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Les regretz de la Dame Infortunee sur le trespas de son treschier frere unicque et Des Anciennes pompes funeralles : inquiétudes politiques et poétiques Anciennes pompes funeralles : inquiétudes politiques et poétiques

II- Lemaire : l’efficacité rhétorique de la consolation

5/ Les regretz de la Dame Infortunee sur le trespas de son treschier frere unicque et Des Anciennes pompes funeralles : inquiétudes politiques et poétiques Anciennes pompes funeralles : inquiétudes politiques et poétiques

Après le magnus opus littéraire et rhétorique que constitue La Couronne Margaritique, et le

pendant brillant des Épîtres de l’Amant vert, Lemaire ne revient pas sur la consolation dans Les

Regretz de la Dame infortunee sur le trespas de son treschier frere unicque. Le titre du poème – « regrets » – ainsi que son énonciation particulière – Lemaire prête sa voix à sa protectrice endeuillée – ne supposent d’ailleurs aucune démarche de consolation. En effet, dans cette nouvelle déploration de Lemaire, Marguerite exprime son affliction après la mort de son frère, Philippe le Beau, survenue le 25 septembre 1506. La rhétorique de cette composition, tant du point de vue de l’inventio que de l’elocutio, semble faire signe vers un blocage de la déploration qui ne peut plus aboutir à une consolation.

Après avoir évoqué les malheurs cumulés au cours de sa vie et fait l’éloge du défunt, Marguerite procède à une invective topique contre la mort :

Mort effroyant plus que fouldre ou tonnoire,

Mort trescruelle, infame, horrible et noire116 [...]. (v. 85-86)

La recherche formelle de ce poème – tout en rimes féminines, souvent riches – est aussi marquée par la réflexion sur la lettre M, à l’initiale du prénom de Marguerite et de ses parents morts, et qui sert une série de rimes senées :

Puis on voit M. ou nom de Marguerite, qui signifye, et sans mon demerite, Meschief maling, Martire et Mal austere ; si croy de vray que soubz ceste M. habite Misere et Mort ou Malheurté mauldicte,

Marrison morne et tout mauvais mistere. (v. 43-48)

Un tel jeu formel reproduit le delectare ostensible de leur poésie mais, contrairement à ce qui se

passe dans La Couronne Margaritique, celui-ci ne sert pas à préparer les arguments de la consolation.

En effet, le poète dresse ensuite le tableau du chaos qui règne en l’absence du roi et la déploration ne se clôt pas sur la perspective d’une consolation triomphante mais sur un futur incertain, triste et effrayant, où l’harmonie du passé ne refait pas surface :

Devant les yeux se présente ung abisme confuz, estrange et sans sort unanime des cas futurs dont de peur je m’effroye ;

116 Nos références renvoient à l’édition de Pierre Jodogne, « ‘‘Les Regretz de la Dame Infortunee’’ de Jean

Lemaire de Belges », dans Hommages à la Wallonie : mélanges d’histoire, de littérature et de philologie wallonnes offerts à Maurice A. Arnould et Pierre Ruelle, éd. Hervé Hasquin, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1981, p. 321-334.

103 tout est meslé, n’y a raison ne rime ;

tout est en bransle et dangereux estime, tout sera mis hors de rigle et de roye [limite]. Helas, mon frere, estant jadis ma joye, ta mort nous fait de ces maux tel montjoye et ton amour m’est bien chiere, or a prime jeune, beau, riche autant que nul que je oye, comme plus grant tous les jours te songeoie,

tu m’es failly par Mort et par son crime. (v. 157-168)

Comment expliquer un tel retour au planctus de Lemaire, après des recherches si

approfondies sur la rhétorique de la consolation dans les précédentes déplorations funèbres ? On a vu que l’absence de consolation reposait sur le choix énonciatif du poète, qui prête sa voix à

celle qui aurait précisément besoin d’être consolée, une nouvelle fois. Contrairement à La

Couronne Margaritique où Lemaire cherchait à asseoir sa position d’historiographe auprès de

Marguerite, il n’a plus rien à prouver dans ses Regretz de la Dame Infortunee sinon, justement, qu’il

partage l’inquiétude personnelle et politique de Marguerite au sujet de la mort de Philippe le Beau, roi de Castille. Lemaire a d’ailleurs déjà expérimenté avec succès cette pratique du masque avec Les Epîtres de l’Amant vert. Quant à la partie épidictique et historiographique du compte rendu de cette mort, elle sera assurée en 1507, avec la chronique de la cérémonie funèbre de Philippe le

Beau, ainsi qu’avec le traité Des Anciennes pompes funeralles adressée à Marguerite la même année,

dans lequel figurent quatre chapitres sur la déification des empereurs romains considérés comme

les « ancestres » des Habsbourg117. Dans les Regretz de la Dame Infortunee, Lemaire se sert donc de la

voix de Marguerite pour évoquer avec inquiétude les conséquences politiques de cette nouvelle

mort, comme il l’avait déjà fait dans La Couronne Margaritique. Eubanks rappelle dans un article

consacré à ce poème118 les troubles en Espagne et aux Pays-Bas qui font suite à la mort de

Philippe le Beau : le roi laisse en effet cinq enfants et une épouse folle, donc personne qui puisse prendre sa succession, ce qui induit des troubles dans le royaume et à ses frontières. Il explique ainsi les images de chaos développées au cours du poème et résumées dans la première moitié de la strophe citée ci-dessus. De plus, poursuit Eubanks, la mort du roi protecteur causait une réelle

instabilité économique pour le poète protégé, et de nombreux vers des Regretz de la Dame Infortunee

117 Jean Lemaire de Belges, Des Anciennes pompes funeralles, éd. Marie-Madeleine Fontaine, Paris, Société des textes français modernes, 2001, chapitres XV à XVIII. Lemaire introduit ainsi ce développement : « Dont et affin, Princesse illustre, que vostre benignité, entremy les laborieuses obligacions de la choze publicque, s’y recree quelque foys à la lecture de ses antiquitez, et que vous voyez comme les ancestres du Roy vostre pere Cesar Auguste estoient colloquez au ciel et mys aux rencz des dieux immortelz par les successeurs et subjectz, je prolonguerey ung petit le conte, car ce m’a bien semblé chose digne d’estre ramentevee » (p. 34).

118 « Poetic self-assertion in Jean Lemaire de Belges’s 1506 ‘‘Les Regretz De La Dame Infortunee’’ »,

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peuvent ainsi renvoyer à des préoccupations financières de Lemaire, tels ceux-ci, où le poète explique la raison qui motive sa plume :

pour deplorer la mort tresdommageuse qui tant me plonge en parfonde ruÿne. (v. 5-6)

Sans aller jusqu’à une lecture entièrement cryptée des Regretz de la Dame Infortunee, d’autant moins

valable que Lemaire conserve naturellement sa place à la cour de Marguerite de Bourgogne, on remarque effectivement dans les derniers vers de sa déploration un étrange croisement entre les images du désordre (politique) et la perte d’harmonie (poétique). Ainsi, au vers 160, l’emploi de l’expression, certes figée, « n’y a raison ne rime » invite malgré tout le lecteur à voir dans la fin d’une ère politique prospère la fin également d’une poésie qui, dans le cas de Lemaire, n’a jamais parlé que de mort. Ces derniers vers semblent donc bien fonctionner comme un point final pour la poésie funèbre de Lemaire ; et c’est pourquoi ils n’invitent pas à une suite qui serait de l’ordre de la consolation ou du discours à terminer par un « diligent lecteur », pour un destinataire

identifié. Cette idée est renforcée par l’effet récapitulatif des morts au début des Regretz de la Dame

Infortunee : après avoir évoqué « le trespas [...] de memoire amère » de la mère de Marguerite, la voix poétique rappelle la mort des « deux maris, beaux jeunes, puissants princes » que connut la princesse de Bourgogne. Ce faisant, Lemaire rappelle sa précédente déploration funèbre, sur la mort de Philibert de Savoie, deuxième époux de Marguerite, et renvoie à l’abondance de sa production en ce domaine. Œuvre auto-adressée ou point final d’une poésie uniquement funèbre, les Regretz de la Dame Infortunee ne pouvaient reconduire une consolation si brillamment menée

dans La Couronne Margaritique et Les Épîtres de l’Amant vert, et la nécessité d’attirer les faveurs d’un

protecteur, cette fois, ne s’imposait pas à Lemaire.

C’est au début du traité Des Pompes funebres antiques et modernes que Lemaire exprime le plus

explicitement l’idée qu’il a mené à son terme sa réflexion sur la poésie funèbre. En effet, à l’occasion de la mort d’Anne de Bretagne en janvier 1514, il n’écrit pas de déploration funèbre,

mais envisage à la place de remettre à sa fille Claude de France une réécriture du traité Des

Anciennes pompes funeralles, qui avait été composé en 1507, à la suite de la découverte d’une tombe gallo-romaine près de Bruxelles. Il compose alors un virelay double liminaire sous forme

d’oraison, dans lequel il résume sa carrière d’écrivain et sa vocation de poète funèbre119 :

Tu scez et vois que papier je ne dore Ny embelliz, de riens dont on puist rire, Ains sans cesser ay matiere d’escripre Les faictz dolentz de mort qui tout devore

Quand il te plait, O hault altitonnant. Du bon Bourbon, le trespas survenant

105 Me fit plourer, et puis tout d’un tenant J’ay deploré la perte de Ligny,

Savoye apres et Castille plaigny, Vecy la [qu]inte et la pis advenant

Quand il te plait.

S’il fault tousjours qu’en la fin je deplore Prince ou princesse en quoy faisant souspire Il m’en desplait, mais si de ton empire Grace je n’ay, je la quiere et implore

Quand il te plait. (v. 7-22)

Dans ces vers, Lemaire se plaint du piétinement de sa poésie essentiellement funèbre et semble inviter sa lectrice à consulter ses précédentes œuvres pour y trouver les développements nécessaires sur la déploration et la rhétorique de la consolation. Les derniers vers en particulier, adressés à Dieu, soulignent la précarité du poète devant sans cesse produire des chefs-d’œuvre et faire ses preuves auprès de nouvelles cours : Lemaire recherche la « grace » divine, mais certainement aussi courtisane, et la reconnaissance d’une œuvre poétique si contrainte dans ses thématiques et pourtant, on l’a vu, si variée dans la façon de traiter la déploration, si fine quant au traitement de la consolation.

De la conformité au maître Molinet à l’inquiétude sur le sort du poète privé de son protecteur, Lemaire mobilise dans ses déplorations funèbres tous les lieux et arguments qui soulignent sa vocation de poète de cour (même s’il ne renie pas, au contraire, la perspective d’une diffusion imprimée, plus vaste, de ses déplorations). Le parcours de Lemaire dans ses grandes déplorations funèbres manifeste l’importance croissante d’une consolation dont l’efficacité repose sur la prise en compte de la singularité du destinataire du poème (dont le choix est parfois problématique) ainsi que sur la mise en place d’une rhétorique respectant la temporalité du deuil et les relations hiérarchiques qui obligent à avancer un discours délibératif de façon masquée. Ancré dans la réalité de la carrière du poète de cour et témoin de la transition entre poésie médiévale et renaissante, ce changement de geste rhétorique qui gouverne la déploration lemairienne, avec ses difficultés et ses impasses (notamment quant à l’identification d’un destinataire privilégié), se retrouve dans le parcours de Clément Marot.

Il faut en outre noter, chez Lemaire, la ténuité des références chrétiennes dans des textes portant cependant sur la mort, une expérience pour laquelle la religion est censée apporter un précieux secours. Comme les autres Rhétoriqueurs, surtout à partir de Molinet, ayant pour modèles Homère, Virgile ou Catulle, Lemaire compose des déplorations qui convoquent plus volontiers des figures allégoriques ou des représentations de la mythologie antique que des

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où s’entremêlent références chrétiennes et païennes, mythologiques et théologiques), comme

l’analyse Martineau-Génieys120 : si les Rhétoriqueurs de la première génération, Chastelain en tête,

affichaient des valeurs chrétiennes, telles que le rappel aux puissants qu’ils ne sont que des mortels ou encore le contraste entre la richesse des obsèques et la pourriture du corps (« La mort

du Roy Charles VII »), à partir de Molinet et de son Throsne d’Honneur, l’apothéose du défunt,

longuement décrite et expliquée dans le cadre du songe, évacue à la fois le deuil et son enseignement chrétien (sans bien sûr s’y opposer). Le secours que peut apporter la foi est un thème qui sera en revanche exploité par Cretin, distinguant ainsi les déplorations funèbres des Rhétoriqueurs bourguignons de celles du chanoine de Vincennes.

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