• Aucun résultat trouvé

Utilité et méthodologie de l’approche selon le type de discours

« Déploration », « plainte », « complainte », « regrets », « élégie » ou « épitaphe » sont autant de termes employés par les poètes pour intituler leurs compositions en hommage à un mort.

Ainsi trouve-t-on, entre autres poèmes, dans notre corpus, La Plainte du Désiré ou Les Regretz de la

Dame Infortunee sur le trespas de son treschier frere unicque de Lemaire ; la Déploration sur le trespas de feu Okergan, la Plainte sur le trespas de Byssipat, ou encore la Plainte sur le trespas de feu maistre Jehan Braconnier, dit Lourdault de Cretin ; l’« Epitaphe de Triboulet, fol du roy Louis XIIe », l’« Epitaphe de la feue royne Anne », l’« Epitaffe de la feue Royne Claude de France » de Jean Marot ; et enfin,

de son fils, les sections « Complainctes et Epitaphes » de L’Adolescence clémentine de 1532 et celle

des « Elégies » de La Suite (qui comprend trois pièces funèbres), la Déploration de Florimond Robertet

ou encore la Complainte de Guillaume Preudhomme. Si jusqu’à présent nous avons parlé de

« déploration funèbre » pour désigner l’ensemble de ces textes, il convient désormais de s’en expliquer et de préciser ce que chaque intitulé recèle d’attendus poétiques et rhétoriques avant d’interroger un type de discours absent des titres mais bien présent dans un grand nombre de poèmes : la consolation.

En dépit de la variété des titres des poèmes, nous avons choisi l’expression de « déploration

funèbre » pour les désigner. Traduction imparfaite de l’oratio funebris, dans laquelle la dimension

oratoire disparaît au profit d’un terme renvoyant plus au travail poétique (« déploration »), cette expression permet de rattacher l’ensemble de ces poèmes à un type de discours à partir duquel réfléchir. Car cette désignation est déjà un geste d’interprétation rhétorique : reconnaissant dans

ces poèmes un ensemble de critères propres à l’oratio funebris (le thème de la mort, une

composition comprenant une lamentation fréquemment assortie d’une invective contre la mort, un éloge du défunt, une consolation et une exhortation aux vivants), nous les rattachons donc à ce type de discours afin ensuite de pouvoir mesurer le respect ou non de l’ensemble de ses attendus, le traitement singulier des conventions qui y sont attachées (c’est là que le littéraire

prend le relais du rhétoricien4). Dans la mise en scène ou l’idéologie de chacune des parties du

4 Voir, sur l’utilité de l’analyse rhétorique en ce domaine, l’article de Francis Goyet, « Le problème de la

typologie des discours », Exercices de rhétorique [En ligne], 1 | 2013. URL :

37

discours, des motifs peuvent être récurrents (tel le songe), évoluer (nature du défunt, traitement de l’allégorie, critères de l’éloge), disparaître (arguments de lamentation, temple à la gloire du défunt) ou apparaître (orthodoxie religieuse, exigence éthique de sincérité), sans toutefois – comme nous le verrons – que ces évolutions soient systématiquement dues à la plume de

Clément Marot, ni même à sa maturité poétique (par opposition avec son Adolescence). C’est donc

à travers ces lectures rhétoriques précises que nous établirons des ruptures et des filiations, par-delà d’éventuelles réécritures de quelques vers ou de tout un poème.

Avant de décrire l’oratio funebris, un point méthodologique sur les manuels rhétoriques que

nous utiliserons s’impose. Il est difficile en effet de se référer, pour le XVIe siècle, à des traités de

rhétorique recensant et décrivant les types de discours. Les poètes du XVIe siècle, nourris de

l’enseignement rhétorique5, ont à leur disposition les traités de rhétorique de l’Antiquité, mais qui

se bornent dans l’ensemble aux grands genres de discours (démonstratif, délibératif et judiciaire). Font exception, pour l’oraison funèbre, les traités de Ménandre et du pseudo-Denys. Les arts de seconde rhétorique, qui fleurissent à la fin du Moyen Âge, se concentrent sur les formes

poétiques et la versification6. Les arts poétiques qui leur succèdent ne sont guère d’un plus grand

secours, en offrant une approche thématique et formelle : Sébillet7 range sous un même chapitre

les complaintes et déplorations et signale la multiplicité des formes qu’elles peuvent prendre (complainte, épitaphe, élégie voire même, chez Marot qui est son exemple presque unique, églogue), tout en traitant prioritairement (mais pas exclusivement) de la mort et en étant

majoritairement constituées de décasyllabes à rimes plates. Plus utiles, et datant du début du XVIe

siècle, sont les traités épistolaires : le classement des différents types de lettres, dans Le Grant et

vray art de pleine rhetorique de Fabri8 ou le De Conscribendis epistolis d’Érasme9 par exemple, croise en

de discours » pour désigner les sous-genres du délibératif, du démonstratif ou du judiciaire. Voir également les articles de Christine Noille, « Les genres du discours dans l’ancienne rhétorique : listes, schémas et

mode d’emploi, avec un exemple (le discours de Germanicus) », Exercices de rhétorique [En ligne], 3 | 2014.

URL : http://rhetorique.revues.org/337 ; DOI : 10.4000/rhetorique.337 et « La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples », Papers on French Seventeenth Century Literature, 2014, XLI, 82. 5 Au sujet de Lemaire, voir Jenkins, Artful Eloquence, op. cit.

6 Voir le Recueil d’Arts de seconde rhétorique, édité par Ernest Langlois (Paris, Imprimerie Nationale, 1902). 7Art poétique françois, éd. Francis Goyet, Paris, STFM, 1988, livre II, chap. XII, p. 178-179.

8 Paru en 1521, mais rédigé à la fin du siècle précédent, ce traité se rapproche des dictatores médiévaux et compile plusieurs sources italiennes du XVe siècle : les chapitres concernant les épîtres sont ainsi une traduction du Modus epistolandi de Francesco Negro, paru à Venise en 1488. Nous nous servirons de l’édition du Grant et vray art de pleine rhetorique, donnée par A. Héron (Genève, Slatkine Reprints, 1969 [Rouen, 1889-1890]).

9 Dans ce traité paru en 1522, Érasme exprime sa critique des artes dictaminis médiévaux et des traités épistolaires contemporains qui en reconduisent le formalisme excessif. Nos références portent sur le De conscribendis epistolis, dans les Opera, éd. Jean-Claude Margolin, Amsterdam, North-Holland, 1971, I, t. 2, p. 309-579.

38

effet précisément celui des types de discours. Mais ces traités sont, précisément, épistolaires : ils se situent dans le cadre d’une « conversation entre absents » qui, même dans un contexte hiérarchique marqué, ne saurait entièrement rendre compte de la rhétorique d’un poète s’adressant par devoir à un monarque et par extension à toute une cour ou une nation. En outre, l’oraison funèbre n’y est pas théorisée, étant un genre de discours qui n’appelle pas d’échange, contrairement à la lamentation ou la consolation par exemple. Mais ils apportent tout de même un éclairage précieux sur ces deux aspects de la déploration funèbre. Leur intérêt peut même s’étendre aux quelques poèmes de Lemaire ou Marot où sont exploités les ressorts rhétoriques de

la conversation entre absents, dans un contexte épistolaire (ainsi des Épîtres de l’Amant vert ou des

élégies de Marot) ou non (dans les épitaphes du poète quercinois). Les manuels proprement

rhétoriques abordant les types de discours sont plus tardifs : citons Scaliger10, mais aussi Vossius11

ou Pajot12 au début du XVIIe siècle. Quoique largement postérieurs aux poètes du début du XVIe

siècle, ces traités n’en sont pas moins utiles, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ils théorisent des pratiques antérieures, appuient leurs théories sur les Antiques : sans avoir été lus par nos

poètes, ils peuvent néanmoins les décrire. En outre, Vossius s’appuie largement sur le De

conscribendis epistolis d’Érasme et réécrit des passages de Scaliger, également contemporain de Marot. Enfin, les ressources de la rhétorique agissent pour nous comme des « opérateurs de description et embrayeurs d’interprétation » (pour reprendre les termes de Christine Noille) et ne sont pas envisagées selon leur portée prescriptive : que ces traités n’aient fourni aucun précepte aux poètes qui nous intéressent ne signifie pas que pour nous, lecteurs, ils n’aident pas à

comprendre les enjeux des poèmes du XVIe siècle et, en l’occurrence, le découpage des

déplorations funèbres en parties différenciées.

10 Ses Poetices libri VII paraissent à Genève en 1561. Des considérations sur les types de discours poétiques sont contenues au livre III. Sur les sources de cet ouvrage, on consultera les communications d’Acta Scaligeriana. Actes du Colloque International organisé pour le Ve centenaire de la naissance de J.-C. Scaliger, éd. Jean Cubelier de Beynac et Michel Magnien, Agen, 1986, deuxième partie « La poétique (sources méthodes, fortune) », p. 63-169.

11Rhetorices contractae, sive Partitionum Oratoriarum libri quinque, première édition à Leyde, J. Maire, 1621.Nous disposons d’une édition récente de ses chapitres sur l’oraison funèbre et sur la consolation grâce à Christine Noille (« La rhétorique de l’oraison funèbre : présentation, traduction, exemples », art. cité et « La forme du discours consolatoire dans l’ancienne rhétorique », manuscrit en cours d’édition).

12 Pajot, Charles, Tyrocinium eloquentiae, sive Rhetorica nova, et facilior, (1re éd. 1647), Cambrai, Frères Dufour, 1650. Au livre III, se trouvent trois chapitres sur les « variae orationes » ou types de discours. L’oratiofunebris

39

Description de l’

oratio funebris

et de la

consolatio

Le discours funèbre comprend plusieurs parties : un éloge, une plainte (la transition entre ces deux parties étant assurée par la démonstration de la perte subie), une consolation et une exhortation adressée aux vivants. S’il s’agit d’une oraison funèbre à l’occasion d’un anniversaire de la mort, la consolation est supprimée car elle n’a plus guère de sens, mais ce cas de figure ne concerne pas les déplorations des Rhétoriqueurs, dont les écrits ont pour vocation de se tenir au plus près des événements de cour qu’ils relatent. Scaliger recommande en outre aux poètes l’amplificatio pour accroître le pathos de la lamentation et de l’explication de la perte subie13. Le discours funèbre « type », c’est-à-dire le schéma (ou « canevas », pour reprendre le mot de Noille) à partir duquel les auteurs modulent leurs propres oraisons funèbres, adaptées aux circonstances, recouvre donc des gestes rhétoriques variés : l’éloge relève du genre épidictique et est fortement lié à la lamentation, qui reprend des lieux de l’éloge de façon pathétique, tandis que la consolation relève du genre délibératif, puisqu’il s’agit de convaincre l’auditoire que le mort n’est pas à

plaindre, que la perte subie peut être compensée, ce qui se traduit in fine par une exhortation.

L’oratio funebris est ainsi composée de parties étant elles-mêmes des types de discours et pouvant faire l’objet d’une étude séparée dans les manuels de rhétorique. Parmi ces « sous-types » de

discours de l’oratiofunebris, nous nous intéresserons en particulier à la consolation.

Dans leurs études parallèles sur la déploration funèbre au Moyen Âge et à la Renaissance, Christine Martineau-Génieys et Claude Thiry notaient tous deux le passage, avec les rhétoriqueurs

bourguignons, du planctus à la consolatio14: le poème adressé au protecteur (ou éventuel futur

protecteur) qui vient de perdre un proche ne se contente plus de faire l’éloge du défunt, à la gloire de la maison à laquelle il appartient, mais s’efforce de plus en plus de faire oublier le deuil et de rendre la mort acceptable. De rang inférieur à celui de ses protecteurs, le rhétoriqueur leur donne pourtant une leçon de conduite, reposant sur les enseignements de l’histoire et les valeurs partagées. Quoique parfaitement fondée d’un point de vue moral et politique, la consolation est donc une partie délicate à gérer pour le poète s’adressant à un supérieur et désirant le reprendre alors que ni son rang, ni les circonstances (celles d’un deuil d’autant plus douloureux que le poète a fait un éloge sans réserve du défunt) ne favorisent l’expression et la réception d’une telle leçon. Les recommandations des rhétoriciens et épistolographes au sujet de la consolation vont donc nous permettre de comprendre comment les poètes, en particulier Lemaire, mais aussi Cretin et

13Julii Caesaris Scaligeri, viri clarissimi, Poetices libri septem : I. Historicus II. Hyle III. Idea IIII. Parasceve V. Criticus VI. Hypercriticus VII. Epinomis, Ad Sylvium filium, Genève, Jean Crespin, 1561, p. 167-169.

14 Christine Martineau-Génieys, Le thème de la Mort, op. cit., p. 355 (sur Le Throsne d’Honneur de Molinet) et Claude Thiry, La Plainte funèbre, Brepols, Turnhout-Belgium, 1978, p. 34-35.

40

Marot, conduisent leurs discours funèbres de façon à rendre leur consolation audible sans violence ni inconvenance.

Scaliger insiste sur l’importance des rapports entre le consolateur et le consolé15 : l’inférieur

comme le supérieur pourront témoigner de leur empathie vis-à-vis de celui qu’accable la douleur, mais seul le supérieur pourra lui adresser des remontrances s’il manifeste un esprit trop faible. Les poètes de cour étant naturellement dans le premier cas (du moins lorsqu’ils s’adressent à un protecteur), il convient pour eux de montrer longuement leur empathie par rapport à la personne endeuillée. Celle-ci peut naître du partage de la douleur (le consolateur est également affecté par la perte) ou plus simplement de l’affection que le consolateur porte à celui qui souffre (ressort, on le devine, plus marotique que lemairien). La nécessité de cette première partie est récurrente dans

les traités rhétoriques et épistolographiques consultés, et Fabri (dans Le Grant et vray art de pleine

rhetorique) l’exprime ainsi :

En la premiere [partie de la lettre de consolation], nous declarerons la douleur que nous avons de telle fortune, laquelle nous estimons être advenue à nous mesmes, tant l’aymons, et nous efforçons de lui croistre sa douleur. (p. 238)

Quoique nécessaire, la première partie de la consolation semble paradoxale, puisqu’elle consiste non pas à alléger la souffrance mais bien à en manifester toute l’ampleur, voire à la « croistre ».

C’est grâce à elle que le consolateur se forge un éthos bienveillant et se rend capable, ensuite, de

donner des conseils à propos d’une situation qui l’affecte autant que son auditeur ou lecteur. Cette première partie de la consolation croise en outre les impératifs de l’oraison funèbre, qui s’étend tout d’abord sur l’éloge du défunt et la plainte de ses proches ou de la nation, soulignant la gravité de la perte subie. Elle n’est donc pas toujours envisagée comme partie prenante du discours consolatoire, même si elle lui est nécessaire. Le consolateur montre ainsi qu’il ne cherche pas à nier la douleur, et il importe qu’il se montre clair quant à cette possible intention, dès le début de son discours, en plaignant la mort autant que son interlocuteur, faute de quoi la personne endeuillée ne saurait considérer comme valides ses arguments. Ceux-ci reposent sur l’honorable, l’utile, le nécessaire, l’agréable ou enfin le possible. Ils sont exposés dans un second temps, qui voit un renversement dans la conduite du discours, comme Fabri le fait remarquer :

En la seconde [partie], nous nous convertiron [sic] en consolation, en demonstrant par plusieurs raisons, et trois du plus, comme il ne s’en fault point encor marrir. Et par ce conclurrons que il doibt prendre en soy confort. (p. 238)

15Julii Caesaris Scaligeri, viri clarissimi, Poetices libri septem, op. cit., p. 168 : « Consolator aut est major, aut minor, aut æqualis. Magnitudinem intelligo, aut imperio, aut dignitate, aut opibus, aut sapientia, aut ætate » : « Celui qui console est soit un supérieur, soit un inférieur, soit dans une relation d’égalité. Je comprends la grandeur en termes de pouvoir, de dignité, de richesses, de savoir ou d’âge » (trad. Christine Noille).

41

Fabri laisse entendre que ce qui précédait n’était pas du type de discours de la consolation, qui

n’apparaît qu’en vertu d’une « conversion » de l’éthos du consolateur : d’affaibli, il devient capable

de surmonter le deuil16. En effet la première partie s’apparente plus à un éloge funèbre, même si

sa portée persuasive, dans le cadre de la consolation, est réelle. Déploration funèbre et consolation ne sauraient donc être envisagées séparément malgré des intentions qui peuvent

paraître opposées et une qualification générique différente. Érasme, dont le De conscribendis epistolis

est pourtant souvent critique envers les traités épistolographiques antérieurs parce qu’ils ne

prennent pas assez en compte le decorum (c’est-à-dire les circonstances particulières entourant la

rédaction de la lettre) confirme pour cette même raison l’importance de ces deux moments dans

le traitement de la consolation17 : face à un esprit qui fait preuve de stoïcisme, on peut se

contenter d’exposer ouvertement et sans autre ménagement les arguments selon lesquels il n’y a pas de raison de souffrir. Mais face à un esprit affaibli par le deuil, on procèdera par insinuation, en disant d’abord qu’il est impossible de consoler de cette perte, qu’on ne veut pas même le faire,

tant on partage la douleur de l’interlocuteur endeuillé. Cette captatio benevolentiæ effectuée, on peut

alors en venir progressivement aux arguments de la consolation, qu’Érasme classe en allant des plus minces aux plus rigoureux. Un parfait exemple de cette démarche est donné dans la lettre de Servius Sulpicius à Cicéron, sur la mort de sa fille Tullie.

L’étude de la déploration funèbre, dans notre corpus, passe donc nécessairement par une

réflexion sur la consolation, ses arguments éthiques, politiques et religieux. Une fois les différentes parties du discours identifiées, il devient aisé de montrer les filiations ou les ruptures dans leur traitement, qui relèvent de questions idéologiques autant que poétiques. Afin de mieux

comprendre cette évolution au tournant du XVIe siècle, il convient à présent d’interroger la

pratique de la déploration funèbre en diachronie afin de mettre au jour les enjeux de ses mutations et de mieux comprendre les choix opérés par Lemaire, Cretin et les deux Marot.

16 Notre formule de « conversion » de l’éthos joue sur les mots de Fabri. Son « nous nous convertiron en

consolation » veut dire exactement : « nous passerons à un autre type de discours, la consolation » (cf.

Gaffiot, s. v. converto, I, 2 : se convertere, « se détourner vers », convertere aliquid in rem suam, « détourner quelque chose à son profit »).

42

2/ Remarques diachroniques sur le flottement générique de la déploration