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Le XVIIème siècle et la tolérance religieuse

S’intéressant au XVIIème siècle, il y aurait sans doute un grand profit épistémologique à tirer pour la pensée laïque à analyser la naissance du rationalisme moderne, comment Descartes entreprend exemplairement de se doter d’une méthode, de critères pour dire la vérité, comment un dialogue s’engage avec les doctrines empiristes, et comment, en prolongement, la pensée rationnelle scientifique sera leur commune héritière au moment de l’institutionnalisation de la laïcité en France à travers la double validité logique et expérimentale affranchie d’une transcendance fondatrice. Lors, le rationalisme ne s’opposera plus, en ce sens, à l’empirisme mais à l’occultisme ou au mysticisme. Mais ce serait sans doute présumer de mes forces et me méprendre sur l’ambition plus modeste de ce travail.

En revanche, je retiendrai ici deux textes décisifs dans notre recherche des fondements de l’invention de la laïcité : le Traité théologico-politique de Spinoza et la Lettre sur la

tolérance de John Locke.

Dans cette première œuvre de 1670, Spinoza remet méthodiquement en question l’ancien principe, ancilla teologiae, qui subordonnait la raison au discours théologique comme l’exprimait la formule traditionnelle « la raison servante de la théologie ». Il ose même inverser les termes de la relation soumettant le texte biblique à l’investigation rationnelle selon des principes épistémologiques que n’aurait pas renié la critique historique qui verra le jour près de deux siècles plus tard. Il incombe, selon lui, à la raison d’écarter les éléments qu’elle juge contestable des textes sacrés en les contextualisant, en relativisant leur sens. Ainsi peut-on lire sous sa plume des affirmations sans équivoque comme « il faut user nécessairement de la raison et du jugement pour donner à [la] pensée [des prophètes] notre assentiment ». Il va donc plus loin encore : toute croyance relève in fine d’un assentiment, d’un choix, d’un jugement rationnel. Dans le même paragraphe, il ne peut d’ailleurs être plus clair « si [l’Ecriture ] contredisait à la Raison, nous n’y adhérerions pas ». L’obéissance à l’Ecriture sans cette approbation de la Raison est même qualifiée de « démence pure ». Le premier principe posé

37 par Spinoza devant régir les relations entre la raison et la foi est ainsi que rien ne doit échapper en droit à l’examen et à l’accord de la raison. C’est dire qu’un homme ne se départit jamais de sa raison ; le philosophe dépasse la contestation protestante de l’autorité des clers dont la devise était sola scriptura et qui pouvait conduire au fondamentalisme. Selon lui, l’autorité de l’Ecriture elle-même est soumise à celle de la raison. Ce point peut encore aujourd’hui expliquer que les défenseurs, d’inspiration ou de confession protestante, puissent être particulièrement représentés chez les partisans d’une laïcité « accommodante » sans doute plus compatible avec les primats de la foi et de l’Ecriture.

Le deuxième principe de ces relations entre la religion et la raison consiste, par ailleurs, à accorder « un domaine propre » à chacune. La Raison n’a pas à « humilier » la religion. On peut légitimement voir dans ces deux principes, les prémisses de ce que seront la séparation des Eglises et de l’Etat dans l’esprit des législateurs de 1905 ainsi que la reconnaissance du magistère de la science. Aucun domaine de l’activité humaine ne doit en droit échapper à la science, même si elle n’en analyse jamais que la dimension objectivable et rationnelle et qu’il peut exister d’autres modes de rapport au monde.

Pour cette extension du champ de la raison, Spinoza sera accusé d’athéisme et banni de la communauté juive à laquelle il appartenait. Cette controverse illustre une tension interne à l’idée laïque prise entre le respect des religions, la reconnaissance de leur domaine propre et l’affirmation du primat du savoir sur la croyance. Cette contradiction apparente ou réelle rend toujours nécessaire un effort d’explication, de justifications de la part des laïques.

Spinoza défendit donc, en ce XVIIème siècle, une thèse nouvelle sur les rapports entre raison et théologie ; John Locke, quant à lui, fut novateur en pensant la coexistence pacifique de plusieurs religions dans un même temps dans sa Lettre sur la tolérance de 1689. Dans ce court texte, le philosophe anglais, s’inquiétant de troubles civils en Angleterre et des prétentions hégémoniques du catholicisme, prône la tolérance. Les guerres de religion ont pour source la volonté de l’Etat d’imposer une religion. Il esquisse également l’idée d’une séparation entre le religieux et le politique, il entend distinguer « ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et […] marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre ». Il considère que le gouvernement et l'Église remplissent des fonctions différentes et ne doivent donc pas être mélangés. Toutefois cette tolérance connaît une limite décisive qui me permettra de distinguer avec C. Kintzler (2005) régime de tolérance et régime laïque. En effet, Locke exclut les athées de cette tolérance. Ceux-ci étant sans foi religieuse, ne peuvent avoir aucune fidélité, aucune loyauté, ils fragiliseraient le lien politique. On comprend donc

38 que, pour Locke, le lien politique est fondé par le lien religieux. La religion – à condition de ne pas être intolérante elle-même – est le garant de tous les pactes, de tous les serments, de l’intégrité de la société. Cette conception, comme nous le verrons, a eu une grande influence sur les pays anglo-saxons où l’on peut constater que, malgré une indéniable réalité de la liberté de conscience, un prestige et une autorité sont conservées, par principe, à la dimension religieuse. Nous sommes donc à un nouveau moment décisif des origines de la laïcité où deux voies vont naître : l’une conduira à la tolérance religieuse plus ou moins forte, et l’autre à la conception française de la laïcité. Penser que la religion n’est pas essentielle aux sociétés et à l’humanité est encore une idée polémique. La neutralité religieuse absolue de la laïcité n’est pas une idée neutre mais source de clivage. J’aurai à revenir sur ses conséquences et ses contestations.

Ainsi, à travers ses deux exemples décisifs, avons-nous pu constater que le XVIIème siècle avait innové par la volonté de penser les rapports du politique et du religieux, de la raison et des croyances. Un cadre théorique se construit peu à peu dont les débats contemporains autour de la laïcité dépendent encore et au sein duquel commence à se dessiner une approche rationaliste privilégiant l’universalité du droit, et une approche plus empiriste. Rétrospectivement, ce clivage peut également éclairer les deux interprétations de ce moment du XVIème siècle que je nommais la rencontre de l’Autre.

Mais avant de tenter de retracer une continuité historique, allons au terme de ce parcours des origines de la laïcité, intéressons-nous à l’ultime étape de cette maturation, juste avant une longue et difficile phase d’émergence institutionnelle : le XVIIIème siècle.