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Le phénomène des pavillons de complaisance

§2 Les Bermudes

Section 3 Le phénomène des pavillons de complaisance

L‘essor de la libre immatriculation se manifeste après la Seconde Guerre Mondiale sous l‘effet de tendances convergentes. La fin du « pacte colonial », ayant progressivement dépolarisé les structures d'échange, elle a ainsi mis fin pour le transport maritime aux espaces réservés. Il en est résulté un nouvel élan au multilatéralisme des trafics maritimes492. Mais cet essor va se heurter à de fortes résistances.

Des tendances convergentes concourent à un essor industriel des flottes sous pavillons de libre immatriculation à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Ainsi, quatre éléments paraissent ainsi devoir être soulignés qui relèvent de l‘économie comme de la politique493 :

 La croissance économique mondiale et le développement du trafic maritime ;  la mise en œuvre de politiques économiques peu libérales ;

 L‘augmentation du nombre d‘États ;

 Le comportement des compagnies maritimes influencées par la conjoncture politique puis par l‘économie.

Dans ce contexte économique marqué par la forte croissance des pays industrialisés et l‘alourdissement des coûts de main d‘œuvre, ainsi que par la pression fiscale, deux phénomènes politiques vont favoriser le recours aux pavillons de libre immatriculation.

491 C. MOINDROT, « Les centres financiers du monde britannique », Op. cit. pp. 669

492 A. BOYEY, Rapport, Sénat, n°178, fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la

Défense et des forces armées sur le projet de loi, adopté par l‘Assemblée nationale, autorisant la ratification des conventions de l‘Organisation internationale du travail, déposé le 28 janvier 2004, pp.12

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§1 L’augmentation du nombre d’États

Le premier phénomène réside dans le contexte politico-juridique global constitué par les accessions à l‘indépendance de nombreux territoires. Le nombre des États membres de l‘Organisation des Nations unies va être multiplié par deux de 1945 à 1960 pour passer de 51 à 99, par trois de 1945 à 1980 (154 Etats) et quasiment par quatre de 1945 à 2011 (193 Etats)494. Les nombreux pays nouvellement indépendants dans le cadre du mouvement de décolonisation entamé dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, offrent un vaste choix et constituent des proies faciles aux pressions économiques.

Or, du point de vue de l‘immatriculation des navires, le droit de la mer de l‘après Seconde Guerre mondiale est essentiellement caractérisé par495 :

 le droit reconnu à tous les Etats indépendants, même sans littoral, d‘immatriculer des navires ;

 l‘absence de contrôle international sur les obligations coutumières pesant sur les Etats d‘immatriculation ;

 le caractère peu contraignant des normes applicables par certains Etats à leurs navires,

 la liberté quasi-totale pour les Etats de fixer les conditions dans lesquelles leur pavillon pouvait être obtenu par des étrangers, ainsi que les modalités de fonctionnement (fiscalité, droit social).

Dans la situation du droit international de la mer de l‘époque, le statut d‘État indépendant confère une liberté quasi-absolue pour définir les règles applicables aux navires. La création de nouveaux Etats rend donc possible les changements de pavillon et la libre immatriculation.

494 Nations Unies, http://www.un.org/fr/members/growth.shtml 495 Thèse Pierre Angelelli, Op. cit. pp.50

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§2 Le comportement des compagnies maritimes influencée

par la conjoncture politique puis par l’économie

Le second phénomène vient des choix individuels qui complètent ce contexte politico- juridique global496. À ce titre, le rôle des armateurs grecs semble avoir été tout à fait déterminant dans le développement des flottes de libre immatriculation, de sorte qu‘en 1960, 80% de la flotte dite PANHONLIB, c‘est-à-dire immatriculée au Panama, Honduras et Liberia, appartient à des compagnies américaines ou grecques497. Cette flotte représente dès 1959, 15% du tonnage mondial498.

À partir de 1960, cette flotte reflue légèrement du fait du boycott de ses navires par la fédération internationale des ouvriers du transport ainsi que d‘un assouplissement de la législation maritime grecque qui entraine un retour sous son pavillon des navires de la flotte PANHONLIB499.

La fin de la Seconde Guerre mondiale entérine le partage de l‘Europe en zones d‘influence américaine et soviétique et les redéploiements économiques induits par les changements dans les rapports géopolitiques entretenus par les grandes puissances de l‘entre-guerres avec les territoires de leurs zones d‘influence.

Ainsi, dans le doute sur la stabilité politique du gouvernement panaméen suite aux revendications sociales et politique en mouvement après la fin de la seconde guerre mondiale, le secrétaire d‘État américain, Edward R. Stettinius voit dans le développement d‘un registre offshore des navires au Libéria, le moyen de garantir les intérêts des États-Unis par le biais d‘un mécanisme innovant500. En 1948, le

gouvernement libérien promulgue la loi maritime et la loi sur les entreprises libériennes contenant un certain nombre de dispositifs en faveur des Etats-Unis501.

496 Thèse Pierre Angelelli, Op. cit. pp.51

497 H.SCHULTE, Die Billigen Flaggen im Voelkerrecht. Frankfurt/Main: Metzner Verlag, 1962, pp. 11-

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498 Les transports maritimes aux Antilles et Guyane Française depuis 1930, Fédération nationale du

mérite maritime et de la médaille d‘honneur des marins, coordonné par Roger Jaffray, l‘harmattan, 2009, pp. 167

499 Les transports maritimes aux Antilles et Guyane Française depuis 1930, Op. cit. pp. 167-168 500 A.K. FEBIN, EVOLUTION OF FLAGS OF CONVENIENCE, Op. cit. pp. 3-4

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Le Liberia se fait une alors une spécialité de commerce en 1948, sous la présidence de William Tubman, à la demande du secrétaire d‘État américain Edward Stettinius.

Celui-ci a imaginé un système permettant aux compagnies américaines d‘enregistrer à moindre coût, et depuis les États-Unis, leurs navires sous la bannière du Liberia − pays « ami » de Washington et doté d‘une réglementation flexible et calquée sur le droit américain.

Dès la mise en place de la commercialisation du pavillon à New York, les sociétés pétrolières américaines, mais aussi les puissants armateurs grecs, perçoivent l‘intérêt financier et juridique du pavillon du Liberia, protégé et commercialisé par son « grand frère » américain.

Dans les années 1970, The Lone Star of Africa, la bannière libérienne à une étoile, devient le premier pavillon mondial de complaisance. Sa flotte dépasse alors les 3 000 navires et l‘activité génère les bonnes années plus de 24 millions de dollars de revenus pour l‘État502.

Devant l‘incertitude du sort de la Grèce, en proie à la guerre civile de 1945 à 1947, nombre d‘armateurs grecs choisissent, eux-aussi, de transférer leurs navires sous pavillon de libre immatriculation pour échapper à la collectivisation des moyens de production en cas de victoire des partisans du régime communiste.

Une fois écartés le risque de prise de pouvoir par les communistes et la crainte d‘une confiscation-nationalisation, les navires sont pour l‘essentiel restés sous pavillon de libre immatriculation pour des raisons économiques générales, et les armateurs ont conduit du début des années 50 au début des années 80 une politique de défiance vis-à- vis de l‘intervention des pouvoirs publics en matière de réglementation de l‘activité, de fiscalité et de droit du travail503.

C‘est ce point de vue financier qui n‘avait pas cours avant la seconde guerre mondiale, qui établit le poids de l‘économie, et en particulier des coûts d‘exploitation des navires, dans le choix et donc l‘essor de la libre immatriculation.

502 C. LE BEC, « Transport Maritime : Le Libéria hisse à nouveau son drapeau », Jeune Afrique,

03/08/2011, http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2637p088-089.xml0/

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Cette totale liberté des États dans la création et la gestion de leur pavillon maritime a permis l‘émergence, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, des pavillons de complaisance ou pavillons de libre immatriculation. Ces pavillons offrant une grande souplesse au niveau des normes à appliquer au navire, les armateurs, sensibles à la différence du coût d‘exploitation d‘un navire sous pavillon traditionnel par rapport à un pavillon de complaisance, ont massivement dépavillonné leurs navires au profit de ces derniers.

Cette situation entrainera une crise de la « loi du pavillon »504, liée à l‘extrême souplesse de ces pavillons au niveau des exigences de sécurité, de contrôle et de conditions sociales, les conditions d‘octroi de la nationalité des navires se résumant à une simple formalité administrative consistant en l‘établissement d‘un dossier d‘immatriculation assorti du paiement d‘une taxe le plus souvent peu élevée.505

Cette situation étant vécue comme un acte de concurrence déloyale par les armateurs « sérieux »506c‘est à dire respectueux des réglementations, les armateurs sous pavillon de complaisance rétorqueront que la concurrence internationale leur impose ce choix, préférant d‘ailleurs nommer ces nouveaux pavillons, des « pavillons de nécessité ». Il résulte de ce mouvement qu‘une grande partie de la croissance considérable du tonnage mondial qui accompagne la période de l‘après Seconde Guerre mondiale va être absorbée par les pavillons de libre immatriculation qui vont y atteindre des niveaux très élevés dans les années 1970.

Ainsi, alors que les pavillons classés comme pavillons de complaisance représentent 5 % du tonnage mondial en 1950, ce pourcentage grimpe à 12,5 % en 1960, puis 18 % en 1970 pour atteindre 27 % en 1976507.

504 A. SEBE, Comparaison du pavillon Français et du pavillon luxembourgeois, Université de droit,

d‘économie et des sciences d‘Aix Marseille III, CDMT, 2007, pp. 5

505F. ODIER, « Le pavillon du navire : évolution actuelle de l‘approche », Espaces et ressources

maritimes, n°3, 1988, page 107.

506 A. SEBE, Comparaison du pavillon Français et du pavillon luxembourgeois, Op. cit., pp.5

507 L. LUCCHINI, M. VOELCKEL, Les Etats et la mer. Le nationalisme maritime, collection Notes et

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§3 Contestation sociale et souplesse du droit international

L‘essor de la libre immatriculation après la seconde guerre mondiale engendre une opposition à ces pavillons fondée notamment sur les impératifs de défense des économies et des emplois nationaux. La libre immatriculation apparait alors comme une synthèse de pratiques condamnables établies sur l‘absence de lien substantiel entre les propriétaires ou exploitants des navires et l‘État du pavillon. Cette absence définie au premier chef la libre immatriculation et tout ce qui en découle, à savoir que sans lien, la plupart des réglementations qui dépendent de l‘État du pavillon ne peuvent s‘appliquer, qu‘il s‘agisse de la fiscalité directe, du droit du travail, des règles de protection sociale ou de sécurité maritime.

Sous une forme ou sous une autre, l‘exigence d‘un lien substantiel va donc se formaliser au plan international et constituer la cause commune de la plupart des États, mais également des gens de mer eux-mêmes508.

Ainsi, dès la fin des années 1950, alors que la libre immatriculation devient une réalité susceptible de nuire à l‘emploi à la fois en termes d‘effectifs et en termes de rémunérations moyennes des marins, l‘International Transport workers Federation (ITF ou Fédération internationale des ouvriers des transports)509 entreprend de lutter contre le phénomène. Cette lutte donne lieu en décembre 1958 à un boycottage mondial des navires immatriculés au Panama, au Honduras et au Liberia510.

En effet, dès la convention de Genève de 1958511 sur la haute mer, les Etats décident, en exigeant un lien effectif entre le navire et l‘État du pavillon, d‘encadrer le droit souverain d‘attribuer le pavillon, donc la nationalité, à un navire et de définir par là même l‘ordre juridique qui sera applicable à bord. Ce principe est confirmé avec la convention des Nations unies sur le droit de la mer signée à La Jamaïque (Montego Bay) en 1982.

508 Thèse P. ANGELELLI, Op. cit. pp.71

509Fédération créée en 1896 à la suite d‘une grève des dockers aux Pays-Bas qui a déclenché un

mouvement de solidarité débouchant sur la création de la Fédération Internationale des Ouvriers des Navires et des Docks (International Federation of Ship, Docks and Riverside Workers), élargie plus tard aux transports ferroviaires, terrestres et enfin aériens.

510 Thèse P. ANGELELLI, Op.cit. pp.54

511 La conférence des Nations Unies de Genève sur le droit de la mer de 1958 s'est efforcée de trouver des

compromis entre l'intervention protectionniste des États riverains et la liberté des mers, qui comprend la liberté du commerce maritime

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Toutefois, le pur formalisme du dispositif apparaîtra assez rapidement dans la mesure où l‘attribution du pavillon par un État à un navire ne pourra pas en pratique être contesté par une autorité étrangère ou internationale, ou encore un autre État512.

Car, si la convention de Genève de 1958 exige un lien substantiel entre le navire et l'État du pavillon dans son article 5, c'est seulement la convention de la CNUCED du 7 février 1986 sur l'immatriculation des navires, qui définira le contenu de ce lien, notamment le lien administratif − convention non entrée en vigueur depuis513.

Le caractère non contraignant du droit international va ainsi accompagner le développement des pavillons de complaisance, que les catastrophes des années 1970 portant des atteintes inédites à l‘environnement maritime, ne vont que partiellement remettre en question.

En effet, au-delà des discours qui peuvent rester politiques, et emprunts d‘un certain protectionnisme comme c‘est souvent le cas en économie internationale, les pays industrialisés et en particulier les pays maritimes traditionnels vont s‘adapter à cette nouvelle situation en abandonnant le rôle classique de l‘État du pavillon pour imiter le système des pavillons de libre immatriculation514.

Pour répondre à la question qui conditionne la sécurité juridique du commerce par mer et donc son développement, le droit international coutumier puis le droit conventionnel vont ainsi admettre l‘existence de deux concepts dont le croisement va déterminer des solutions juridiques515.

Le premier concept est celui d‘espace maritime qui va être divisé en plusieurs zones en fonction des compétences dont disposent les Etats côtiers pour établir des règles et les faire respecter : eaux intérieures et portuaires, mer territoriale, zone contiguë, zone économique exclusive, haute mer.

Une fois l‘espace maritime défini et divisé, le second concept est celui d‘Etat du pavillon. L‘Etat du pavillon va conférer un statut juridique mais également économique

512 Arrêt SAIGA, du Tribunal International du Droit de la Mer du 1er juiller 1999

513 P. CHAUMETTE, Le contrôle des navires par les Etats riverains, les Cahiers Scientifiques du

Transport N° 35/1999 - Pages 55-72, pp.56

514 Thèse P. ANGELELLI, Op.cit. pp.73 515 Ibid.

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permanent au navire en déterminant les réglementations qui lui sont applicables dans plusieurs domaines importants comme la propriété du bien, les droits et obligations du personnel de bord et les règles de sécurité.

Section 4 Concurrence et enjeux des places financières