• Aucun résultat trouvé

1 La faiblesse de demande de pavillon

Le commerce maritime mondial, quoiqu‘en forte croissante moyenne de 1840 à 1887 (année des premiers transports maritimes de pétrole brut) et passant de 20 millions de tonnes transportées à un peu moins de 140 millions durant cette période, est relativement restreint en volume150.

Les armateurs n‘expriment pas alors d‘exigences en termes de limitation des coûts liés aux pavillons (fiscalité, coûts de personnels) et sont davantage mobilisés sur les

147 .S. TOH, H. SUSILOWIDJOJO, Op. cit. pp. 34-35

148Sur la base de la Conférence de Berlin de 1885 : Allemagne, Autriche-Hongrie, Belgique, Danemark,

Empire ottoman, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Portugal, Russie, Suède.

149P.ANGELELLI, La libre immatriculation des navires : un gain pour les petites économies insulaires

(étude à partir du cas d‘Etats de la Caraïbe), (dir.) F.Célimène, Thèse Unnversité des Antilles et de la Guyanne, 2012, pp.30

52

changements technologiques liés aux nouveaux modes de propulsion et de construction151.

Les compagnies maritimes n‘exprimant pas de demandes de pavillons, hormis le cas particulier de la piraterie152, elles n‘ont pas le choix de l‘encadrement technique, fiscal et social de leurs navires, ces questions étant directement réglées par les Etats par le biais de différents canaux comme les normes imposées par les « Actes de navigation »153, ou les compagnies nationales. Les rapports entre l‘administration et les armateurs, « captifs » des États où ils résident ou bien de ceux où travaillent leurs navires, sont en réalité essentiellement des rapports d‘autorité154.

La situation faite aux grandes nations maritimes est alors assez similaire : Les compagnies maritimes sont pour partie l‘instrument des politiques coloniales des États − leurs navires et leurs équipages étant sous statut « quasi militaire » (affectation collective de défense, avancement, uniformes, assimilation de grades, régime disciplinaire, etc.)155.

Ainsi dans le cas de la France, la Compagnie Générale Transatlantique s‘inscrit dans le prolongement du pacte colonial, qui, bien qu‘officiellement aboli par sous l‘empire libéral de Napoléon III, a néanmoins continué de prospérer sous la protection des restrictions de concurrence comme le monopole de pavillon ou le trafic maritime administré156.

151 M. STOPFORD, Op.cit., pp.23-46

152 La piraterie européenne des XVIIème et XVIIIème siècles se rattache bien, à l‘instar de la libre

immatriculation, au rejet des règles nationales du pavillon et à l‘exploitation économique (quoique criminelle) de ce rejet.

153 Loi ou Règlement définissant le statut — c‘est-à-dire les droits et obligations — des navires et des

personnels à bord en fonction de différentes situations (localisation géographique, éloignement en mer, type d‘activité pratiquée comme le transport de marchandises ou de passager, la pêche, etc.).

154 Thèse P.ANGELELLI, Op. cit. pp.31 155 Thèse P.ANGELELLI, Op. cit. pp.32

156 B. MARQUEZ, Confrontation et collision du réel et de l'imaginaire de six ports francophones,

53

§2

Création de nouveaux États et aménagement aux règles du

pavillon

L‘absence d‘essor de la libre immatriculation avant la Première Guerre Mondiale s‘explique par la faiblesse de l‘offre de pavillon émanant des États indépendants et souverains qui a chuté au XIXe siècle. Autrement dit, après avoir été relativement important, le nombre des Etats indépendants et souverains a chuté au XIXe siècle.

En effet, la première vague de décolonisation du dernier tiers du XVIIIe siècle et du premier tiers du XIXe siècle n‘a créé qu‘un nombre limité d‘États qui n‘a pu compenser la diminution du nombre d‘États ou d‘entités assimilables à des États à laquelle le renouveau de l‘essor colonial européen à la fin du XIXe siècle et les mouvements d‘unification nationale en Allemagne et en Italie ont conduit.

À cette situation, où le nombre des Etats indépendants susceptibles de disposer souverainement du droit au pavillon reconnu au plan international est donc devenu relativement restreint, s‘ajoute le fait que les dits Etats ont exploité le pavillon à leur propre profit, sans chercher à offrir ce privilège aux entreprises d‘autres Etats, cela d‘autant plus que le pavillon était considéré en soi comme un attribut de la souveraineté − phénomène renforcé par l‘intégration des marines marchandes aux politiques étatiques. La notion-même de libre immatriculation apparait donc à cette époque assez peu concevable157.

Néanmoins si l‘offre et la demande ne sont pas au rendez-vous, un certain nombre d‘aménagements aux règles traditionnelles du pavillon158 vont venir alimenter le cadre

normatif de la libre immatriculation.

Les grandes nations maritimes vont en effet tirer profit de la latitude juridique dont elles disposent pour créer dans leurs colonies, protectorats, Etats associés ou dominions, ce que l‘on appellerait aujourd‘hui des registres secondaires. Avant le déclenchement de la première guerre Mondiale, la libre immatriculation est par conséquent caractérisée par l‘existence au sein des pavillons de la cinquantaine d‘États souverains de registres

157Thèse P.ANGELELLI, Op. cit. pp.34

158 Règles qui imposent l‘existence d‘un lien étroit — le droit de la mer parlera plus tard de lien effectif

ou substantiel — entre la nationalité des propriétaires, leur résidence et le pavillon, donc la nationalité des navires.

54

d‘immatriculation secondaires de territoires dépendant juridiquement à un titre ou à un autre d‘une Métropole. A la faveur du développement de leurs empires coloniaux au XIXe siècle, ces États souverains ont ainsi autorisé la création de ces registres coloniaux.

Les autres aménagements importants aux règles traditionnelles de l‘immatriculation des navires à partir du XIXe siècle se retrouvent dans certains traités bilatéraux souvent qualifiés « d‘amitié et de commerce » conclus entre les grandes puissances maritimes et des Etats de taille plus modeste et/ou récemment indépendants pour favoriser l‘exercice réciproque d‘activités de commerce maritime par les ressortissants de chaque Etat. A l‘instar des traités suivants conclus entre la Grande-Bretagne et la Bolivie en 1840, entre la France et le Guatemala en 1848, et entre les États-Unis et le Congo en 1891, ces traités d‘amitié organisent d‘une part une reconnaissance réciproque du droit de chaque ressortissant d‘un État contractant d‘immatriculer ses navires sous le pavillon de l‘autre État et, d‘autre part, une clarification des règles fiscales et douanières.

Conclus entre un État ancien et/ou puissant à l‘instar les États-Unis, et un État nouvellement indépendant au XIXe et/ou plus faible, bien que juridiquement égaux, ces traités sont, du fait de ces rapport de force, inégaux de facto. Ils permettent aux navires de l‘État le plus puissant de bénéficier d‘un droit à immatriculer ses navires dans l‘autre pays − la réciprocité n‘étant que formelle.

Le moteur de ces aménagements importants aux règles traditionnelles de l‘immatriculation des navires n‘est nullement financier mais essentiellement politique159.

En effet, cet élément d‘assouplissement du lien entre les navires et leurs propriétaires présente essentiellement l‘intérêt d‘atténuer le cloisonnement territorial en permettant aux Français, Britanniques et Nord- Américains de commercer avec les États d‘accueil comme des nationaux de ces pays.

L‘autre intérêt, pour les nations maritimes traditionnelles, est de pouvoir recourir à des pavillons d‘États que leur petite taille ou leur neutralité mettent à l‘abri d‘engagements

55

politiques ou militaires internationaux − leurs compagnies maritimes pouvant ainsi bénéficier de la neutralité d‘un pavillon tiers plutôt que d‘exposer ses navires en zone de conflit avec son pavillon national.

Ces traités offrent donc déjà avant la Première Guerre Mondiale un cadre souple d‘immatriculation en rendant possible la déconnexion entre la nationalité des propriétaires de navires, leur résidence et la nationalité de ces mêmes navires.

Or, si en termes de moyens, cette « préhistoire » de la libre immatriculation enseigne donc la possibilité juridique d‘adapter les règles aux circonstances en les adaptant aux territoires160, c‘est surtout le « moteur » qui allait présider à la naissance des pavillons de libre immatriculation durant cette période, qu‘il convient de souligner.

En effet, si c‘est ce cadre souple d‘immatriculation qui a posé le décor qui verra, au début du XXe siècle, la naissance puis l‘essor des pavillons de libre immatriculation à proprement parler, il n‘est alors pas encore porté par une motivation financière au regard du peu ou pas d‘impôts, de règles de sécurité (construction et exploitation des navires), et de règles sociales qui régissent cette sphère économique à l‘époque, mais par une finalité purement politique.