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« Quelle place le philosophe tiendra-t-il dans la cité ?

29 Voir à cette fin : J. Baubérot (2013) ou H. Pena-Ruiz, La laïcité, Textes choisis et présentés, Paris, Garnier-

29

Ce sera celle d’un sculpteur d’homme.»

Simplicius, Commentaire sur le Manuel d’Epictète,

Leyde, Brill, 1995, XXXIII, ligne 163

La période de l’Antiquité gréco-romaine aurait sans doute de quoi nourrir une réflexion historique à propos de la laïcité en ce que le rapport au religieux y est animé d’un double mouvement de sécularisation et de syncrétisme. En effet, l’observance des rites, tant à Athènes qu’à Rome, du siècle de Périclès à celui de Constantin, tenait moins de la piété et de la ferveur de la foi que d’un conformisme social et de la volonté d’unifier un empire. La politique romaine d’intégration des dieux locaux au panthéon de la Cité éternelle, garante à la fois de paix civile et de la soumission des peuples conquis, a été analysé, notamment par l’historien P. Veyne (2005)30, elle est aujourd’hui bien connue. Mais, sans ignorer ce contexte, je poursuis mon

projet d’analyse rationnelle du concept de laïcité. Aussi, c’est à la naissance même de la philosophie que je demanderai de révéler le premier fondement de celle-ci.

La laïcité repose sur le postulat que l’esprit peut identifier ce qui peut être tenu comme rationnellement recevable de ce qui relève de l’opinion ou de la croyance. C’est le sens même de la laïcité à l’école : comment sélectionner autrement ce qui doit être enseigné et qui ne peut donc, en droit, ne choquer aucune conscience, de ce qui doit être tû afin de préserver « cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant » (J. Ferry, 1883) ? A cet égard, la méthode de Socrate telle qu’elle se déploie dans les dialogues de Platon est exemplaire. Le philosophe « aux yeux de taureau » n’y a de cesse que de revendiquer son non-savoir et de convaincre ses interlocuteurs, par l’ironie et le questionnement, que leur prétendu savoir n’est que préjugés. D’ailleurs, dans le dialogue intitulé le Banquet, le philosophe est exemplairement défini comme celui qui ne sait rien mais qui est conscient de ne rien savoir. Ce moment sceptique est le premier moment de toute philosophie. Le philo-sophe aime, recherche la sagesse mais ne prétend pas la posséder. Socrate se distingue ainsi des aristocrates de son temps – Parménide, Empédocle ou Héraclite – qui pensaient posséder, par leur culture, « le » savoir comme des sophistes – démocrates du savoir - qui persuadaient la foule qu’ils pouvaient vendre leur savoir. A ceux-là, Socrate oppose son ironie que sous-tend une conception révolutionnaire du savoir : non une chose que l’on possède comme un patrimoine, non une révélation qui nous

30 serait extérieure. Le savoir et la vérité ne peuvent être reçus tout faits, ils doivent être engendrés par l’individu lui-même : Socrate y est un « maïeuticien » et la démarche ne peut être que celle de la dialectique. Comme l’écrit l’historien de la philosophie antique P. Hadot (1995), dont je m’inspire dans l’ensemble de cette analyse : « Il ne s’agit pas d’une lutte entre deux individus dans lequel le plus habile imposera son point de vue, mais d’un effort mené en commun par deux interlocuteurs qui veulent s’accorder sur les exigences rationnelles du discours sensé, du

logos. »

Inscrire la pensée laïque dans cette histoire philosophique préserve de la réduction au positivisme qu’elle a pu connaître. Au contraire, comme le comprend le philosophe contemporain N. Grimaldi (2004)31, le platonisme repose sur une déception originaire de la

conscience devant un réel soumis à l’altération, au changement, à l’incertitude, et réduit à l’apparence, ou plus précisément à la doxa, c’est-à-dire à la vrai-semblance. Le relativisme est la vérité de ce monde. Dès lors, l’ironie a pour but de faire éprouver à ceux qui n’en souffrent pas – les dogmatiques - cette blessure de la négativité par le constat de leurs contradictions. Ce mouvement de la pensée se saisissant elle-même constitue exactement ce que C. Kintzler (2007) nomme, à propos de la laïcité, une « position critique ».

Comment Socrate prétend-il guérir ses amis de l’inévitable mélancolie qui en découle ? Par les sortilèges de la logique, par le pouvoir incantatoire du langage, par un renversement copernicien : le langage ne sera plus un satellite du réel mais le réel deviendra un satellite du langage. Le langage fera être ce qu’il dit. Par la voie de la dialectique descendante, les vérités sont déduites selon les lois du logos, de la logique du langage. Cela suppose un rapport originaire de l’âme platonicienne à la vérité, une identité formelle entre les Idées et elle, une affiliation à l’intelligible, et donc, en termes plus modernes, le pouvoir de la raison à être la mesure de la connaissance, et instance du règne des fins. Aussi comprend-on combien toute pensée laïque se nourrit du rapport aux mots, au langage les prenant réellement au sérieux dans leur fonction étymologiquement poétique : elle fait du logos son point d’Archimède.

Il me reste à justifier le terme d’antinomie de la laïcité pour ce moment platonicien. Pour cela, il me faut revenir à la lecture éclairante de N. Grimaldi. Celui-ci rappelle combien le renversement ontologique et existentiel engendré par Socrate repose sur une croyance, un pari, une confiance risquée, expressions cherchant à traduire le mot grec employé dans le Phédon.

31 Ailleurs, dans l’Apologie, on peut lire le mot « espérance » pour qualifier la pensée de Socrate. Ces termes ne sont-ils pas contradictoires avec l’affirmation de l’autonomie de la raison, de la distinction entre croyance et savoir, dont j’avais cru pouvoir apercevoir les prémisses dans cette philosophie antique ? En quoi pourrait-il encore s’agir d’une origine du concept de laïcité ? Ce reproche est souvent fait à la pensée humaniste elle-même concernant l’adhésion aux valeurs. Il est impossible d’évacuer toute dimension subjective. Etre humaniste comme être platonicien suppose une décision rationnelle qui repose sur des postulats, peut-être parfois sur une foi, un

beau risque ( Phédon . La leçon platonicienne pourrait être ici de savoir faire la part de cette

dimension pour éviter les pièges du dogmatisme et prendre la mesure de ce que j’appelais

complexion polémique. Il y aurait également un travail théorique à mener pour déterminer dans

quelle mesure un tel saut qualitatif est compatible avec une pensée laïque, et sur quelle légitimité l’appuyer. On en voit l’enjeu dans un contexte de débats contestataires de la laïcité. Mais, la pensée de Platon ne se limite pas à cette croyance en l’immortalité de l’âme, ou en l’idéalité des essences. Il me faut considérer ce que les commentateurs de Platon nomment les deux philosophies de Platon. Bergson affirmait que Socrate croyait sincèrement en cette première doctrine que l’histoire de la philosophie a appelé le platonisme. En revanche, Nietzsche conclut à un pessimisme socratique dont l’ironie serait le signe. Celui qui meurt n’existe plus, rien ne demeure, la beauté se fane, la justice est impossible, on n’aime jamais vraiment… telle serait la leçon définitive des dialogues aporétiques à laquelle il serait illusoire de chercher une issue. Tout juste, pourrait-on concéder avec Grimaldi, qu’en l’absence de dieux, tout existence n’a de sens qu’à vivre comme s’il en existait un.

J’en arrive à la conclusion de cette analyse platonicienne pour le concept de laïcité. Il me semble que la laïcité peut précisément se définir comme une pensée qui permet aux individus de choisir, ou de ne pas choisir, entre les deux philosophies de Platon dans la mesure où elle se tient en-deçà du choix ou du refus d’une transcendance. Allant plus loin encore, je pense que la pensée laïque repose sur la conviction que ces deux philosophies peuvent inspirer, motiver des choix politiques, existentiels semblables. Et que, par conséquent, ce choix peut demeurer une affaire intime. C’est dire que la laïcité suppose que le croyant et le sceptique, l’optimiste et le pessimiste peuvent vivre ensemble et avoir des valeurs communes. Que ce soit la hantise d’un irréel dans le réel, du néant dans l’être, d’une absence dans la présence, ou bien l’appel d’une transcendance qui les y conduisent tous participent de l’esprit et de ses figures que sont le désintéressement, l’honneur, le sens de la justice, la recherche de la vérité ou l’admiration du beau.

32 Principe d’abstention au seuil d’un pari existentiel, affirmation de la dimension critique et incantatoire de la logique et du langage, reconnaissance d’une dépendance de la pensée à elle-même, le tribut laïque à l’égard de la philosophie antique est important. Il pourrait être compléter abondamment : on aurait dû s’intéresser à la vertu d’être délivré de la peur de mourir chez Epicure dont le pouvoir émancipateur pour l’esprit aurait mérité à lui seul un chapitre, mais j’aurais encore regretté alors de n’avoir pas traité l’affirmation de la raison universelle chez les Stoïciens. Je renvoie donc à nouveau à la lecture de Pierre Hadot. Retenons surtout ce paradoxe au cœur de l’esprit laïque qui consiste à prendre acte de l’incertitude fondamentale du monde et de l’Etre sans renoncer à rechercher la sagesse et la vérité. Plus tard, les artisans de la laïcité n’auront de cesse de tenter de convaincre que l’esprit peut, par ses propres forces, non seulement dépasser ce paradoxe mais, bien davantage encore, faire de ce stade critique le moment inaugural de la pensée.

D’ailleurs, l’histoire des idées rencontra à la Renaissance une nécessité semblable de revenir à cet héritage de l’Antiquité aussi ne me détournerai-je pas de celle-ci en abordant celle- là.