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La critique anglo-saxonne

Cette critique de la laïcité républicaine française s’inspire de la réalité des régimes politiques des pays anglo-saxons où la religion occupe une place reconnue dans la sphère publique et politique. Certains de ses arguments rejoignent ceux de la critique socio-

73 anthropologique, notamment sur le multiculturalisme, quoiqu’idéologiquement les deux soient assez éloignés, du moins en apparence.

La pensée politique anglosaxonne s’est forgée autour d’une méfiance vis-à-vis de l’Etat à vouloir contrôler la vie privée des citoyens. Souvenons-nous que les Etats-Unis d’Amérique se sont formés par refus de la tutelle britannique, pour le droit à décider localement, en fonction de particularités. On a ainsi pu dire que si en France la laïcité s’était construite par la volonté de soustraire la puissance publique à l’autorité ecclésiale, il en a été tout autrement dans les pays anglo-saxons où l’on a souhaité au contraire préserver l’indépendance des églises du pouvoir politique. Aussi, la critique anglo-saxonne porte-t-elle premièrement sur la limitation des manifestations de l’appartenance religieuse dans la sphère publique en France ; il s’agit, selon elle, d’une atteinte aux droits fondamentaux de l’individu, bref d’une intolérance. Pour revenir sur une distinction que l’on a déjà opérée, les libertés démocratiques sont prioritaires par rapport à une hypothétique liberté républicaine, métaphysique qu’il faudrait garantir par l’espace laïque.

On retrouve ici une opposition présente dans le débat public en France entre républicains et démocrates, notamment chez Régis Debray. « La république, c’est la liberté, plus la raison. L’État de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie, dirons-nous, c’est ce qui reste d’une république quand on éteint les Lumières. » écrit-il dans un hebdomadaire en 199580 . Rien n’est, politiquement, au-dessus de l’opinion dans une simple démocratie. Ni la preuve scientifique, ni la volonté générale. La puissance publique est inique, abusive dès qu’elle ne tient pas sa légitimité du nombre des voix. Pour les anglo-saxons, il s’agit d’un nécessaire garde-fou contre les prétentions hégémoniques de l’Etat.

Par ailleurs, une autre composante de la critique anglosaxonne reprend l’argument de Locke que j’ai déjà abordé. Le lien politique se fonde sur le lien religieux : si toutes les religions peuvent avoir droit de cité, l’athéisme est un appauvrissement, une menace pour la société. Toute fidélité suppose une foi. Et il n’y a de foi que religieuse. Donc un Etat, pour sa continuité même, doit évoquer Dieu, les serments, la Providence, dans un usage certes syncrétique et partiellement sécularisé. On sait que cette sacralisation sécularisée de la croyance religieuse a des conséquences plus importantes encore que le port de signes religieux à l’école ou la main d’un président posée sur la Bible : au nom des dogmes de leur religion, des Américains peuvent refuser certains savoirs scientifiques, ou s’opposaient à des pratiques médicales.

74 Le discours prononcé au Caire par Barak Obama en 2010 est particulièrement intéressant pour comprendre cette pensée politico-religieuse anglosaxonne. Il commence de manière très significative par transmettre à l’assistance « une salutation de paix de la part des communautés musulmanes de [son] pays ». Geste d’amitié et de double reconnaissance de la particularité religieuse de certains de ses concitoyens et de son assistance, geste sans doute apprécié par les uns et les autres. Or, en régime de laïcité français, ce serait leur faire offense, les réduire à leur appartenance religieuse. Il y a là une première incompréhension entre les deux positions. La pensée anglosaxonne institue une représentation politique des communautés quand la laïcité française ne considère que des citoyens ayant l’humanité seule en partage.

Après avoir cité le Coran « Crains dieu et dis la vérité, c’est ce que je vais faire cet après- midi », rappelé qu’il était « chrétien », il se félicite « que le gouvernement des États-Unis [ait] recours aux tribunaux pour protéger le droit des femmes et des filles à porter le hijab et pour punir ceux qui leur contesteraient ce droit ». Ce qui est un droit imprescriptible des femmes aux Etats-Unis, peut être interdit en France au nom de ce même droit.

Plus loin, fidèle à l’héritage de Locke, il affirme « Et je suis convaincu que l'Amérique contient en elle la proposition vraie qu'indépendamment de notre race, de notre religion ou de notre condition sociale nous aspirons tous à la même chose - vivre dans la paix et la sécurité ; faire des études et travailler dans la dignité ; aimer notre famille, notre communauté et notre Dieu. C'est cela que nous avons en commun. C'est l'espoir de l'humanité tout entière. » Aimer un Dieu, quel qu’il soit, est le patrimoine commun de l’humanité. Aussi, l’ancien président Obama ne parle-t-il pas de « liberté de conscience » mais de « liberté de religion » ce qui exclut encore implicitement les athées.

Puis il aborde à mots couverts la laïcité en France : « De même, il importe que les pays occidentaux évitent d'empêcher les musulmans de pratiquer leur religion comme ils le souhaitent, par exemple, en dictant ce qu'une musulmane devrait porter. En un mot, nous ne pouvons pas déguiser l'hostilité envers la religion sous couvert de libéralisme. » Rien ne doit entraver la pratique de la religion et la mise en avant de la liberté n’est que le masque de la haine envers la religion. D’ailleurs, « [il ]rejette l'opinion de certains selon laquelle une femme qui choisit de se couvrir la tête est d'une façon ou d'une autre moins égale»

Enfin ayant œcuméniquement cité la Bible, le Coran et le Talmud – mais toutes les religions et options spirituelles s’y résument-elles ? – il conclut « Les habitants du monde peuvent cohabiter en paix. Nous savons que telle est la vision de Dieu. C'est maintenant notre

75 tâche sur cette Terre. Je vous remercie et que la paix de Dieu soit avec vous. » On comprend que la séparation laïque est très loin de ce modèle de lien politico-religieux.

En résumé, cette critique anglosaxonne de la laïcité repose sur l’idée que la religion est essentielle à l’humanité, est la grande éducatrice, source de sagesse, de lien entre les hommes et que, s’en priver ou en encadrer l’expression, est une erreur politique en plus d’une atteinte à un droit fondamental de l’homme ou de la femme. Aussi la première reconnaissance de tous est d’accorder un statut politique aux religions.