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La relativité de l’articulation de la souveraineté avec le droit international au regard des rapports de forces du

début du XXe siècle

B. Badie souligne bien qu‘il n‘y a jamais eu d‘âge d‘or de la souveraineté car celle-ci n‘est qu‘un habillage de pratiques de pouvoirs et de domination. C‘est ce qu‘il exprime lorsqu‘il affirme qu‘ « Avec le recul du temps, on peut considérer qu‘il n‘y a pas eu différentes époques de la souveraineté, mais différentes énonciations, différentes

103 M. COZIAN, F. DEBOISSY, Précis de fiscalité des entreprises, LexisNexis, 35e édition, 2011, pp.14. 104 M. COZIAN, F. DEBOISSY, Op. cit. pp. 15.

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rhétoriques de la souveraineté, qui dépendaient dans leur nature des représentations et des perceptions de l‘époque, de ce qui faisait l‘enjeu des rivalités de pouvoir »105.

Mais lorsqu‘il ajoute que « nous entrons peut être aujourd‘hui dans une période d‘éclatement total du concept de la souveraineté. Nous vivons dans un monde où coexistent les réalités étatiques, les réalités identitaires et toute une série de revendications liées à la mondialisation, où quantité d‘acteurs cherchent à être libres de toute souveraineté »106, il convient de s‘interroger sur la pertinence du propos au regard de la notion de souveraineté fiscale et de son articulation autour de l‘émergence et de l‘évolution des paradis fiscaux dans le jeu dans la concurrence fiscale internationale de la fin du XIXe siècle à aujourd‘hui.

En effet, si l‘affirmation de la souveraineté des Etats trouve son essence à la fin du XIXe siècle, c‘est avant tout parce que le jeu des rapports de force se joue entre cinq ou six grands Etats à peu près équivalents en termes de puissance économique, financière mais aussi coloniale (ou régionale) : Le RU, l‘Allemagne, la France, les EU… Voir même à un échelon supérieur, entre la « vieille Europe » et les Etats-Unis − nouveau géant émergeant de ce bloc économie-monde.

Au sein d‘un empire-monde, la division internationale du travail se déploie au sein d‘un espace étatique unique alors que dans le cas d‘une économie-monde, elle se déploie dans un espace interétatique.

Le concept d‘économie-monde forgé par Fernand Braudel mettait en lumière le caractère politiquement pluriel et cependant hiérarchisé de l‘espace international sur lequel se déploie l‘échange, alors que le même concept développé par le sociologue américain I. Wallerstein définit les traits spécifiques de l‘économie-monde européenne devenue, en l‘espace d‘un demi-millénaire, économie mondiale107.

Le trait spécifique de l‘économie-monde européenne moderne est alors son caractère capitaliste. Le terme capitaliste tel qu‘on entend ici, ne se réfère ni à un certain niveau de développement des forces productives, ni à la prédominance du rapport salarial, ni à

105 B. BADIE, « Le principe de souveraineté est dépassé », Op. cit. pp.94. 106 Ibid.

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l‘existence d‘entreprises à but lucratif, ni même à la présence de tous ces éléments à la fois.

Il désigne un système structurellement orienté vers l‘accumulation illimitée de capital, et cette caractéristique unique n‘a pu émerger en Occident que dans un contexte de décentralisation exceptionnelle du pouvoir politique. Wallerstein en situe la première manifestation dans le refus de Venise au XIIIe siècle d‘assumer le fardeau de la direction politique de l‘Empire byzantin après la prise de Constantinople par les Croisés en 1204108.

Du caractère capitaliste de l‘économie-monde européenne découle sa vocation universelle, autrement dit sa propension à s‘étendre à l‘ensemble de l‘espace mondial en tirant parti de l‘hétérogénéité de cet espace, mais aussi sa propension à transformer toute chose en marchandise109.

Dès lors, la montée en puissance des Etats-nations n‘a évidemment pas remis en cause cette logique, la centralisation du pouvoir politique au sein de chaque espace national ayant au contraire pour effet de démultiplier les moyens disponibles pour la rivalité concurrentielle en transférant les pôles organisateurs de l‘accumulation de capital des cités-Etats vers les Etats-nations110.

De même, la formation des empires coloniaux n‘a pas remis en cause la nature d‘économie-monde du système international européen. Elle est au contraire l‘expression de la concurrence exacerbée entre les principales unités politiques du système, et traduit l‘élargissement du champ de cette concurrence au niveau mondial, dès lors que sont réunis les moyens techniques et militaires de la domination de l‘Europe sur le reste du monde.

Il est alors légitime de considérer que, dans le cadre de la rivalité concurrentielle qui anime l‘économie monde européenne en termes d‘accumulation de capital, l‘avènement de l‘Etat-nation ait ouvert une brèche par le biais de la commercialisation de la souveraineté de l‘Etat, comme outil d‘attractivité de ce capital, par laquelle le

108 Idem.

109 J. ADDA, La mondialisation de l‘économie. De la genèse à la crise, Op. cit. pp. 49 110 Idem.

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mécanisme de la finance offshore a émergé, et que cela se soit déroulé sur le sol de cette économie monde européenne.

C‘est à ce titre que les paradis fiscaux vont émerger au sein de cette zone économique dominante par le biais de facteurs inhérents à son mode de fonctionnement et d‘évènements conjoncturels auxquels elle sera confrontée, pour enfin se déployer tout au long du XXe siècle dans le cadre stricte de sa sphère d‘influence.

L‘émergence des "paradis fiscaux" tel qu‘on les définit aujourd‘hui coïncide ainsi avec l‘émergence concomitante du principe de souveraineté, et de la possibilité offerte de convertir le droit qu‘il offre en un produit vendable sous la forme d‘une résidence fictive, dans le cadre du développement croissant des échanges économiques et financiers.

Section 2

Monopolisation et cloisonnement de l’espace par

l’Etat Nation : le principe de « cage »

Dans l‘Europe du XIXe siècle, l‘affirmation des nationalités qui s‘accompagne d‘un sentiment patriotique fondé sur la tradition historique s‘affirme au sein d‘un monde éclaté au sein duquel chaque entité politique nouvelle doit assurer son indépendance, non seulement en affirmant sa souveraineté, mais aussi en la construisant et en la gérant, tout autant sur la scène internationale que dans l‘ordre interne. La souveraineté étatique, qui divise et codifie les espaces nationaux, va ainsi cloisonner l‘espace global, qui − combinée au développement des échanges et des sociétés multinationales − va entraîner une confusion juridique concernant les questions fiscales.