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Déploration dudit Cretin sur le trespas de feu Okergan, Tresorier de Sainct Martin de Tours : quelle survie et quelle gloire ? de Tours : quelle survie et quelle gloire ?

III- Cretin : une déploration à échelle humaine

1/ Déploration dudit Cretin sur le trespas de feu Okergan, Tresorier de Sainct Martin de Tours : quelle survie et quelle gloire ? de Tours : quelle survie et quelle gloire ?

Bien que la chronologie des œuvres de Cretin soit encore très floue, il est néanmoins établi

que la Déploration sur le trespas de feu Okergan121fait partie des toutes premières pièces composées

par le poète. On y retrouve naturellement les topoï de la déploration funèbre, déjà examinés dans

la première œuvre de circonstance de Lemaire : pastorale évoquant aussi Le Roman de la Rose (« en

ung vergier peuplé de beau cypres », v. 41), songe encadrant (v. 27 à 240122), thème de la survie

par la gloire. C’est ce dernier thème qui est interrogé dans le cadre d’une déploration adressée par un poète à un musicien, qui a en outre des fonctions ecclésiastiques (trésorier de l’abbaye Saint-Martin de Tours et maître de la chapelle de chant du roi). Ainsi la déploration adressée au compositeur est-elle mise en balance par le fait qu’elle est écrite par un poète : si dans le songe ce sont les musiciens illustres qui sont invités à célébrer le défunt, une fois l’écrivain éveillé, ce travail est réitéré avec l’appui des poètes antiques et médiévaux. Comment comprendre ce

121 Guillaume Cretin, Œuvres poétiques, op. cit., p. 60-73.

122 « Lors sur ung lict du dur travail tendu, / Par grant courroux me mys plat estendu, / Ou je receuz d’ennuy si lourde somme, / Que fuz contrainct dormir et prendre somme. » (v. 17-20) et « O dur reveil, piteux à reciter ! » (v. 241).

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redoublement, cette juxtaposition des formes artistiques ? Nous montrerons que derrière cette apparente redondance, le discours de consolation avance ses lieux rhétoriques de façon progressive et ordonnée, de telle sorte que c’est finalement l’alliance de la musique et de la rhétorique qui permet d’assurer la survie par la gloire du défunt et la consolation de tous ceux qui le pleurent.

Lamentations et éloges de Musique

Tout d’abord, l’honneur d’Ockeghem réside moins dans ses fonctions administratives, son rôle auprès des princes qu’il a servis, que dans ses talents artistiques, comme le révèle la présentation du défunt, une fois nommé :

C’est Okergan, le vaillant Tresorier

De Sainct Martin, qui eust grant tresor hier, Et huy n’a riens, fort le merite seul

Que ores emporte avecques son linceul. (v. 37-40)

La rime équivoque entre « Tresorier » et « tresor hier » sanctionne la disjonction entre la richesse (honorifique et matérielle) liée à la fonction passée et leur vanité après la mort. En revanche, la rime entre « merite seul » et « linceul » met en valeur les éléments abstraits et concrets qui restent du défunt. Cet écart entre la vanité, désormais, de la fonction honorifique et la pérennité du mérite artistique explique les détours du poète et historiographe amené à attribuer un titre de

gloire musical, relevant d’un autre domaine123. À la différence de Lemaire, avec la mort

d’Ockeghem, Cretin fait la déploration funèbre non d’un prince (ou d’un protecteur) mais d’un artiste. Cette pratique n’est pas inédite puisque Deschamps, par exemple, avait composé une

ballade sur la mort de Guillaume de Machaut en 1377. Dans un article consacré à la Déploration sur

le trespas de feu Okergan, Thibaut Radomme124 rappelle également que « la complainte inspirée par la

mort d’un artiste n’est pas rare, de la Complainte de la mort de Jacques Milet de Simon Gréban (1466)

à l’Épitaphe de Jean Molinet pour le peintre Simon Marmion (1489), en passant par la Complainte de la mort de maistre George Chastellain tresclair orateur de Jean Robertet (1476). » Le poète a conscience de la particularité d’une telle célébration puisqu’il souligne que

[…] oncques de roy, ou de pape de Romme

N’ouy parler avoir veu tant plaindre homme. (v. 49-50)

123 Le titre de gloire religieux ne pose pas de problème pour Cretin qui se destine aux fonctions de chanoine, mais qui est surtout, comme tout un chacun – « seigneurs » et le « peuple » (v. 381) – un croyant pouvant prier Dieu.

124 « Guillaume Crétin et la Déploration sur le trépas de Jean Ockeghem : les chœurs, les cœurs et la poésie »,

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Le renom du musicien est tel, et sa perte est si grande, qu’ils causent des regrets supérieurs à ceux (qu’on imagine déjà grands) que causerait la mort d’un prince. La comparaison avec le « pape » rappelle aussi les fonctions ecclésiastiques du défunt et suggère que c’est autant du côté de l’art musical que de son œuvre de croyant que se trouve sa gloire et sa postérité. La gloire acquise dans l’au-delà s’accompagne d’une mise à distance de ceux qui sont restés ici-bas. Radomme explique ainsi que « si Guillaume Cretin met d’abord en scène une proximité forte et un rapport assez

intime entre l’artiste et lui-même, l’appelant le “bon seigneur que franchement amoye” (v. 29), il

le nomme plus loin le “filz” de Dame Musique (v. 62 et 99), créant, par l’intermédiaire de cette

prosopopée, une distanciation qui concourt à la consécration d’Ockeghem ». De plus le compositeur est désigné comme un savant, un docteur (v. 313), la musique faisant partie des arts du quadrivium. La déploration d’un musicien n’est pas moins élevée que celle du prince mais elle nécessite un personnel propre. Cretin sépare ainsi nettement, dans un premier temps, les

domaines poétique et musical dans la Déploration sur le trespas de feu Okergan. En effet, cette

« distanciation » du poète et du compositeur en termes de gloire se double d’une séparation

artistique. Du point de vue de la dispositio, l’éloge du défunt et la lamentation sur sa mort sont

redoublés : à celle de l’ami et poète se superpose celle des « chantres », effectuée à la requête de

Dame Musique125. Cretin commence par rappeler le lien d’amitié qui l’attache au défunt, lorsque

son songe lui fait voir « le monument » :

Du bon seigneur que franchement amoye,

Dont a present mon cueur pleure et larmoye. (v. 29-30)

Mais, on l’a vu, ce lien est rapidement effacé au profit d’un écart mettant en valeur le renom du musicien Ockeghem considéré en soi. Aussi Musique appelle-t-elle, dans le songe, tout le personnel mythologique et pastoral, éclectique et abondant, caractéristique de l’époque et relevant de son domaine.

Conformément aux impératifs du discours consolatoire, le premier temps est consacré à la lamentation du défunt, que justifie un éloge appuyé. Musique invite donc ses disciples à « plore[r] » le défunt (le terme revient anaphoriquement aux vers 63 et 66). Elle touche tout être vivant, tel que les « arbres et fleurs », « petitz oyseaux » et « preaux verdz » (v. 84-86), même si elle ne va pas jusqu’à émouvoir les pierres comme le ferait son disciple Orphée. Au vers suivant, Cretin qualifie ces lamentations musicales de « doulce armonye », soulignant la transfiguration

artistique, et déjà quelque peu consolatoire de l’expression musicale du deuil126. C’est sans doute

125 « Oultre me dit et chargea par expres / De publier et dire loing et pres / Aux chantres tous sa doctrine

ensuyvans / Que du deffunct, tant que seroient vivans, / En leur façon et composition / Feissent tousjours commemoration. » (p. 67, v. 231-236)

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cette harmonie musicale que le poète retranscrit dans les rondeaux de Tubal, David, Orphée et Chiron. Ces représentants de musique ne sont pas choisis au hasard. Tubal est ainsi présenté comme « le bon pere ancien, / Qu’on dit et tient premier musicien » (v. 100-101) : le fait que le pionnier de la musique s’exprime en premier sur la mort d’Ockeghem est déjà une forme d’hommage et souligne les apports immenses du défunt dans ce qui se présente comme une histoire de la musique. Ainsi met-il en valeur le talent artistique d’Ockeghem, souligne-t-il une technique impeccable :

C’est luy qui bien sceut choisir et atteindre Tous les secrets de la subtilité

Du nouveau chant par sa subtilité127,

Sans un seul poinct de ses reigles enfraindre ; Trente six voix noter, escripre et plaindre En ung motet ; est ce pas pour complaindre Celluy trouvant telle novalité ? (v. 108-114)

Ironiquement, c’est par l’art accompli d’Ockeghem dans le domaine de la plainte musicale que peut s’effectuer sa propre plainte de la façon la plus digne qui soit. Mais Ockeghem, chanoine et trésorier d’une abbaye, consacrait en outre son art musical au service divin, ce que la présence de David, compositeur des psaumes, met en valeur. Les figures mythiques d’Orphée et de Chiron semblent en outre constituer une première connexion entre les domaines musicaux et littéraires. Avec Chiron, en outre, l’éloge porte moins sur le talent du défunt que sur ses vertus personnelles, que révèle un physique irréprochable :

Tant beau, tant net de corps et de visage Fut en son temps, et jamais n’eust usage

De consentir ung fait mal compassé. (v. 175-177)

L’alliance des vertus physiques et morales est un topos. Mais le changement des arguments

d’éloges, du domaine artistique au personnel, rappelle les pleurs initiaux du poète et surtout préparent sa reprise en main de la déploration, une fois le songe achevé. Entièrement consacrés à la lamentation, le songe et la mise en scène de Musique et de ses disciples ne sortent pas de leur douleur – tout au plus celle-ci est adoucie par l’« armonye » (v. 215) de leurs chants ou par le nombre des pleurants :

La personne est ainsi en son deuil consolee Quand aucun voit qui compaigner la vueille,

Ung cueur dolent quiert qu’ung aultre se dueille. (v. 204-206)

Ainsi se multiplient les figures de musiciens, en une liste qui a moins vocation de singulariser les compositeurs et de détailler leurs facultés utiles pour la lamentation, que de faire voir leur nombre par une énumération qui s’étend sur cinq vers (v. 209-213). Il faut enfin noter que les propos de

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Sapho, Mercure ou Pan, c’est-à-dire des figures de poètes, sont évoqués au discours narrativisé (v. 185-208), comme si leur intention rhétorique – inviter aux pleurs – voire leur seule présence, importait plus que le détail de leurs discours. Cela rend plus sensible la rupture rhétorique et thématique que va opérer Cretin à son réveil.

En effet, le poète ne répond guère à l’impératif de Dame Musique, qui lui demande « d’enregistrer tout ce qu’[il] avoi[t] veu » (v. 230) et

De publier et dire loing et pres

Aux chantres tous sa doctrine ensuyvans, Que du deffunct, tant que seroient vivans, En leur façon et composition

Feissent toujours commemoration. (v. 231-236)

En effet, comment un poète peut-il dire ce qu’il voit, alors que l’essentiel de la scène – l’expression de la douleur et son adoucissement par la transfiguration artistique – relève du domaine musical ? Comment défendre une commémoration s’il est incapable de rendre compte

de ce dont il faut se rappeler ? Avant Lemaire et l’impasse de Peinture dans le Plainte du Désiré,

Cretin se voit obligé de changer de medium artistique et ce faisant, il change le discours.

Le travail des orateurs et historiens

La brutalité du réveil du poète (v. 240) montre que le travail du deuil et la consolation qui lui succède sont loin d’être aboutis, en dépit des éloges appuyés du défunt et de la « commemoration » requise par Musique. En outre, la douleur appelée, renforcée par Musique est telle que le poète en est muet :

Comment pourray sans me necessiter En ce papier coucher ditz ne escriptz ? Veu que ne puis cueur ne bouche inciter, Langue ne voix esmouvoir, n’exciter

A prononcer fors pleurs, plainctes et criz. (v. 241-246)

Il lui faut donc changer de domaine, changer de propositio rhétorique pour retrouver la voix et

accomplir la « commemoration » attendue. Aussi l’appel des orateurs antiques (v. 253-258) et des historiens (v. 265-275) se double-t-il d’un changement de projet rhétorique : l’éloge ne sert plus à la lamentation mais à une consolation fondée sur l’exemplarité et la pérennité du souvenir du défunt. Les auteurs antiques (Cicéron, Virgile, Boèce, Properce, Tibulle ou Catulle) sont ainsi des modèles pour « avoir les faictz honnorez » (v. 259) d’Ockeghem. George Chastelain, Alain Chartier, Simon Gréban, mais encore Meschinot, Milet, Nesson doivent aider le poète à faire la « memoire » (v. 275) du compositeur. Le poète feint en outre de s’étonner que Molinet n’ait pas produit de « petit volume » (v. 282) sur Ockeghem, tant celui-ci « digne est d’estre mys en

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cronicque128 » (v. 300). Enfin, Saint-Gelais est appelé à « adoulcir [l]es plaingz » (v. 302) du poète.

Le rappel de son « bruit » (v. 308) constitue évidemment un éloge adressé au prédécesseur et maître, mais aussi un argument rhétorique, car il servira à établir et asseoir le renom du défunt. De la maîtrise technique soulignée par les disciples de Musique, Cretin passe à la gloire que l’on peut en tirer ; du passé, il compose un projet rhétorique au futur ; enfin, le discours épidictique se fait délibératif, exhortatif. Les noms de poètes et orateurs sont nombreux et forment topiquement les jalons d’une histoire littéraire de la déploration funèbre et autorisent la parole de Cretin, lecteur de ces illustres exemples, à présent émancipé des impératifs irréalisables (ou

inadéquats) de Musique129.

L’éloge en huitains que Cretin, inspiré voire autorisé par ses modèles, formule ensuite repose sur des arguments très différents de ceux de Musique et ses disciples. Il met tout d’abord en valeur des vertus humaines et sociales du défunt, qui était raisonnable, charitable, sensible au decorum, travailleur... (v. 325-340). Ces vertus personnelles reprennent et explicitent la déclaration d’amitié de Cretin au début du poème, rapidement écartée au profit de la reconnaissance technique du travail d’Ockeghem par ses pairs. Mais c’est pourtant bien le rhétoriqueur qui formule l’éloge le plus détaillé du défunt. Après avoir rappelé son zèle dans ses fonctions auprès des rois, Cretin donne une explication religieuse à son talent musical hors du commun : il s’agissait moins pour Ockeghem de chercher les honneurs de la reconnaissance par ses pairs, que d’accomplir du mieux possible un office divin. Le musicien était en effet

Tant amyable, humain, doux et traictable, Assez capable d’obtenir crosse ou mytre ; Oncques tel tiltre il n’emprint faire tistre, Mais au pulpitre alloit tout le premier : De Dieu servir estoit bon coustumier. Jamais ne fut ingrat de son scavoir, Pour le scavoir ay largement tesmoings ; De bien chanter a faict son plain devoir ;

De son avoir a bien voulu pourveoir [...]. (v. 352-360)

128 Ne peut-on voir, derrière cet éloge de Molinet, un défi lancé par un plus jeune poète, rattaché à la France et non à la Bourgogne ? Molinet composera deux épitaphes pour Ockeghem, l’une en latin et l’autre en français, étudiées par Jean-Claude Margolin dans « À travers quelques déplorations : pour un ‘‘tombeau’’ littéraire et musical de Jean de Ockeghem » (« ...La musique de tous les passe-temps le plus beau... ». Hommage à Jean-Michel Vaccaro, Paris, Klincksieck, 1998, p. 289-316). Armstrong, mais aussi Doudet, ont commenté par ailleurs ces rapports d’admiration et d’émulation (voire rivalité) entre Cretin et Molinet dans leurs échanges épistolaires : Estelle Doudet, « La relation épistolaire chez les Grands Rhétoriqueurs : une autre voie vers la Renaissance ? », dans La lettre dans la littérature romane,éd. S. Lefèvre, Orléans, Paradigme, 2008, p. 185-213 ; Adrian Armstrong, The Virtuoso Circle, op. cit., p. 133-135.

129 Cependant, Saint-Gelais, qui est mentionné en dernier, doit composer un « lay » et sert sans doute de

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En mobilisant les ressources des orateurs, historiens et rhétoriqueurs, Cretin formule un éloge plus complet, mais aussi plus humain d’Ockeghem que ne l’était celui de Dame Musique et de ses disciples, à quelques nuances près – lesquelles, on le verra, préparent l’alliance finale de la musique et de la rhétorique au service de la foi. En effet, c’est cet éloge, ainsi ordonné et reposant sur d’autres arguments qu’un génie personnel, qui permet à la fois de faire d’Ockeghem un

exemple digne de postérité (« c’est ung nota que chacun doit apprendre », v. 364), et de ressaisir

son travail divin au service de sa propre remise à Dieu :

Ses bienfaiz l’ont de tout péché lavé, Et Sainct Martin de perdre l’a saulvé, Qu’il a requis et servy loyaument ; De tous ses layz il a fait le payement Sans en charger ne parent ne affin ;

La bonne vie actraict la bonne fin. (v. 375-380)

L’intégrité d’Ockeghem dans ses fonctions religieuses est un argument de consolation130.

L’alliance de la rhétorique et de la musique pour une consolation religieuse

Dans les dernières strophes du poète éveillé, ce sont à nouveau des disciples de Dame Musique qui sont appelés pour composer sur la mort d’Ockeghem : des musiciens contemporains (v. 397-404), le successeur d’Ockeghem (« Maistre Everard », v. 405) et même des « enffans du cueur » (v. 413). Mais leur propos, à la faveur de l’intervention de Cretin et de l’art rhétorique, n’est plus plaintif et redondant (ce que la forme circulaire des rondeaux trahissait sans doute) : les pleurs et éloges se font chants et exemples pour « recorder » la perte de celui-ci (v. 404). Son œuvre musicale et morale n’est plus seulement le prétexte de la plainte, elle devient celui d’une consolation reposant sur la certitude que le défunt sera récompensé et bienheureux dans l’au-delà :

Chantres, plorez ce notable Seigneur, En visitant ses doulx chantz angelicques ; Il a esté de vertu enseigneur,

L’appuy, l’apport, le seul piller d’honneur, Et clair myrouer des ecclesiasticques, Le vray guydon de tous bons catholiques, Des simples gens familier exemplaire ;

Plaisant a tous, a Jesus puist il plaire. (v. 389-396)

Dans sa partie consolatoire, la déploration funèbre se fond avec les chants des musiciens et se fait prière à Dieu pour « qu’il reçoive a son hoste / Le Tresorier dit Okergan, affin / Qu’en Paradis

130 Peut-on également voir dans cette intégrité à récompenser chacun selon son dû et sans favoritisme une

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chante a jamais sans fin » (v. 418-420). La musique retrouvée, recontextualisée dans une nouveau projet rhétorique, permet à la fois le souvenir, l’hommage au défunt en faisant ce qu’il aimait, la prière et la perpétuation de son œuvre (les deux étant interdépendantes). Contrairement à l’action essentielle mais limitée requise des rhétoriqueurs – groupe de poètes dans lequel Cretin, malgré ses protestations d’humilité, s’inclut – la musique mise en scène précédemment traite le versant religieux du travail d’Ockeghem. Elle permet de concilier les référents païens, bibliques et historiques mentionnés pêle-mêle par Cretin, à la suite d’une longue tradition de déplorations funèbres (que Lemaire illustre encore) : la structure du poème passe ainsi de la pompe funèbre d’apparence chrétienne – avec chants religieux (« psaultiers, vigiles et prou messes », v. 92) – au cadre bucolique païen de type « grande rhétorique » – associant virtuosité formelle (les rondeaux insérés) et savoir encyclopédique (les musiciens fondateurs) – avant de revenir à la musique divine et à la prière qui clôt le poème. Cette prière, topique, est ici remotivée par la nature du défunt, qui composait précisément en l’honneur de Dieu. L’accueil par Dieu du défunt apparaissait déjà, brièvement mais en toute logique, dans le rondeau du psalmiste David (« Dieu le scavra tres bien stipendier », v. 137), mais aussi dans le rondeau de Chiron, qui distinguait déjà les pleurs que causent la vue du corps de la réjouissance supposée par la paix de son esprit (v. 182-183). Il faut ainsi souligner le travail éthique de Cretin qui prête à chaque musicien fondateur convoqué des propos et une tonalité rappelant leur histoire. Aussi peut-on encore ranger cette évocation

chrétienne sinon au rang des topoï, du moins à égalité avec les thèmes mythologiques et

historiques que développe chacun des musiciens. L’évocation de la musique, son histoire et ses artistes, réconcilie, dans une vaste fresque chronologique (des origines – Tubal, David, Orphée –

aux noms les plus contemporains tel Josquin Des Prés), des topoï traditionnels de la déploration

funèbre des Rhétoriqueurs (éloge, lamentation formulée par des artistes plus renommés que le poète, gloire et prière) avec la prise en compte de la spécificité du défunt (et peut-être aussi du