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a. Le Sorceleur au pays de l’imaginaire slave

5. Créatures imaginaires

Les créatures étranges peuplent l’imaginaire collectif depuis des millénaires. Toutes les mythologies ont les leurs, et elles se déclinent en plusieurs catégories différentes. Ainsi, il y a d’une part les hybrides entre hommes et animaux : dieux à corps d’humains et à têtes de bêtes chez les anciens Égyptiens, sirènes et centaures chez les Grecs. D’autre part, il y a les animaux, mais dont les caractéristiques les font sortir de l’ordinaire : Fenrir, le loup gigantesque des mythes nordiques, ou le lion de Némée que nulle arme ne pouvait blesser. Il y a aussi celles qui semblent procéder d’une invention pure et simple, bien que basée sur une certaine réalité : Cerbère, le chien infernal tricéphale, l’Hydre de Lerne, monstre marin à neuf

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têtes, ou encore Méduse, femme à la chevelure serpentine qui transforme tout être vivant en pierre d’un simple regard.

Des interrogations sur l’origine et la signification de ces monstres se sont posées dès l’Antiquité. C’est ainsi qu’apparaît l’évhémérisme cher à Sapkowski ; fondé par Évhémère, écrivain grec du IIIème siècle av. J.-C., ce mouvement soutient que les légendes sont nées de la déformation de faits historiques lointains. L’essayiste, critique et ethnologue Michel Meurger explique :

Ce courant de pensée soutient, par exemple, que l’Hydre qui vit dans une zone marécageuse située près d’Argos, et qu’Hercule terrasse lors de son deuxième travail, est à l’origine un guerrier redoutable qui s’est transformé de fil en aiguille en une sorte de croque-mitaines, ou alors une métaphore des marais insalubres que les premiers Grecs ont dû assainir dans le Péloponnèse.194

De nombreuses théories sur l’origine des monstres ont fleuri depuis. Selon la maître de conférences en langue et littérature latines Isabelle Jouteur, une déformation dans la perception du monde réel peut également être à leur origine. L’Hydre ne serait plus la descendante d’un grand guerrier ou l’allégorie d’une action d’assainissement, mais correspondrait à des céphalopodes géants (pieuvres, calamars) observés par les Grecs lors de leurs excursions marines. Selon l’archéologue et médecin Philippe Charlier, une partie des monstres pourrait aussi trouver son origine dans l’observation des malformations chez l’humain ou l’animal : macrocéphalie, jambes soudées des sirènes, etc. Selon Meurger, cependant, la rationalisation des origines des créatures merveilleuses aurait ses limites, et tout ne peut pas s’expliquer de manière simple.

L’imaginaire collectif dispose donc d’un fonds important de monstres et autres créatures imaginaires. Cet ensemble est largement exploité par la fantasy qui a recours à de nombreux éléments présents dans des mythologies variées : elfes et nains nordiques, sirènes grecques, etc. Les mythes et contes sur lesquels se fonde l’ensemble des ouvrages d’Andrzej Sapkowski appartiennent à un patrimoine mondial. Cependant, certains de leurs ingrédients sont typiquement slaves. Comment ceux-ci s’articulent-ils dans les récits eux-mêmes ?

194 MEURGER, Michel, Histoire naturelle des dragons, cité par TESTARD-VAILLANT Philippe, « D’où viennent-ils ? » dans « De l’Antiquité à nos jours. Les monstres et nous », Les cahiers Science & Vie Histoire et Civilisations, n° 166, janvier 2017.

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Parmi ces éléments typiquement slaves, les créatures imaginaires se placent en première position. C’est une constituante qui semble quasi-inséparable du roman fantasy. L’irréel et l’imaginaire peuvent cependant s’y exprimer différemment : un exemple en est donné avec Les Brumes d’Avalon de Marion Zimmer Bradley. Ce roman raconte l’histoire du roi Arthur vu par les yeux de Morgane. Il s’inscrit dans le genre de la fantasy par la présence d’éléments de magie et d’irréel, mais ce ne sont pas ses préoccupations principales. L’auteure s’intéresse majoritairement à la place de la femme dans la société et à la problématique de la temporalité tout en offrant un regard inédit sur les légendes arthuriennes. Elle accorde une importance moins grande la magie et à l’imaginaire eux-mêmes, bien que la composante mystique occupe une place majeure dans l’ouvrage. Les créatures imaginaires et fantastiques à proprement parler n’y apparaissent que très peu. Seuls les elfes sont mentionnés, non comme des créatures appartenant à l’imaginaire, mais comme un peuple ancestral habitant les îles de Bretagne. On ne peut donc pas dire que la fantasy est définie par la présence de créatures fantastiques. Cependant, un grand nombre d’ouvrages qui appartiennent à ce genre littéraire y ont recours. Dès lors, la question qui se pose est la suivante : quelles sont les particularités traductionnelles des noms des créatures, et peut-on également les retrouver dans les autres types de romans considérés ? Afin de répondre à cette question, l’analyse portera sur quelques exemples de créatures présentes dans le bestiaire du Sorceleur ainsi que la façon dont leurs noms ont été traduits vers le français.

Certaines créatures présentes dans la fantasy existent déjà dans les mythes et les légendes ; elles peuvent avoir été réutilisées en l’état ou entièrement détournées par l’auteur. D’autres, en revanche, sont des créations à part entière de l’écrivain qui nécessitent une vraie créativité néologique de la part du traducteur.

Nombre de matériaux de référence tels que les dictionnaires mythologiques disponibles en français s’axent sur les mythologies grecque et romaine, ce qui s’explique par l’ancrage culturel latin de la France. Pour vérifier l’existence préalable des créatures mises en scène par Sapkowski, nous nous sommes principalement tournés vers des sources polonaises complètes et facilement accessibles pour le traducteur qui travaille du polonais vers le français :

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 Słownik mitów i tradycji kultury [Dictionnaire des mythes et des traditions de la culture] de Władysław Kopaliński, édité pour la première fois en 1985195. Ce dictionnaire répertorie des éléments culturels européens et méditerranéens puisés dans des siècles d’histoire, tant en termes de personnages historiques, bibliques ou mythologiques que de lieux ou d’événements qui ont marqué l’histoire. Nous n’avons pas trouvé d’indications sur le nombre d’entrées, mais l’ouvrage compte plus de 1500 pages,

 Rękopis znaleziony w smoczej jaskini. Kompendium wiedzy o literaturze fantasy [Manuscrit trouvé dans la grotte du dragon. Compilation de connaissances sur la littérature fantasy]196 d’Andrzej Sapkowski qui contient non seulement des indications précieuses sur la littérature fantasy dans sa globalité, mais aussi un glossaire des créatures souvent rencontrées dans la fantasy. Notons que l’ouvrage a été rédigé avec le style et l’humour propres à Sapkowski et qu’il revient au lecteur de démêler le premier degré du second, contrairement à l’ouvrage de Kopaliński qui se veut purement scientifique. Dans un monde toujours plus connecté, il convient aussi de ne pas négliger la ressource constituée par les données en ligne. Ainsi, certaines informations difficilement trouvables ou disponibles dans les documents imprimés pourront être trouvées plus ou moins aisément sur Internet. Cependant, la prudence est de mise en utilisant le web, et le traducteur doit être certain de la crédibilité de ses sources, tant pour la fantasy que pour les autres types de textes.