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L’historicisation de la théorie et l’école historique allemande d’économie

2.4 Relativisme et nihilisme : critiques de la solution wébérienne

La solution proposée par Weber pour sortir de la Querelle des méthodes est donc sophistiquée et, à bien des égards, satisfaisante, dans la mesure où elle parvient à concilier les points de vue qui jusqu’alors étaient opposés : de Schmoller, Weber reprend, accentue et renforce l’idée de nominalisme ainsi que le souci pour la connaissance historique ; de Menger, il reprend la distinction entre théorie et histoire et accepte le bien fondé des concepts marginalistes. En d’autres termes, tant sur les modalités de la connaissance de la réalité historique que sur l’objet de l’économie politique, Weber parvient à proposer une solution ne rejetant totalement aucun « camp ». Pour autant, la solution wébérienne n’est pas exempte de reproches que n’ont pas manqué de soulever de nombreux commentateurs. Ici, on privilégiera l’étude de ceux se plaçant à deux niveaux : ceux sur la théorie de la connaissance de Weber et la notion de rapport aux valeurs, et ceux sur la notion d’idéaltype.

2.4.1 Rapport aux valeurs et relativisme

Nous avons souligné l’importance cruciale qu’occupe, dans le schéma wébérien, la notion de rapport aux valeurs. C’est par elle que Weber fonde la spécificité axiologique des sciences de la culture. C’est également par elle que Weber s’attache à démontrer leur objectivité. Elle aboutit à une historicisation de la théorie complète. Pour autant, plusieurs commentateurs ont estimé qu’elle a conduit Weber à tomber dans le relativisme, voire même le nihilisme.

Il faut ici rappeler que Weber s’écarte des sentiers tracés par Rickert. Ce dernier, dans son souci de fonder l’objectivité des sciences de la culture, avait entrepris de démontrer l’existence de certaines valeurs universelles, à commencer par celle de « vérité ». Weber s’écarte de cette solution en postulant qu’il n’existe pas de valeurs supérieures à d’autres (Oakes, 1988 ; Aron, 1959). Weber utilise à ce sujet l’expression de « polythéisme des valeurs » (Weber, 1959). Ce polythéisme dépasse largement le cadre scientifique pour s’étendre à l’ensemble des valeurs régissant la vie humaine : « pour autant que la vie a en elle-même un sens et qu’elle se comprend d’elle-même, (…) elle ne connaît que l’incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l’impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre » (Weber, 1959, 91).

Ce refus de hiérarchisation implique qu’il n’existe pas de point de vue – de regard scientifique – préférable à un autre. Il est fondé sur deux prémisses (Oakes, 1988, 34 et suiv.) : la variété et le changement perpétuel des points de vue scientifiques et des valeurs qui gouvernent leur choix, l’émergence inévitable de conflits de valeurs radicaux. Le seul critère qui détermine la sélection des phénomènes historiques par le chercheur est celui de l’environnement culturel dans lequel il agit. A cet égard, la situation du chercheur n’est qu’un cas spécifique de la situation plus générale dans laquelle se trouve l’homme moderne : bien que capable de prendre du recul par rapport aux valeurs guidant son existence, l’homme moderne est dans l’incapacité de hiérarchiser ces dernières, le contraignant ainsi à un choix subjectif81. L’application wébérienne de la notion de rapport aux valeurs est donc totalement relativiste, ce que dénonce par exemple Léo Strauss dans Droit naturel et histoire (1954) qui estime que Weber flirte avec le nihilisme scientifique : « [e]n d’autres termes, M. Strauss veut montrer que, faute de jugement scientifique ou du moins rationnel sur les valeurs, l’homme est livré à l’arbitraire de décisions toutes également justifiables et injustifiables » (Aron, 1959, 31). Dès lors, Weber a-t-il échoué dans sa tentative de fondement de l’objectivité des sciences sociales ? Selon Guy Oakes (1988), Weber est parvenu à sortir du piège relativiste en séparant radicalement le « problème de l’objectivité » du « problème de l’explication », élément que nous avons implicitement déjà mis en avant plus haut. Pour Weber, en effet, le problème du choix entre plusieurs explications ne relève pas du rapport aux valeurs, mais de celui de leur pertinence heuristique pour produire une explication causale des phénomènes étudiés. En d’autres termes, si le choix et la manière dont un phénomène doit être appréhendé sont totalement relatifs et non hiérarchisables, en revanche l’explication causale – qui relève de l’activité scientifique à proprement parler – repose sur certains présupposés, à commencer par

« les règles de la logique » (Weber, 1959)82.

Toutefois, cette solution n’est pas totalement satisfaisante, et ceci de deux points de vue étroitement liés : d’une part, dans le cadre même du problème de l’explication, la démarche de Weber n’échappe pas à une forme de relativisme (cf. infra) ; d’autre part, comme le souligne Oakes (1988), une solution au problème d’explication nécessite une

81 Plusieurs commentateurs (par exemple, Hennis, 1996) considèrent ici que Weber a été très influencé par Nietzsche. Certains extraits de la conférence sur « Le métier et la vocation de savant » confirment ce relativisme.

Par exemple : « [s]uivant les convictions profondes de chaque être, l’une de ces éthiques prendra le visage du diable, l’autre celle du dieu et chaque individu aura à décider, de son propre point de vue, qui est dieu et qui est diable. Il en est ainsi de tous les ordres de vie » (Weber, 1959, 85), ou encore : « [i]l faut (…) se mettre à son travail et répondre aux demandes chaque jour – dans sa vie d’homme, mais aussi dans son métier. Et ce travail sera simple et facile si chacun trouve le démon qui tient les fils de sa vie et lui obéit » (Weber, 1959, 98).

82 « Tout travail scientifique présuppose toujours la validité des règles de la logique et de la méthodologie qui forment les fondements généraux de notre orientation dans le monde » (Weber, 1959, 77).

solution au problème du hiatus irrationalis. Or, cette dernière dépend de la doctrine du rapport aux valeurs. La distinction problème de l’objectivité/problème de l’explication opérée par Weber ne fait ainsi que reporter les difficultés du premier vers le second.

2.4.2 Idéaltype et relativisme

Les difficultés liées à la notion de rapport aux valeurs et à son utilisation par Weber sont finalement peu étudiées par la littérature. Il en va tout autrement en revanche concernant la notion d’idéaltype, sans que pour autant les critiques aient nécessairement conscience que les difficultés qui surgissent dans la théorie wébérienne de l’explication et de l’idéaltype trouvent leur origine dans son traitement du problème de l’objectivité. Il ne s’agit pas ici de passer en revue toutes les critiques qui ont été faites à l’idéaltype wébérien83, et on se concentrera sur celles concernant la construction et la sélection des idéaltypes, dans la mesure où elles découlent directement du point précédent.

Une telle critique est notamment développée par Hodgson (2001) ainsi que par Commons (1934, voir Chapitre 3). Geoffrey Hodgson, tout en soulignant l’apport de la notion d’idéaltype dans le traitement et la résolution du problème de la spécificité historique, relève la dimension instrumentaliste et relativiste qu’elle donne à l’approche wébérienne. Il en ressort notamment une difficulté, à savoir qu’aucune règle n’est donnée quant à la procédure de construction des idéaltypes : « Au final, Weber ne nous a pas offert suffisamment de consignes méthodologiques concernant la manière dont un idéaltype adéquat peut être construit » (Hodgson, 2001, 125, notre traduction). L’autre difficulté, plus sérieuse, est que Weber ne donne aucun critère devant présider au choix des idéaltypes et à la sélection des plus pertinents. Plus exactement, Weber nous fournit implicitement deux critères, mais tous deux sont insatisfaisants. Le premier, concernant le choix de l’idéaltype à utiliser, renvoie directement au problème du rapport aux valeurs. Or, on l’a vu, on ne peut hiérarchiser les points de vue adoptés pour étudier les phénomènes. L’idéaltype s’apparentant à un outil et à une hypothèse pour étudier les phénomènes historiques, cela indique que l’on ne peut pas faire un choix rationnel a priori parmi l’infinité des constructions idéal typiques à notre

83 Nous laissons notamment de côté celles formulées par Burger (1975) au sujet du décalage entre la manière dont Weber définit l’idéaltype dans ses écrits méthodologiques et celle dont il l’utilise dans ses analyses appliquées. On n’abordera également pas la critique « autrichienne » de l’idéaltype wébérien développée notamment dans Lachmann (1971) et Mises (1957). Le premier souligne la définition « floue » de cette notion et lui substitue celle de « plan ». Le second s’attaque plus particulièrement aux idéaltypes de l’action sociale de Weber. On abordera rapidement ce point au Chapitre 4. Pour une comparaison plus générale des travaux de Weber et Mises, voir Crespo (1997). Enfin, l’espace nous manque également pour aborder la réinterprétation astucieuse de l’idéaltype, dans une perspective phénoménologique, faite par Schütz (1932 ; 1954). Sur ce dernier point, voir Finch (1997).

disposition. Par conséquent, c’est ex post, une fois l’idéaltype utilisé dans l’optique de la production d’une explication causale, que l’on va pouvoir dire s’il est suffisamment pertinent.

Mais une nouvelle difficulté survient dans la mesure où Weber ne nous fournit aucun critère de sélection, ni absolu (la pertinence ou la validité en tant que tel de l’idéaltype) ni relatif (pertinence ou validité par rapport à des idéaltypes alternatifs), permettant de hiérarchiser les idéaltypes pour en éliminer certains et en conserver d’autres. Eu égard à l’instrumentalisme de Weber, que nous avons mis en avant plus haut, il apparaît clairement qu’il est impropre de se demander si tel idéaltype est vrai ou faux, ou même valide ou non84. Dans la perspective wébérienne, seule sa pertinence heuristique du point de vue de l’explication causale importe, le problème étant que Weber ne donne aucune indication sur la manière d’évaluer cette pertinence.

De ce point de vue, la place privilégiée que Weber donne à l’idéaltype de l’action rationnelle en finalité (Weber, 1922) est totalement arbitraire (Hodgson, 2001). S’il s’emploie à en justifier l’usage (Weber, 1903-06 ; 1913 ; 1922), ce dernier se rapporte toujours à un point de vue spécifique (un rapport aux valeurs) qui n’est pas plus légitime qu’un autre d’après le schéma wébérien lui-même85. L’ensemble de l’approche wébérienne, de sa théorie de la connaissance à sa méthodologie des sciences sociales, est donc frappé de relativisme. On peut toutefois se demander, s’en vouloir « sauver » la solution wébérienne à tout prix, si cela est réellement un problème. Il est vrai que, d’un certain point de vue, le relativisme wébérien, au lieu de clarifier l’articulation théorie/histoire, la rend plus problématique. Plus important encore, la séparation jugements de faits/jugements de valeurs, qui est au centre de la réflexion axiologique de Weber, est également mise à mal : si la définition du problème scientifique et la construction des outils pour étudier ce dernier sont exemptes de toutes règles épistémologiques et méthodologiques absolues, il est impossible d’affirmer que les jugements de valeurs peuvent rester hors du cadre scientifique. Pour autant, le relativisme wébérien n’est problématique que du point de vue d’une conception positiviste de la science, selon laquelle l’activité scientifique se démarque par sa recherche de la vérité, son objectivité, sa neutralité

84 Dans une perspective instrumentaliste, une théorie n’est jamais vraie ou fausse en elle-même : Caldwell (1982) Shionoya (2005).

85 Hodgson (2001) estime que Weber n’est pas parvenu à extirper sa notion d’idéaltype du relativisme du fait de sa volonté de la relier à son individualisme méthodologique et au concept corollaire de rationalité, au lieu d’en fonder la construction sur le contexte institutionnel étudié. Selon nous, il n’est pas si évident que Weber n’ait pas construit en partie ses idéaltypes de l’action sociale par référence au contexte institutionnel du capitalisme moderne (comme en atteste son article de 1908). Par ailleurs, même dans le cas où il se serait effectivement appuyé sur les institutions prévalentes à une époque pour élaborer ses idéaltypes, cela n’aurait pas éliminé la dimension relativiste qui, comme indiqué plus haut, trouve son origine dans la doctrine du rapport aux valeurs et l’usage qu’en fait Weber.

axiologique et son respect de règles méthodologiques (le « contexte de justification ») strictes.

Or, s’il ne fait guère de doute que Weber a développé ses réflexions épistémologiques dans une perspective plutôt positiviste (sans que Weber soit positiviste, bien entendu), une fois réinterprétées dans une perspective « post-positiviste » (cf. Chapitre 1), elles deviennent alors plus pertinentes. D’un point de vue post-positiviste86, la non-existence d’un critère universel de sélection des théories est à la fois une évidence historique et une nécessité épistémologique. En d’autres termes, la distinction entre contexte de découverte (qui n’est soumis, d’après le positivisme, à aucune règle spécifique) et contexte de justification est infondée (Kuhn, 1962 ; Feyerabend, 1975). La propagation du relativisme wébérien du problème de l’objectivité au problème de l’explication n’est alors plus problématique : tant l’un que l’autre, dans une perspective post-positiviste, sont dépendants des contingences historiques, par-delà toutes règles de procédure ou de sélection. En d’autres termes, c’est la communauté scientifique, par un processus de « conversation » (McCloskey, 1998), qui définit tant les objets scientifiques dignes d’intérêt (le rapport aux valeurs) que les outils pertinents pour les étudier (les idéaltypes). Rechercher un critère trans-historique pour ces deux problèmes n’a pas de sens. Interpréter de cette façon, l’historicisation de la théorie chez Weber est donc non seulement complète, mais également justifiable.

Section 3 : Les prolongements méthodologiques de la « toute jeune école historique » : Werner Sombart et Arthur Spiethoff

Werner Sombart et Arthur Spiethoff sont avec Max Weber généralement considérés comme les principaux représentants de la troisième génération de l’école historique allemande d’économie. A l’instar de Weber, leurs principaux écrits datent du 20ème siècle et s’inscrivent à la fois dans la continuité, mais aussi dans le dépassement des travaux des précédents historicistes. En revanche, contrairement à Weber, ni Sombart ni Spiethoff n’ont accordé une attention soutenue aux questions épistémologiques. Toutefois, on peut trouver chez ces auteurs quelques considérations sur la démarche à adopter en sciences sociales qui s’avèrent dignes d’intérêt dans la mesure où non seulement elles constituent des réponses à la Querelle des méthodes et où, de plus, elles bénéficient (surtout concernant Spiethoff) des apports de Max Weber et s’élaborent donc à partir d’eux.

86 Ce qui ne veut pas nécessairement dire que l’on adopte un point de vue « post-moderne » ou radicalement

« relativiste ». Le positivisme logique et l’anarchisme épistémologique de Feyerabend ne sont que les deux pôles d’un continuum. Voir toutefois Garnett (1999), Hocksbergen (1994) et Koslowski (1995b) pour les relations entre relativisme, historicisme et institutionnalisme.