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Remarques sur la place de l’imaginaire dans la fantasy

ET S’IL EXISTAIT DES CULTURÈMES DE L’IMAGINAIRE ?

2. Remarques sur la place de l’imaginaire dans la fantasy

Dans son livre La fantasy, Jacques Baudou rappelle que la fantasy est déjà entrée dans le domaine des études littéraires – cette question est traitée plus en détails dans le chapitre consacré à l’état actuel de la recherche. Il évoque ainsi les travaux de Marshall B. Tymn, Kenneth J. Zahorski et Robert H. Boyer qui différencient deux catégories de fantasy : celle qui prend ses racines dans les mythes et la mythologie et celle qui trouve ses origines dans les contes populaires. Cette distinction semble cependant difficilement applicable dans la pratique, car le processus créatif ne saurait se restreindre à puiser dans une seule source d’inspiration. C’est le cas de Sorceleur d’Andrzej Sapkowski. L’auteur s’est référé autant aux mythologies celtiques, nordiques, slaves ou encore arthuriennes qu’aux contes populaires. Anne Besson constate :

Tout se passe comme si [la fantasy] cherchait à se faire beaucoup plus vieille qu’elle n’est : à l’image des intrigues qu’elle place dans un passé reculé et recréé, la fantasy réinvente sa propre naissance en légende. Elle se pare de l’aura du mythe en se rattachant à de glorieux ancêtres, aussi lointains que possible et au prix de quelques arrangements avec l’histoire littéraire.146

Le premier type de marqueur qui apparaît naturellement lors de l’étude et de la traduction de la fantasy est donc celui lié aux légendes et, plus globalement, à l’imaginaire. La traduction de textes comme ceux de Sapkowski s’inscrit dans la référence thématique à une mythologie que

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l’on pourrait qualifier d’universelle. Au cours des siècles, les mythologies se sont interpénétrées les unes les autres, par les échanges culturels et intellectuels, la traduction, etc. Les récits les plus universels possèdent pourtant leurs variantes interprétatives, connotatives, nationales, régionales, linguistiques. Ces variantes sont étroitement liées à l’imaginaire auquel la fantasy recourt, et peuvent donc exercer une influence forte sur le genre. La temporalité joue également un rôle : les hommes du XXème siècle n’ont pas la même vision de l’existence que ceux du XIXème. Cela se voit très nettement dans les Contes merveilleux des frères Grimm ; par exemple, dans « Dame Trude, la sorcière », une fillette mal élevée arrive chez le personnage éponyme, y voit un homme noir et en prend peur147. Une telle situation est difficilement concevable dans l’Europe actuelle, bien que les effets de la colonisation, de la mondialisation et des migrations ne se répercutent pas à l’identique dans tous les pays du continent. Ce conte qui jadis relevait du domaine du merveilleux pourrait de nos jours être considéré tout simplement comme raciste.

Ainsi, les histoires que l’on raconte, surtout quand elles touchent au fantastique, sont étroitement dépendantes de notre vision du monde. Bettelheim le démontre dans sa Psychanalyse des contes de fées. Dans son étude intitulée La fantasy, Anne Besson considère que

le merveilleux de ce genre contemporain ne peut être, en une époque qui ne croit plus aux miracles, que repris des contes et des mythes, et donc éminemment secondaire – même si […] la fantasy tend à s’inventer une légende qui la relie directement à la faculté imageante de l’homme depuis les origines. Mais en contrepartie de cette « crédibilité » moindre, et selon un mécanisme compensatoire que nous retrouverons souvent à son sujet, la fantasy demande une « crédulité » supérieure, condition de l’efficacité de l’évasion qu’elle dispense, et de sa « poétique qui ne vise rien d’autre que la confusion créatrice de l’irréel et du réel »148. La proximité de ce fonctionnement avec la « pensée magique » de l’enfance (ou avec la puérilité, selon les détracteurs du merveilleux) justifie en grande partie l’importante production de fantasy à destination de la jeunesse […] et son affinité plus générale pour cet âge ou les valeurs qu’on lui associe […].149

147 Voir GRIMM, Jakob et Wilhelm, Contes merveilleux, Tome 1, édition « Ebooks libres et gratuits », première publication : 1863.

148 CHELEBOURG, Christian, Le surnaturel, poétique et écriture, Paris : Armand Collin, 2002, p. 242.

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La place du merveilleux peut-elle être systématiquement considérée comme « éminemment secondaire » dans la fantasy ? Andrzej Sapkowski s’appuie sur de nombreux contes et légendes dans l’élaboration de ses nouvelles et de ses romans, mais d’une façon détournée, rationalisée : le conte est là, mais le merveilleux en est absent. Selon l’écrivain polonais, la réduction du merveilleux dans la fantasy semble être une nécessité liée au genre : « La fantasy est un genre de réponse au monde enjolivé des contes de fées et sa trame se rapproche des vérités sur la réalité »150. Lui-même l’exprime dans ses romans en y introduisant des éléments très prosaïques : les guerres ne sont pas le fait de héros, mais apportent la désolation ; les armées souffrent de maladies, pillent et violent ; les personnages principaux peuvent échouer dans leurs entreprises, être blessés ou mourir. C’est une tendance que l’on observe de façon générale dans la fantasy : mort de Thorïn et destruction d’Esgaroth par le dragon Smaug (Le Hobbit, Tolkien), description de l’accouchement de Morgan tel qu’il aurait pu se dérouler au Moyen-âge, avec toute la souffrance et les complications liées à cette situation particulière (Les Brumes d’Avalon, Marion Zimmer Bradley), personnages principaux pleutres ou sociopathes (L’Empire brisé et La Reine rouge, Mark Lawrence), etc. Il convient donc de faire la différence entre le merveilleux et l’imaginaire qui correspond à un concept plus global et qui peut appartenir à une culture mondiale ou au contraire nationale, voire personnelle de l’auteur.

Les histoires sur lesquelles s’appuie Sapkowski peuvent relever d’une culture mondialisée ou être relatives à la Pologne, et représentent une trame de fond constitutive de son écriture. Ce n’est pas le seul auteur de l’imaginaire à s’être appuyé de façon manifeste sur des mythologies existantes dans l’élaboration de ses ouvrages, et de nombreux exemples peuvent être cités : Les Brumes d’Avalon de Marion Zimmer-Bradley, La Quête du roi Arthur de Terence Hanbury White, ou encore les romans de science-fiction Ilium et Olympos de Dan Simmons qui puisent leur inspiration dans l’Iliade d’Homère.

Par ailleurs, bien qu’une partie de la fantasy soit à destination des enfants comme l’affirme Anne Besson, il ne faut pas oublier que les livres pour adultes sont eux aussi nombreux. La fantasy est subdivisée en plusieurs catégories distinctes, dont certaines telles que la dark fantasy ne sont pas à confondre avec de la littérature pour enfants. La confusion entre

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divertissement pour jeunesse et contenus à destination des adultes est, par ailleurs, commune à la fantasy et au jeu vidéo, longtemps considéré comme un passe-temps pour adolescents151. Dans le domaine vidéoludique, on y a pallié en établissant un système de classification des jeux par tranche d’âge : les contenus doivent répondre à un certain nombre de critères qui servent à établir l’age rating, système permettant de guider les acheteurs, qu’ils soient parents ou joueurs, dans leurs choix. Ainsi, un jeu qui contient un langage vulgaire relatif au sexe ou au blasphème ou encore un degré de violence trop important sera considéré comme « PEGI 18 » en France, c'est-à-dire qu’il sera déconseillé aux mineurs d’y jouer. Un jeu où apparaissent des monstres humanoïdes qui peuvent effrayer un enfant, mais sans violence excessive, vulgarité, sous-entendu sexuel, mise en scène de consommation de stupéfiants, etc., se verra quant à lui attribuer un niveau « PEGI 7 »152. Un système similaire est mis en place pour la vente de mangas153 : ceux dont le contenu est jugé trop adulte et qui se retrouvent côte à côte avec des ouvrages à destination d’un public plus jeune sont souvent mis sous plastique afin d’en signaler le contenu d’une part et d’empêcher l’accès sur place d’autre part.

L’age rating des jeux vidéo est, en soi, une question à la fois culturelle et contextuelle. En effet, tous les pays n’opèrent pas selon les mêmes modèles de classification. Ainsi, la plupart des États européens – une trentaine, au total – ont choisi d’évaluer les jeux selon le système Pan European Game Information, ou PEGI, géré par deux organes d’administration distincts : le NICAM (Netherlands Institute for the Classification of Audiovisual Media) pour les PEGI 3 et 7, et le VSC (Video Standards Council) pour les PEGI 12, 16 et 18. Cependant, certains pays comme l’Allemagne possèdent leurs propres normes qui peuvent être plus strictes que celles des PEGI. Un jeu qui sera édité sans difficulté sous un label PEGI 18 en France pourra se voir banni du territoire allemand si le degré de violence est trop élevé. Les éditeurs de jeux doivent donc adapter leurs contenus pour respecter les cadres législatifs des différents pays, et un joueur allemand n’accèdera pas à une version identique du même titre qu’un joueur français. Les éléments culturels et contextuels dans le jeu vidéo peuvent donc se situer à un niveau quasiment indétectable sans la prise de conscience des cadres législatifs dans lesquels ces produits évoluent.

świat bajeczek, a jego fabuła zbliża się do prawd o rzeczywistości. » [AS].

151 Voir GENVO, Sébastien, op. cit., p. 25-29.

152 Pour plus de détails sur le système de classification PEGI, voir Annexe IV : PEGI Questionnaire.

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En ce qui concerne les culturèmes de l’imaginaire, l’étude du Sorceleur a permis de dénombrer plusieurs sous-catégories d’éléments relatifs aux contes, aux mythes, aux légendes ou encore aux créatures imaginaires. Ces sous-catégories sont entremêlées et s’influencent les unes les autres. Ainsi, les légendes arthuriennes contiennent des éléments de la mythologie celtique qui découlent de leur localisation originelle, ainsi que des références bibliques suite à l’influence du christianisme à l’époque de leur première rédaction, soit aux alentours du XIIIème siècle. Bien que les mythes fondateurs du christianisme puissent être considérés comme appartenant à la catégorie des culturèmes de l’imaginaire, il a toutefois semblé préférable de les analyser dans la partie consacrée aux références extralittéraires. En effet, le sacré chrétien peut s’exprimer sous diverses formes (mythes mais aussi langage, idiomes, etc.) et ranger toutes ces expressions avec l’imaginaire peut être perçu comme réducteur. Il est donc indiqué de regrouper et analyser ensemble ces nombreuses facettes. Pour en revenir aux influences mutuelles : la mythologie slave peut parfois présenter des analogies avec la mythologie celte. De même, l’influence exercée sur la fantasy par l’œuvre de Tolkien est capitale, mais Tolkien lui-même a puisé son inspiration dans les contes celtiques et nordiques. Il peut donc être difficile de déterminer avec précision la source de chaque culturème.

Au XXème siècle, une œuvre qui répond à la demande du lecteur en matière d’imaginaire syncrétise bien plus de vingt siècles d’emprunts et de dons entre les différentes langues et cultures. Se pose donc la question de la connaissance du passé d’une part « global » de l’humanité, et d’autre part spécifique à chaque culture. Les différentes mythologies présentes dans Sorceleur seront examinées en prêtant une attention particulière à leurs interactions, leurs similitudes et leurs différences, ainsi qu’à leur appartenance à une culture universelle ou, au contraire, nationalement ou linguistiquement spécifique. La question de l’importance des recherches sur la mythologie, le bestiaire, etc. de la part du traducteur se posera à de multiples reprises : où se situe l’équilibre entre les recherches précises et approfondies et la visée divertissante de l’ouvrage ?

Pour chaque catégorie de marqueur du merveilleux ainsi reconnue, les marqueurs culturels et contextuels présents dans Sorceleur seront comparés avec ceux que l’on peut trouver dans Les Chevaliers teutoniques et La Peste à Breslau sur la base d’exemples puisés dans le corpus à l’étude. Les traductions qui en ont été proposées seront examinées – non pas pour porter un

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jugement, que ce soit positif ou négatif, sur le travail réalisé, mais pour réfléchir aux solutions mises en œuvre par les traducteurs aux prises avec les culturèmes de l’imaginaire.

Le premier type de culturème reconnu correspond aux contes et légendes selon la classification d’Aarne-Thompson.

3. Contes et légendes selon la classification