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Relier la laïcité à une liberté, au-delà du cadre juridique et politique, et à la recherche de la vérité, au-delà de l’opinion et du consensus conduit à poser que l’une et l’autre valent pour tous les hommes. La liberté et le savoir étant les deux grandes éducatrices du citoyen, la république laïque a donc une vocation universelle.

Cet universel est aussi celui du droit. Les républicains entendent prolonger l’œuvre des rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen commuant cette universalité de droit en universalité de fait. Jaurès, dont l’inspiration marxiste accroit ce souci d’accomplir concrètement les principes de 1789, déclarait ainsi « proclamer que toute personne humaine a un droit, c’est s’engager à la mettre en état d’exercer ce droit par la croissance de la pensée, par la diffusion des lumières, par l’ensemble des garanties réelles, sociales, que vous devez à tout être humain si vous voulez qu’il soit en fait ce qu’il est en vocation, une personne libre68 ».

L’idée de laïcité suppose un « terrain commun ». Les républicains n’ont de cesse de tenter de le manifester et de créer des institutions, comme l’école, le cultivant. A ceux qui en contestent le sens, Jaurès prophétise en une rhétorique eschatologique « le jour viendra où tous les citoyens, quelle que soit leur conception du monde, catholiques, protestants, libre-penseur, reconnaitront le principe supérieur de la laïcité69 », « tous les enfants de la patrie pourront se réunir dans une enceinte commune70 ». Pour cela, il importe de ne choquer aucune conscience, aucun sentiment religieux, y compris lorsque cet universalisme englobe le champ éthique.

68 Pour la laïque page 752. 69 Education de laïcité page 583. 70 Pour la laïque page 759

56 Jules Ferry ne s’y trompe pas demandant aux instituteurs de se limiter – si l’on ose cet euphémisme – aux contenus « universellement acceptés ». Que l’on ne se trompe pas au sujet de cette dernière expression. Ferry ne veut pas dire « universellement acceptés » de fait ; cela réduirait l’universel au consensus, voire à la majorité. Ce serait du relativisme. Il écarte incidemment lui-même le malentendu un peu plus loin avec cette injonction « demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme71 qui puisse être froissé de ce que

vous allez dire ». On pourrait remplacer l’expression « un seul honnête homme » par un homme éduqué, de bon sens, rationnel, de bonne foi. Cela suppose donc un terrain commun préalable. On comprend qu’ici Ferry se méfie de l’idéalisme kantien tout en ne voulant pas être tout à fait l’apologue d’une morale empirique et donc relativiste. Il recherche une synthèse.

Il en trouve une par cette foi en l’universel, qui est véritablement une foi, dans la mesure où ce qui n’est pas encore en fait, est néanmoins une prérequis du raisonnement. Pour emprunter au langage philosophique moderne, une absence règle ici une présence. L’esprit n’obéit pas qu’à lui-même. Il ne s’agit pas d’une croyance, mais bien d’une foi au sens où Alain les distingue. La foi relève d’une volonté. La croyance suit l’opinion, l’apparence, la coutume, l’homme y est hétéronome. La foi est une croyance mais une croyance volontaire, elle se révolte contre ce qui est. Rien n’est moins évident que de postuler l’universel. Autant d’hommes que de chapelles, d’habits, ou d’humeurs. Avoir foi en l’universel, c’est refuser de croire ce que tous disent, ce dont l’histoire témoigne inlassablement, ce dont le quotidien fournit la sempiternelle expérience : incompréhensions, inimitiés, rivalités, luttes, guerres. La foi est tout autre selon Alain : « Quand la croyance est volontaire et jurée d’après la haute idée que l’on se fait du devoir humain, son vrai nom est foi ». Aussi y a-t-il bien eu une foi républicaine en l’universel qui justifiait l’œuvre de laïcité pour les républicains. Ici se situe un point de la doctrine qui concentre les accusations de « catéchisme républicain », et, en effet, nous avons affaire à une position limite dans la mesure où elle s’inscrit à la frontière de sa propre contradiction. Aussi y a-t-il sans doute là un champ de réflexion pour une pensée républicaine contemporaine. J’entrevoie une voie pour une réponse : puisque l’on ne peut compter sur la marche ordinaire du monde et des sociétés pour permettre à chacun de prendre conscience de cette vocation à l’universel et qu’il ne peut s’agir d’en appeler à une quelconque foi du

charbonnier, il est nécessaire d’introduire un artifice juridico-politique – la laïcité - pour servir

57 de catalyseur. En l’école, comme en chacune des institutions de la république laïque se donnerait à voir une vérité dont la réalité nous détourne, notre universelle humanité.

Seule la culture, parce qu’elle n’est pas une expérience du monde mais un monde dans l’expérience, nous permettrait une semblable prise de conscience. Ainsi Jaurès ne craignait-il pas de raconter, sous les sarcasmes de l’opposition parlementaire cléricale, que lors du congrès socialiste de Rouen « tous [ses] camarades [avaient] admiré les cathédrales ». Il demande aux catholiques de ne pas « confisquer » les cathédrales. Cela revient à reconnaître en chacune des œuvres humaines au-delà de leurs multiples ancrages « la personnalité humaine et l’esprit qui s’y développe ». Ce regard porté sur ce que l’on appellerait aujourd’hui le fait religieux, c’est à dire la manifestation factuelle mesurable et observable de la présence d’éléments provenant d’une religion dans la société et la culture, est essentiel au concept de laïcité républicaine qui la distingue encore de l’hostilité obscurantiste aux religions.

Un tel souci de l’universel amène les républicains à de véritables synthèses historiques, revendiqués ou implicites, et cette démarche est un angle par lequel nombre de ses détracteurs l’attaquent. Les uns reprochent ainsi à la laïcité républicaine de n’être qu’un avatar de la tradition chrétienne de l’Ancien Régime porteuse d’une illégitime spiritualité quand les autres, à l’opposé politique, dénoncent ses récupérations, sa métaphysique honteuse d’elle-même, sa morale frelatée sans assise spirituelle. Je m’intéresserai maintenant à cette dernière dimension consubstantielle à la laïcité républicaine à travers cette question de la synthèse historique. Quelle est donc cette morale républicaine associée à la laïcisation de l’enseignement ? A-t-elle une cohérence théorique avec le concept de laïcité ou n’est-elle qu’un opportunisme politique, peut-être même un dévoiement de l’idéal laïque ?