• Aucun résultat trouvé

Les fondements philosophiques et méthodologiques des analyses historicistes et institutionnalistes originelles

3.2 Néo-kantisme, pragmatisme et le retour de l’histoire en économie .1 Le déclin du positivisme logique

Le positivisme logique a deux implications majeures, une pour la science dans son ensemble, et une autre pour les sciences sociales et en particulier pour l’économie.

Concernant la science, le positivisme logique présuppose l’idée d’une « épistémologie de règles ». Autrement dit, les travaux des positivistes logiques se sont développés dans une perspective où il est considéré que c’est à la philosophie des sciences qu’il revient de fixer les règles définissant la « bonne » science. Il ressort du positivisme que toute science, pour avoir ce statut, doit respecter un certain nombre de principes : testabilité (vérification, confirmation, falsification), distinction faits/valeurs, mode d’explication hypothético-déductif ou inductif-probabiliste, etc. Depuis les années 1970, cette conception positiviste du rôle de

58 Friedman utilise l’expression « réfutable » mais sans jamais faire référence à Popper.

59 Friedman va même jusqu’à affirmer « [o]n pourra découvrir par exemple que les hypothèses véritablement importantes et significatives ont des « postulats » qui représentent très imparfaitement la réalité. En général, plus une théorie est significative, plus ses postulats sont (…) irréalistes » (Friedman, 1953, 11).

l’épistémologie a été considérablement remise en cause (Chalmers, 1988). Les travaux d’auteurs tels que William Quine (1951 ; 1953), Thomas Kuhn (1962), Paul Feyerabend (1975) ou encore Imre Lakatos (1994) ont en effet contribué à rejeter l’idée que les sciences auraient historiquement progressé en suivant rigoureusement les critères définis par les positivistes. Au contraire, dans des perspectives différentes, chacun de ces auteurs a montré que non seulement, l’histoire effective des sciences offrait un portrait bien plus complexe, moins rationnel et plus « anarchique » que l’image dessinée par le positivisme logique.

Surtout, des auteurs tels que Kuhn ou Feyerabend, en développant l’idée de dépendance des faits à la théorie, ou encore la thèse de Duhem-Quine démontrant l’impossibilité de tester de manière isolée une proposition, ont contribué à montrer que le respect de telles règles est impossible et serait de toute façon contre-productif. L’épistémologie moderne est aujourd’hui beaucoup plus ouverte et moins ambitieuse : il s’agit maintenant davantage de rendre compte du développement de la science en tant que tel, de décrire les pratiques effectives des chercheurs, plutôt que de fixer de manière ad hoc des règles préconçues. Dans le champ de l’épistémologie économique (en anglais, economic methodology), ce « tournant sémantique » de l’épistémologie commence à être pris en compte comme en attestent les travaux d’auteurs tels que Bruce Caldwell (1982), Deirdre McCloskey (1998) ou D. Wade Hands (2001). Ces trois ouvrages ont en commun de renoncer à formuler des prescriptions méthodologiques pour prôner un dialogue entre les différents programmes de recherche en économie : c’est là l’idée de « pluralisme méthodologique » chez Caldwell ou de « conversation » chez McCloskey.

L’idée que l’économie devrait se conformer à certains canons méthodologiques, singer les sciences de la nature ou s’attacher à produire à tout prix des propositions testables, est donc en passe d’être abandonnée. C’est dans ce contexte que l’on peut notamment assister à la résurgence de la philosophie pragmatiste (Dickstein, 1998, ed.). Il s’agit d’une opportunité pour le programme de recherche institutionnaliste pour s’affirmer aux côtés du paradigme dominant.

Concernant les sciences sociales et l’économie, le déclin du positivisme a une autre implication d’importance. Le positivisme, que ce soit celui du 19ème siècle ou bien le positivisme logique, a pour caractéristique d’avoir défini les canons de la scientificité à la lueur des sciences de la nature et notamment de la physique. Il en est ressorti une conception nomologique de la science, au sens de Rickert, où cette dernière a pour objectif de rechercher l’existence de lois invariables dans le temps et dans l’espace. Cette posture a amené l’économie à ignorer l’histoire (Hodgson, 2001), dans un sens double : l’intérêt des économistes s’est porté exclusivement vers la théorie pure ou, selon les termes de McCloskey

(1998), l’analyse synchronique. Mais même lorsque l’histoire économique est redevenue un centre d’intérêt pour les économistes, cela s’est fait dans une perspective théorique s’appuyant sur des présupposés (des axiomes) universels, tels que le principe de rationalité60. Si l’histoire est alors redevenue un objet d’étude, la théorie a continué à être considérée comme un bloc monolithique, constitué de principes considérés comme universels et visant à découvrir des lois ou régularités anhistoriques. Le déclin du positivisme ouvre la voie à des approches économiques radicalement différentes, portées par des présupposés philosophiques opposés au positivisme.

3.2.2 Le « retour de l’histoire »

On ne peut nier qu’il existe d’importantes différences entre les philosophies néo-kantiennes et pragmatistes, dont nous prétendons qu’elles constituent les fondements du programme de recherche institutionnaliste. Notamment, ainsi que cela est évoqué par Caldwell (1982), la philosophie pragmatiste, celle de Peirce essentiellement, a anticipé certains des développements du positivisme logique, au moins dans sa version poppérienne.

Peirce est ainsi le premier philosophe à mettre en avant l’importance de la testabilité dans la démarche scientifique. Il y a chez Peirce l’idée poppérienne que le progrès de la science passe par le fait d’accepter de soumettre ses croyances à la réalité empirique par le biais de tests sévères. De la même manière, Peirce, ainsi que James, sont les précurseurs de la conception de l’évolution de la science au travers d’un processus évolutionnaire de sélection des idées scientifiques. Sans compter que, comme indiqué plus haut, le pragmatisme peut s’interpréter comme une forme de « retour à Hume » contra Kant. Cependant, le pragmatisme et le néo-kantisme se rejoignent dans leur critique du positivisme.

Le pragmatisme s’oppose au positivisme logique sur deux plans : la dynamique de l’évolution des théories scientifiques et la structure de l’enquête scientifique. Sur le premier point, le pragmatisme est en effet proche de la position de Popper, dans le sens où la vérité est conçue comme un état perpétuellement provisoire. La démarche scientifique, au sens de Peirce, consiste en une remise en cause constante de certaines de ces croyances, croyances qui lorsqu’elles font consensus au sein de la communauté scientifique, définissent la « vérité ».

On a donc bien dans le pragmatisme une idée, issue de son héritage darwinien, d’un processus évolutionnaire de sélection des idées scientifiques. Toutefois, la position pragmatiste est

60 C’est d’ailleurs de là que surgira en anthropologie économique et en économie le débat entre économie formelle et économie substantive, avec en son centre la contribution de Karl Polanyi. Nous en rendrons compte dans le Chapitre 3 de ce travail.

beaucoup plus « libérale » que celle de Popper. En effet, si les croyances doivent être remises en cause, aucune contrainte n’est posée sur la forme que cette remise en cause doit prendre (contrairement à chez Popper où cette remise en cause se fait par la falsification). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des auteurs s’inscrivant dans une perspective post-moderne, tels que D. McCloskey (1998) ou Richard Rorty, évoquent la tradition pragmatiste pour soutenir leur conception de la science comme « conversation ». Il en ressort donc l’idée d’une plus grande tolérance méthodologique. Le pragmatisme s’écarte également du positivisme sur le plan de la structure de l’enquête scientifique. Comme on l’a indiqué plus haut, en mettant notamment en avant l’importance de l’abduction (Peirce) et en concevant l’enquête comme un continuum moyens-fins-moyens (Dewey), le pragmatisme indique la nécessité d’une historicisation de la théorie : la théorie émerge toujours à partir d’un certain contexte, de certaines observations et questions et correspond toujours à certaines finalités pratiques. Les concepts mobilisés par la théorie doivent donc nécessairement refléter cette historicité. Cela ne veut pas dire qu’il ne doit pas y avoir dans une théorie des concepts plus généraux (« universels ») que d’autres, ou que l’utilisation de certaines hypothèses axiomatisées est proscrite. Néanmoins, l’idée même de pragmatisme indique que les théories doivent s’adapter au contexte étudié. Cela parait d’autant plus important dans le cadre des sciences sociales du fait de leur dimension historique.

Contrairement au pragmatisme, la philosophie néo-kantienne ne connaît guère actuellement de retour en grâce. Toutefois, son incompatibilité avec les principes positivistes est incontestable. Les néo-kantiens n’ont pas véritablement abordé la question de la sélection des théories ou les principes à partir desquels certains concepts devaient être préférés à d’autres61. En revanche, les philosophes néo-kantiens ont offert les fondements justifiant une approche spécifique dans les sciences sociales. Toutefois, contrairement à certaines interprétations ayant conduit à un dualisme méthodologique, l’utilisation qui a été faite des principes néo-kantiens notamment dans les travaux de l’école historique allemande, n’a pas conduit nécessairement à une séparation radicale des sciences sociales et des sciences de la nature. Mais la dimension historique des sciences sociales doit pousser ces dernières à renoncer à la recherche exclusive de lois ou de régularités anhistoriques. La compréhension et l’explication de l’historiquement spécifique doivent au contraire constituer le centre d’intérêt premier des sciences sociales. La combinaison des apports pragmatistes et néo-kantiens légitime donc l’existence d’un programme de recherche en économie qui, au côté d’une

61 C’est, on l’a vu, un des reproches fait à Rickert. On verra dans le Chapitre 2 que c’est un problème qui apparaît également dans l’épistémologie de Max Weber.

approche purement synchronique et formelle de l’économie62, met l’accent sur la dimension historique et diachronique de son objet d’étude et en tire les conséquences méthodologiques qui s’imposent.

Conclusion du Chapitre

L’objet de ce chapitre était de présenter les deux grandes sources philosophiques au fondement du programme de recherche de l’institutionnalisme historique : le néo-kantisme allemand et le pragmatisme américain. La philosophie néo-kantienne, notamment à partir des travaux de W. Dilthey et H. Rickert, a prolongé la Critique de la raison pure de Kant pour fonder en raison le caractère scientifique des sciences historiques et sociales. En dépit des divergences au sein de ce courant, il en ressort une idée forte : les sciences historiques et sociales trouvent leur légitimité dans la spécificité du regard qu’elles portent sur la réalité et sur l’attention qu’elles accordent à la singularité et au particulier. Cela ne veut pas dire que l’économie doive renoncer à toute connaissance nomologique, mais en tout état de cause cette dernière doit servir à l’étude du contexte historique spécifique. La philosophie pragmatiste est issue d’une tradition intellectuelle très différente. Néanmoins, d’une autre manière, elle souligne l’importance de la prise en compte de la spécificité du contexte dans la construction des théories scientifiques. Elle développe une théorie de la connaissance mettant l’accent sur le caractère évolutif de la réalité et de la vérité et de l’impossibilité de faire reposer la connaissance scientifique sur quelques principes axiomatisés et immuables. La théorie doit en permanence s’adapter à la réalité étudiée via une sorte de « feedback » de l’expérience sur les concepts et hypothèses théoriques. La théorie de l’action pragmatiste souligne quant à elle la dimension sociale et collective de la connaissance et de l’action humaine. Elle tend à indiquer, indirectement, que toute théorie en sciences sociales doit tenir compte du contexte social et institutionnel spécifique pour saisir le comportement humain.

Il ne s’agit pas de prétendre que les traditions néo-kantienne et pragmatiste sont proches. Leurs origines mêmes (l’idéalisme de Kant d’une part, l’empirisme de Hume de l’autre) attestent que ce serait aberrant. Toutefois, elles se rejoignent à deux points de vue : d’une part, chacune dans une perspective qui leur est propre, elles entrent en conformité avec

62 Il doit être clair que nous n’entendons pas dans ce travail prétendre que le programme de recherche institutionnaliste est intrinsèquement supérieur aux autres ou que seule sa démarche est pertinente en économie.

Conformément à ce qui est indiqué dans l’introduction, nous nous plaçons dans une optique de pluralisme méthodologique et de conception de la science comme « conversation » entre différents points de vue. Il s’agit juste ici pour nous de fonder la légitimité de l’existence d’un programme institutionnaliste historique, tant sur le plan de l’organisation générale d’une discipline scientifique que sur celui plus spécifique de la nécessité d’une perspective historique et diachronique dans une science sociale comme l’économie.

les propositions du noyau dur du programme de recherche institutionnaliste fondant l’historicisation de la théorie : les propositions P1, P2 et P3 ; d’autre part, elles se rejoignent dans leur opposition au positivisme, notamment dans sa variante « moderne », le positivisme logique. Outre que le pragmatisme participe de la remise en cause de la conception de

« l’épistémologie faiseuse de règles », il réfute l’idée d’une structure de l’explication scientifique purement hypothético-déductive. Le néo-kantisme justifie la prise en compte de la spécificité des sciences sociales dans leur dimension historique, tandis que les auteurs positivistes comme Hempel réduisent l’explication scientifique à une perspective purement nomologique.

Les deux prochains chapitres se proposent maintenant d’examiner la manière dont les principaux auteurs historicistes et institutionnalistes se sont appropriés les apports néo-kantiens et pragmatistes et les ont adaptés.

Chapitre 2

L’historicisation de la théorie et l’école historique allemande