les jeunes descendants de migrants musulmans ont bien du mal à trouver le moindre sens à des leçons de morale laïque » qui devient, selon elles, comme la laïcité toute

72 entière, un véritable « instrument d’agression des minorités ». L’école fait preuve d’un « double jeu » affichant un objectif d’égalité des chances alors que, par ailleurs, elle produit des « parcours scolairement différentiels », masquant cette contradiction par « une rhétorique enseignante de déploration et d’accusation ».

Le principal reproche adressé à la laïcité est de ne pas accepter l’expression des différences, de ne pas reconnaître les identités culturelles multiples des Français, de correspondre à un projet moins universaliste – ce qui serait une chimère – qu’uniformisateur et hégémonique d’une certaine culture. Dans la « république française moniste », « l’étranger sociologique » est exclu, « l’Autre doit devenir le Même ». Ce « déni systématique des identités culturelles » est le « passager clandestin de la laïcité ». La laïcité reposerait à ce sujet sur une hiérarchisation des cultures, et l’affirmation de la supériorité de valeurs particulières érigées en universel.

Les auteurs en appellent au dépassement de la laïcité pour une société combinant individualisme et « multi-appartenances ». Au fond, l’espace politique et scolaire n’aurait pas à se distinguer de la société telle qu’elle est. Les signes religieux n’auraient pas à être retirés sur le seuil des écoles, celles-ci devraient s’adapter aux religions de leurs élèves. Notre démocratie devrait abandonner la logique coloniale et assimilationniste de la IIIème république. Cette critique socio-anthropologique s’inscrit dans une longue tradition qui a accompagnée l’émergence des sciences humaines. Elle est fondée sur le rejet et la dénonciation de toutes les notions abstraites ou métaphysiques telles que l’homme, la vérité, la culture au sens axiologique, l’universel, et donc nécessairement la philosophie elle-même. Ses adversaires dénoncent le relativisme d’une telle pensée. Il serait intéressant, mais il faudrait y consacrer spécifiquement un travail universitaire, d’étudier les fondements théoriques de cette critique de la laïcité, en se demandant en quoi celles-ci ne créent pas subrepticement des valeurs réifiées, comme la différence notamment, échappant à son propre projet d’éviter toute substantialité.