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Remarques diachroniques sur le flottement générique de la déploration funèbre funèbre

La théorisation antique de l’

oratio funebris

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Il faut remonter aux sources antiques, dont nos auteurs humanistes sont les héritiers (que ce soit à travers une tradition séculaire ou par leurs propres lectures des traités antiques), pour entrevoir l’origine des problématiques génériques, thématiques, voire stylistiques, qui s’imposent

encore au tournant du XVIe siècle.

La tradition grecque de l’epitaphios remonte au discours de Périclès sur la mort d’un soldat19.

Le discours funèbre grec comprend les quatre temps que nous évoquions plus haut : éloge (ici la bravoure du soldat), lamentation (sur la perte d’un homme jeune), consolation (il échappe aux

affres de la vieillesse), exhortation. Si l’éloge reste le cœur de l’epitaphios grec, la lamentation, lieu

du pathos, s’est étendue avec le développement du genre épidictique, parfois au détriment de la

consolation. Elle s’inspire aussi des thrènes poétiques tels que celui de l’Iliade sur la dépouille

d’Hector. L’epitaphios grec est collectif : la singularité, l’éventuel haut rang du défunt importent

peu, contrairement à ses vertus, dont le rappel a pour fonction de souder l’auditoire autour de valeurs consensuelles. C’est là un autre lien entre épidictique et délibératif dans l’éloge funèbre : longuement développé, l’éloge du défunt peut aboutir à un bref conseil pour les vivants. C’est aussi un conseil dans le sens où il offre aux auditeurs un modèle de vertu et suscite l’émulation. Il

a une fonction semblable à celle de l’exemplum.

La laudatio funebris romaine, pratiquée au moins depuis le Ier siècle, est individuelle et

indépendante de l’epitaphios grec. Se développant en même temps que la société prend une

structure de plus en plus aristocratique, elle met en valeur un membre éminent d’une grande

famille. La laudatio funebris romaine ne comporte généralement pas de consolation. L’éloge y est

donc de nouveau fondamental, et a des valeurs qui s’ajoutent à celles de l’epitaphios grec : ainsi,

même sans avoir recours à un conseil explicite, l’éloge « fait plaisir, par conséquent il amadoue ; et

18 Pour cette partie, nous reprenons les pages sur l’oraison funèbre de Laurent Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1993, 2 vol. ainsi que l’introduction

de Martin McGuire (« The Christian Funeral Oration ») au volume Funeral Orations by Saint Gregory

Nazianzen and Saint Ambrose (Fathers of the Church, vol. 22), Catholic University of America Press, 1953, repr. 1968, 2004, p. VII-XXI.

19 Thucydide, Oraison funèbre prononcée par Périclès, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre II, § XXXIV – XLVII. Cité par Christine Noille dans « La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples », art. cité.

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en même temps il se prête admirablement aux sous-entendus20 ». Dans une société plus fortement

hiérarchisée, il permet de donner un conseil implicite à une personne que l’âge ou la catégorie sociale interdirait autrement de conseiller. Cet aspect entre naturellement en résonance avec la position des Rhétoriqueurs au sein des cours de France et de Bourgogne. En outre, la pratique

romaine de la laudatio funebris signale le statut à part de la consolation : parce que l’orateur

s’efforce alors de convaincre son auditoire que la mort n’est pas, littéralement, si lamentable, elle relève donc du registre délibératif. De fait la consolation fut moins traitée comme un lieu de l’éloge funèbre que comme un type de discours séparé, objet de traités ou de réflexions

épistolaires spécifiques (tels le De consolatione perdu de Cicéron, ou encore les lettres de Sénèque

ou Pline le Jeune). Y sont abordés non seulement les arguments propres à consoler, mais aussi les stratégies éthiques et rhétoriques permettant d’emporter plus facilement l’approbation de

l’auditoire. La tradition philosophique (Platon, Plutarque) rejette en outre les excès de pathos de la

lamentation et favorisent plutôt une consolation fondée sur des arguments raisonnables. Ces arguments – portant notamment sur les vertus du défunt qui lui assurent une pérennité dans les mémoires, sur les aléas de la fortune contre laquelle il est inutile de se plaindre, ou encore sur le

bienfait de la mort face aux difficultés de la vie – se constituent rapidement en topoï, au risque,

pour des lecteurs ou écrivains bien plus tardifs, de regretter leur aspect parfois trop convenu.

L’éloge funèbre n’est théorisé qu’au IIIe siècle, avec le pseudo-Denys (chap. VI) et surtout

Ménandre (II, 418-422). Cela s’explique notamment par le manque d’étude de l’épidictique en général, dont les contours sont flous, qui est parfois considéré comme un lieu du délibératif ou du judiciaire ou bien comme un genre de discours à part entière, quoiqu’inférieur aux

précédents21. Pour Ménandre, le genre encomiastique comprend deux sous-genres : l’« oraison

royale » pour les vivants, l’« épitaphe » pour les morts. Celle-ci est divisée en quatre catégories : le pur encomium (éloge des morts de longue date), l’épitaphe (général, comme le soldat de Périclès, ou particulier ; dans les deux cas l’éloge s’ajoute à la consolation et la lamentation), la monodie (vive mais brève lamentation), la consolation (souvent liée à la monodie). C’est surtout l’épitaphe (dans le sens grec de Ménandre, et non dans celui, moderne, d’une inscription gravée sur une tombe) que pratiquèrent les Rhétoriqueurs, qui s’efforcent de glorifier un récent défunt et (surtout) sa famille, dont la force d’âme est rappelée par la consolation. Toutefois les monodies ne sont pas

exclues de notre corpus, et il faudra s’interroger sur les raisons pour lesquelles les Rhétoriqueurs

abandonnent parfois la consolation. Le style asianiste, chargé, est adapté aux lamentations (même par Ménandre qui autrement ne le recommande guère) car il exprime mieux le pathétique. Cela

20 Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, op. cit., p. 717.

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revient, pour notre étude, à reposer à nouveaux frais la question de l’ornement chez les Rhétoriqueurs. Selon Ménandre enfin, l’épitaphe se déroule en général comme suit : après l’exorde est développé l’éloge du défunt, combiné à la lamentation. Une exhortation finale, éventuellement une prière, achèvent le discours. Ce dernier point nous amène à évoquer les mutations de la déploration funèbre en contexte chrétien.

Le tournant chrétien et la pratique de la déploration funèbre jusqu’à la fin du XVe siècle

Dans un premier temps, nous rappelle McGuire, le christianisme redonne corps aux arguments souvent peu efficaces de la consolation, notamment par la référence au Christ mort pour sauver les hommes et à la croyance que la vraie vie est au-delà. Ainsi, les idées païennes de métempsychose trouvent un écho et une justification chrétiennes propres à appuyer la consolation. Celle-ci prend souvent la forme de lettre, d’homélie ou de traité, mais s’insère aussi

dans des oraisons funèbres. Son âge d’or est compris entre les IVe et Ve siècles. Pour les auteurs

chrétiens formés à la rhétorique antique, rien de plus normal que d’exploiter des lieux païens au service de la foi.

Dans un article sur la déploration funèbre française, Thiry22 propose une histoire des

représentations de la mort et des discours à son égard qui permettra à la fois de situer les pratiques de Lemaire et Cretin, mais aussi de mesurer le positionnement de Marot à l’égard d’une tradition séculaire. La déploration funèbre dans la forme illustrée par les Rhétoriqueurs

(c’est-à-dire différente des planctus des chansons de geste ou des planh occitans) apparaît au XIIIe siècle.

Elle consiste en trois thèmes essentiels, en partie repris à l’antiquité : deuil (ou plainte, pour reprendre le titre de certains poèmes), éloge du défunt, prière, liés entre eux par l’énoncé des vertus du mort, qui rendent sa perte d’autant plus regrettable et la prière d’autant plus facile. De même que l’éloge a vocation de conseil, de même la plainte se double d’une intention didactique dans la représentation des vertus du défunt. L’image de la mort cruelle et invincible qui y apparaît est reprise à la lyrique occitane. Sa violence se résout le plus souvent en prière pour le trépassé. Au choc initial du deuil s’oppose donc le recul de la réflexion chrétienne. En revanche, l’effet de la mort non sur le défunt mais sur les proches ne peut être résolu par l’argument de l’accession à une vie meilleure. Cette attention aux proches du défunt – souvent interprétée seulement comme un intérêt personnel du poète dont le protecteur vient de mourir – met en valeur l’importance du destin collectif auquel celui de l’individu (surtout quand il est éminent) est rattaché. D’où un

22 Claude Thiry, « De la mort marâtre à la mort vaincue : attitudes devant la mort dans la déploration funèbre française », dans Death in the Middle Ages, éd. H. Braet & W. Verbeke (Medievalia Lovaniensa, I/IX), Louvain, Leuven Univ. Press, 1983, p. 239-257.

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paradoxe : la mort « marâtre » exerce moins ses méfaits à l’encontre du trépassé parvenu à un monde meilleur, qu’à celui des proches resté en vie, du corps social « privé de support et de direction ».

Au XIVe siècle, le pessimisme ambiant conduit à une hostilité paroxystique envers la mort.

Apparaît alors le thème du triomphe de la mort23, que Marot représentera non sans arrière-pensée

dans la Déploration de Florimond Robertet. La mort apparaît ainsi directement dans le réel, elle

n’appartient plus seulement à l’au-delà, n’est plus figurée par ses messagers (anges ou autres).

Sous l’influence des Triomphes de Pétrarque et de leurs mises en peinture, la mort apparaît sur un

char, symbole du triomphe, puis sur un cheval, à l’instar des cavaliers de l’Apocalypse. Sa représentation se détache ainsi de ce que Blum appelle le « récit invariant chrétien », c’est-à-dire l’idée commune à toutes les branches et toutes les époques du christianisme, qui consiste à penser que dans sa liberté, l’homme a choisi le péché (donc la mort), mais Dieu, par amour, lui a donné le Fils qui par sa mort rachète les hommes, faisant de cette dernière un passage vers le salut éternel. Cette hostilité envers la mort mène à la représentation du regret des proches (qui s’oppose aux valeurs chrétiennes), dans un contexte courtois mais aussi politique. Or ces maux,

qui caractérisent la condition humaine, peuvent être soulagés par la mort... Le tournant du XVe

siècle s’efforce de résoudre cette aporie, en changeant l’objet du triomphe : de la mort, on passe au défunt et à l’œuvre qui le célèbre.

Avec Alain Chartier naît l’idée que le poète doit « dépasser sa position de vociférateur pour

entreprendre une démarche de rétorsion24 ». Du côté de Simon Gréban et des rhétoriqueurs

bourguignons, la déploration funèbre se dote d’une valeur cathartique (il s’agit d’apaiser la

douleur), consolatoire et, sous l’influence encore des Triomphes de Pétrarque, elle devient aussi le

moyen de fixer la gloire immortelle du protecteur. Chastelain et ses successeurs radicaliseront cette attitude pour proclamer la victoire sur la mort. Dès lors, dans la déploration funèbre, à la complainte succède une consolation qui repose sur la gloire éternelle du défunt et que la mort, avec ses pompes funèbres réelles et littéraires, consacre au lieu de l’anéantir. Par rapport aux siècles précédents pratiquant la consolation, l’argument change : il n’est plus religieux mais

séculier. « La Mort est vaincue non par Dieu mais par les hommes25 » explique Thiry : le poète

rappelle les hauts faits du trépassé et établit son titre de gloire, afin de le faire vivre éternellement dans la mémoire collective. La mort a désormais son utilité. Avec Molinet puis Lemaire, mais

23 Thème développé par Claude Blum, La Représentation de la mort dans la littérature de la Renaissance, op. cit., p. 44-50.

24 Thiry, « De la mort marâtre à la mort vaincue... », art. cité, p. 248. 25Ibid., p. 250.

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aussi, dans une certaine mesure, Cretin, « le deuil est balayé par l’apothéose, les larmes, séchées au

souffle de la renommée26 ».

Irina Dzero, dans un article sur la déploration marotique27, revient sur le caractère

« humaniste » et non chrétien des déplorations funèbres des rhétoriqueurs bourguignons. En effet, l’oraison funèbre antique, lorsqu’elle porte sur un individu éminent, comporte deux aspects : la singularité de l’individu loué puis la généralisation de ses préceptes pour servir d’exemple pour tous. A l’inverse, l’oraison funèbre chrétienne se caractérise par l’éloge de la simplicité des valeurs du défunt. Tout bien venant de Dieu, les individus loués ne le sont que pour leur conformité avec la doctrine chrétienne. La déploration funèbre évangélique ou réformatrice évacue donc l’individu au profit des valeurs de Dieu ; tandis que la déploration humaniste (pratiquée à la cour de Bourgogne) valorise les accomplissements singuliers de l’individu. Il ne faut pas non plus oublier que ces auteurs, tel Lemaire, écrivent aussi en tant que chroniqueurs de cour et ne choisissent pas leurs sujets ni le moment de leur rédaction... Leur rhétorique encomiastique s’inscrit dans leurs fonctions de poète courtisan, et explique sans doute leur choix d’une poésie humaniste plutôt que chrétienne, plus en conformité avec les attentes de leur public. Clément Marot néanmoins – c’est ce que démontre l’article de Dzero, sur lequel nous reviendrons – s’efforce de concilier ces deux veines, son évangélisme et son statut de courtisan.

Au terme de ce bref parcours chronologique, il faut noter la place de plus en plus centrale de la consolation, qui, parce qu’elle repose sur la gloire du défunt, englobe l’éloge dans sa rhétorique. Épidictique et délibératif sont plus que jamais liés dans la déploration funèbre. Les arguments chrétiens de la consolation, s’ils ont largement contribué à sa promotion au sein de la déploration funèbre, sont peu à peu abandonnés, ou réduits à l’état de prière finale, au profit de références humanistes, reposant exclusivement sur le travail du poète et chroniqueur officiel. Le poète qui se place au point de vue des vivants favorise évidemment la consolation par rapport à la monodie. Œuvre de circonstance s’il en est, la déploration funèbre des Rhétoriqueurs se fait parfois aussi, de façon masquée, la voix du conseiller moral ou politique, en vertu d’un autre rapprochement entre l’épidictique de l’éloge funèbre et le délibératif du conseil tacite.

Grâce à ces remarques théoriques et historiques sur la déploration funèbre, nous allons pouvoir aborder les poèmes de Lemaire, Cretin, Marot père et fils et étudier leur traitement des parties attendues de ce type de discours, les particularités transmises ou non de leur rhétorique encomiastique et persuasive, enfin les traces et les efforts d’une pensée cherchant à allier humanisme et christianisme dans la célébration de la mort. Nous commencerons par analyser la

26Ibid., p. 251.

27 Irina Dzero, « The Quill Pen in a Funeral Oration : Clément Marot Appropriates the Ancient Genre »,

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pratique de la consolation chez Lemaire, « petit » indiciaire déployant, dans chacune de ses déplorations mais de façon toujours renouvelée, ses talents rhétoriques pour persuader les Grands pour lesquels il travaille. Ensuite, nous étudierons l’évolution de la déploration funèbre chez Cretin, de plus en plus marquée par les arguments chrétiens de la consolation. Une telle évolution semble avoir inspiré Clément Marot, dont les poèmes funèbres (déplorations et épitaphes) sont souvent la voix du courant évangélique qui naît dans les années 1520. Enfin, outre Cretin, rarement étudié aux côtés de Clément Marot, se trouve Jean, le père, dont certaines épitaphes semblent avoir directement influencé la pratique du fils.

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