• Aucun résultat trouvé

L’historicisation de la théorie et l’école historique allemande d’économie

1.2 La doctrine épistémologique de Gustav Schmoller

Représentant le plus éminent de la seconde génération de l’école historique allemande et personnage académique et politique allemand majeur jusqu’à sa mort en 1917, Gustav Schmoller est un personnage dont les idées épistémologiques ont souvent été caricaturées.

Avant d’aborder le conflit qui l’a opposé à Carl Menger et qui permettra de comprendre une bonne partie des développements subséquents de l’école historique allemande et de l’ensemble de la tradition institutionnaliste, il s’agit de revenir ici en détail sur la manière dont l’idée d’historicisation de la théorie se manifeste dans l’œuvre de Gustav Schmoller11.

1.2.1 Schmoller et la jeune école historique allemande

En tant que chef de file de la jeune école historique, Schmoller est à l’origine d’un

« programme de recherche » relevant de ce qui a pu être qualifié d’« historicisme éthique » (Hédoin, 2006 ; Shionoya, 1995). Cette expression exprime l’idée que les travaux de Schmoller se sont déployés selon deux perspectives étroitement liées mais néanmoins distinctes : sur un plan substantif, les analyses de Schmoller se caractérisent par la mise en avant des facteurs éthiques dans les phénomènes économiques. Plus précisément, à l’instar des premiers historicistes, Schmoller considère que l’on ne peut se contenter de partir d’un individu purement égoïste, mais qu’il faut au contraire reconnaître la pluralité des motivations humaines. Dans son article “The Idea of Justice in Political Economy” (Schmoller 1893-4), publié originalement en allemand en 1881, Schmoller montre ainsi comment l’exigence de

10 Bien que très influencés par la philosophie idéaliste allemande (plus hégélienne que kantienne au demeurant), les anciens historicistes commettent donc ici l’erreur caractéristique des positivistes du 19ème siècle et même du début du 20ème siècle. On notera que la même erreur se retrouve dans les écrits des auteurs historicistes britanniques (William Ashley, Cliffe Leslie, Arnold Toynbee), même si cela est moins surprenant dans la mesure où ces derniers revendiquaient explicitement leur filiation au positivisme comtien (Hodgson, 2001). Pour avoir une idée du point de vue des historicistes britanniques sur l’ancienne école historique allemande, voir Cliffe Leslie (1875 ; 1876 ; 1879).

11 Conformément à notre démarche d’ensemble qui se veut d’abord analytique, on renverra la discussion sur les analyses théoriques et historiques à proprement parler (concept d’institution, place de l’idée de justice, importance de l’éthique dans les phénomènes économiques) de Schmoller au Chapitre 4 de la Partie II.

justice propre à chaque individu influence de manière décisive à la fois l’évolution des institutions et les relations purement marchandes prenant place via l’institution du marché (Hédoin, 2006 ; Van Luijk, 1995). Cela conduit Schmoller à développer une véritable analyse économique institutionnaliste soulignant l’importance des normes, coutumes et institutions dans le processus de développement économique12. A cet endroit, il ne faut d’ailleurs pas se méprendre sur le sens des facteurs éthiques dans l’analyse de Schmoller : s’il est vrai que les travaux de Schmoller comportent une importante dimension normative13, l’analyse du rôle des facteurs éthiques relève en elle-même du positif : il ne s’agissait pas pour Schmoller d’introduire par principe ses propres critères éthiques dans l’analyse (qu’il ait à l’occasion dérogé à cette règle est incontestable mais constitue un autre problème) mais bien de souligner l’importance des motivations autres que les motifs purement pécuniaires dans les phénomènes économiques (Shionoya, 1995).

Aux côtés de cet aspect substantif des travaux de Schmoller (aspect sur lequel on reviendra dans la Partie II de ce travail), Schmoller a également proposé une contribution majeure via l’élaboration d’une méthodologie historiciste et sur laquelle nous nous concentrerons pour le reste de cette sous-section. Les considérations méthodologiques chez Schmoller sont parsemées tout au long de ses écrits, mais on les trouve sous une forme relativement systématisée plus particulièrement dans l’introduction des Principes d’économie politique (Schmoller, 1905-08, I) et plus encore dans la troisième partie, intitulée « Economie nationale, économie politique et méthode », de l’ouvrage Politique sociale et économie politique (Schmoller, 1902)14. Schmoller s’appuie, dans l’élaboration de ses positions épistémologiques et méthodologiques, en partie sur les thèses des premiers historicistes. A l’instar de ses prédécesseurs, Schmoller développe ainsi une critique de la démarche purement déductive de l’économie classique. Toutefois, il s’écarte en parallèle assez sensiblement des points les plus faibles que l’on a pu repérer chez Roscher, Hildebrand et Knies. De manière générale, comme on va pouvoir le montrer, Schmoller abandonne quasiment toute forme d’hégélianisme et semble adopter la perspective philosophique néo-kantienne alors en plein développement15. De manière plus spécifique, trois ruptures sont identifiables (Gioia, 2000) :

12 De ce point de vue, les Principes d’économie politique (Schmoller, 1905-08) constituent certainement un des premiers ouvrages fondateurs de l’économie institutionnelle au sens large, et de manière plus spécifique, du programme de recherche de l’institutionnalisme historique. La seule lecture de l’introduction générale permet de se rendre compte de l’importance que les concepts d’institution et de coutume y occupent.

13 Soulignée par de nombreux commentateurs : voir notamment Schumpeter (1954), Gioia (2000), Tribe (2002).

14 L’ouvrage, en français, a été publié en 1902. La troisième partie a néanmoins été publiée en allemand en 1892, soit bien après la « querelle des méthodes » ayant opposé Schmoller à Menger.

15 Ebner (2000) souligne ainsi qu’un glissement est repérable, y compris dans les écrits de Schmoller, où l’on passe progressivement d’un pur empirisme à un point de vue plus herméneutique. Le même auteur relève

a) le rejet de l’idée même de lois naturelles de développement ou d’évolution ; b) le rejet des tentatives visant à trouver de nouveaux modèles d’explication scientifique comme les « lois d’analogie » de Knies ; c) le rejet de concept métaphysique tel que celui « d’esprit du peuple » (Volkgeist) mobilisé par Roscher pour justifier sa recherche de lois d’évolution.

1.2.2 L’historicisation de la théorie chez Schmoller

Quelles sont les principales positions épistémologiques défendues par Schmoller et comment peut-on les interpréter au regard de l’idée d’historicisation de la théorie ? Le premier point notable est que Schmoller se réapproprie la notion d’économie nationale qui apparaît en premier chez List et que tous les premiers historicistes mobiliseront. L’économie nationale se distingue de l’économie domestique, de l’économie paysanne et de l’économie de ville en ce qu’elle est liée à l’existence d’un Etat permettant une union juridique et organisatrice sur un vaste territoire (Schmoller, 1902, 302). Schmoller en propose la définition suivante : « Nous pouvons donc définir l’économie nationale : l’ensemble organisé unitairement des économies individuelles et corporatives qui existent dans un Etat, tantôt juxtaposées, tantôt superposées, y compris l’économie financière de l’Etat ; nous considérons cet ensemble comme le système unitaire des institutions et des arrangements économiques et sociaux de la nation ; nous voyons dans ce système un tout réel et unitaire, malgré l’indépendance des parties, en ce qu’il est dominé par des causes psychiques et matérielles unitaires, en ce que toutes ses parties dépendent d’une façon étroite les unes des autres, et que ses organes centraux exercent des effets manifestes sur toutes les parties » (Schmoller, 1902, 332-333). Deux éléments sont à retenir ici : d’une part, Schmoller distingue l’économie nationale des autres formes d’économie ce qui implicitement, constitue en soi l’introduction de l’idée de spécificité historique. D’autre part, on comprend par cette définition que toute forme d’analyse réductionniste est rejetée dans la mesure où l’économie nationale est « un tout réel et unitaire (…) dominé par des causes psychiques et matérielles unitaires ».

L’économie nationale est donc un ensemble interdépendant d’ « organes16 » dont les parties ne peuvent être étudiées indépendamment du tout dans lequel elles s’inscrivent. L’objet posé, il reste à préciser la méthode par laquelle il peut être étudié. Pour cela, Schmoller (1905-08, I,

toutefois que Schmoller n’a néanmoins jamais adopté les thèses néo-kantiennes dans leur ensemble. On ajoutera qu’hormis quelques références à Dilthey (sur des points n’ayant pas trait à des questions de méthode), on ne trouve pas de trace dans les écrits de Schmoller (tout du moins ceux ayant été traduits en anglais ou en français) de référence à des auteurs néo-kantiens.

16 Même s’il n’est pas présent à une échelle comparable de celle des travaux de Roscher, l’organicisme se retrouve chez Schmoller. Mais il s’agit davantage chez ce dernier d’une métaphore permettant une comparaison, le point commun entre les phénomènes biologiques et l’économie nationale étant le fait que la plupart des phénomènes internes se produisent sans que l’organe central en ait conscience (Schmoller, 1902, 344).

243) dégage une démarche en trois temps : La science de l’économie politique a pour but la description complète de l’économie d’un peuple, l’esquisse des phénomènes économiques dans l’espace et le temps, des phénomènes classés d’après leur situation dans l’espace et leur ordre de succession historique. (…) Les principales tâches de la science exacte sont donc : 1°

de bien observer ; 2° de bien définir et de bien classer ; 3° de trouver des formes typiques et d’expliquer par les causes ». Ce passage résume bien l’objectif de l’économie politique et surtout la démarche qu’elle doit mettre en œuvre selon Schmoller : proposer une « esquisse » des phénomènes économiques dans leurs dimensions temporelle et géographique, ceci en partant d’une observation attentive devant déboucher sur des définitions et un classement des phénomènes, pour finalement parvenir à la construction de « formes typiques » permettant de retrouver les relations causales ayant conduit au phénomène étudié. Plusieurs éléments caractéristiques de la méthode de Schmoller et participant à l’historicisation de la théorie sont à distinguer.

La notion de causalité

On comprend à travers le passage précédent que Schmoller met l’accent sur le fait que les sciences sociales, au même titre que les sciences de la nature, ont pour objectif de rechercher des relations de causalité17. Il s’agit là d’une rupture avec l’approche prônée par Knies, lequel entendait substituer, on l’a vu, des « lois d’analogie » aux lois causales.

Cependant, Schmoller estime que la notion de causalité n’est pas de même nature dans les sciences de la nature que dans les sciences sociales (Gioia, 1993). Dans les premières, les causes sont d’ordre physique et organique ; dans les secondes, elles sont essentiellement psychiques et psychologiques (Schmoller, 1902, 402)18. A ce niveau, on est renvoyé à l’aspect

« éthique » des travaux de Schmoller dans lesquels l’économiste allemand souligne l’efficacité causale de motifs divers sur les phénomènes économiques et sociaux. Schmoller illustre d’ailleurs cette idée par ses propres travaux sur la justice dans l’économie : « Je crois pouvoir citer aussi mon étude sur la justice dans l’économie nationale, où j’ai déjà essayé d’établir et de prouver, tant au point de vue psychologique qu’au point de vue social,

17 Comme le souligne Meyer (1988) au sujet de Schmoller, et Hodgson (2004a) de manière plus générale, le principe de causalité, à savoir l’idée que tout phénomène est l’effet d’une cause est un postulat métaphysique par nature indémontrable. D’après Meyer, l’idée de causalité constitue ainsi le principe métaphysique central du programme de recherche de Schmoller.

18 Nau et Steiner (2002) soulignent à juste titre l’importance de la psychologie descriptive chez Schmoller. Pour ce dernier, le vrai but de la recherche économique était de parvenir à une explication psychologique des motifs de l’action humaine, explication à partir de laquelle pourrait ensuite être construite une théorie plus générale des institutions. Les mêmes auteurs (Nau et Steiner, 2002, 1010) indiquent que sur ce point Schmoller a été très influencé par l’œuvre de Dilthey mais aussi par celle du sociologue britannique Herbert Spencer.

comment les sentiments de justice se fixent en formules et parviennent ainsi à s’imposer, agissent de plus en plus sur les institutions économiques et en transforment la portée et le sens » (Schmoller, 1902, 402-403). A un autre endroit, l’auteur allemand réitère l’idée que la finalité de la recherche économique scientifique est bien la découverte de relations de causalité, et non la simple déduction logique de propositions dérivées d’axiomes considérés comme universels : « c’est une funeste erreur de prétendre que l’économie politique est une science dont la seule fonction est de distinguer des concepts et de tirer simplement des conséquences de certains axiomes et définitions. (…) l’économie politique a son but essentiel dans l’explication d’ensemble de phénomènes réels, elle veut décrire le type du phénomène et mettre au jour sa liaison causale » (Schmoller, 1902, 254). Le propos de Schmoller sur ce point est dépourvu d’ambiguïté : la finalité de la recherche théorique est de mettre en avant des relations causales à l’origine des phénomènes étudiés, et non de découvrir des lois de développement transcendantes ou encore de construire des systèmes abstraits de relations logiques partant d’axiomes arbitraires.

De la description à la construction de concepts

La découverte de ces relations causales passe inévitablement par la construction de concepts. Conformément à l’essence même de la démarche historiciste, Schmoller indique que cette construction doit au préalable passer par une observation et une description de phénomènes historiques particuliers. En ce sens, Schmoller se fait le partisan d’un « réalisme scientifique » (Gioia, 2000), soucieux de partir des faits tels qu’ils sont : « Sous le nom d’observation scientifique d’un phénomène, nous comprenons une observation qui, plusieurs fois répétée par le même observateur ou des observateurs divers, donne toujours le même résultat, une observation dont on a écarté le plus possible toute influence subjective, toute opinion préconçue capable d’induire en erreur » (Schmoller, 1905-08, I, 243). Sur cette question de l’observation, on voit déjà apparaître chez Schmoller l’idée de compréhension (Verstehen), développée à la même époque par Dilthey et que l’on retrouvera chez Max Weber : « Observer des phénomènes économiques c’est rechercher les motifs des actions économiques qui s’y rapportent, et leurs résultats, leur marche et leur effet. Nous connaissons les motifs de nos actes directement par l’observation de notre propre vie psychique ; et de nous-mêmes nous concluons aux autres » (Schmoller, 1902, 364, nous soulignons).

Toutefois, tout du moins dans la partie méthodologique de son propos19, Schmoller reconnaît

19 Il est en effet incontestable qu’il existe un certain décalage entre les positions méthodologiques et épistémologiques de Schmoller et sa pratique effective lors de ses analyses appliquées. Autant le Schmoller des

explicitement la nécessité préalable d’un cadre théorique avant toute description des phénomènes : « Fixer scientifiquement une observation, c’est ce qui s’appelle décrire ; mais toute description à peu près utilisable suppose déjà un système ordonné de concepts et la connaissance de formes connues et déterminées en même temps que des rapports de causalité » (Schmoller, 1905-08, I, 244). Il semble ainsi que l’économiste allemand développe implicitement une théorie de la formation des concepts très proche de la perspective néo-kantienne étudiée dans le Chapitre 1, où la formation des concepts relève de l’activité de la pensée du chercheur tentant d’ordonner une réalité chaotique et « irrationnelle ». Ici encore, les propos de Schmoller sont relativement clairs : « Toute observation isole du chaos des phénomènes un fait particulier, pour le considérer à part. Elle repose toujours sur une abstraction » (Schmoller, 1902, 365). Il semble en fait que Schmoller prône une sorte

« d’empirisme éclairé ». Il est évident que pour lui toute recherche scientifique doit partir de l’observation de la réalité. Mais Schmoller est conscient des limites de l’empirisme radical tel qu’il a été pratiqué (selon lui) par les mercantilistes et les caméralistes. D’un autre côté, il s’agit d’éviter également de tomber dans l’écueil du rationalisme excessif manifesté par les théories du droit naturel et l’économie politique classique. L’observation n’est donc pas un processus aléatoire, pas plus qu’elle n’est une fin en soi (Schmoller, 1902, 371). Elle est une collection ordonnée de données permettant de renouveler sans cesse les concepts théoriques, lesquels sont eux-mêmes à l’origine de l‘ordonnancement des données20.

Partant d’un réalisme scientifique, il est intéressant de noter comment la théorie de la formation des concepts de Schmoller semble évoluer vers une forme de nominalisme philosophique21. L’économiste allemand affirme en effet explicitement que les concepts ne sont pas le simple reflet de la réalité (Schmoller, 1905-08, I, 249-252). Dans une perspective kantienne, ils sont une création de l’esprit totalement artificielle dont la fonction est de permettre d’ordonner la réalité. Schmoller affirme ainsi : « Toute science rigoureuse actuelle part de cette idée que les notions sont des produits de nos représentations et de leur

écrits épistémologiques semble explicitement conscient de la complémentarité entre induction et déduction, ainsi que de l’impossibilité de décrire des faits sans un cadre théorique préalable, autant celui des analyses appliquées semble parfois se perdre dans les détails historiques sans que l’on soit en mesure d’en tirer des conclusions théoriques. La lecture de certains passages des Principes est éloquente sur ce point.

20 Notons toutefois que Schmoller donne incontestablement la priorité aux données et aux faits sur la théorie, comme l’atteste cette formule qu’il reprend de Lasalle : « La matière même sans idées a toujours une valeur relative ; l’idée sans la matière n’a que la valeur d’une chimère » (Schmoller, 1902, 372).

21 On reviendra plus en détail dans le Chapitre 8 de la Partie III sur la notion de réalisme. Relevons que cette dernière peut avoir trois significations : le réalisme ontologique, le réalisme scientifique et le réalisme philosophique. Dans ce dernier sens, le terme de réalisme renvoie à la « Querelle des Universaux » ayant opposé les philosophes nominalistes aux philosophes réalistes au Moyen-âge. Contrairement aux apparences, il n’est pas nécessairement contradictoire d’être réaliste sur le plan ontologique et scientifique tout en étant nominaliste sur le plan philosophique.

arrangement, qu’elles n’ont rien de réel, qu’elles ne constituent pas des êtres indépendants, comme le pensaient les anciens, comme le croyaient au moyen-âge les réalistes en opposition aux réalistes (sic)22, et comme le croient encore aujourd’hui certains idéologues pour les définitions réelles (opposées aux définitions nominales), qui s’imaginent qu’elles leur permettent de pénétrer jusqu’à l’essence des choses » (Schmoller, 1902, 394)23.

Induction et déduction

La position épistémologique de Schmoller est donc bien plus complexe qu’elle n’est traditionnellement présentée. Certes, pour Schmoller, toute démarche scientifique doit invariablement partir de la réalité et de son observation. Il ne s’agit pas pour l’économiste de décrire un système idéaliste et rationaliste constitué de relations universellement valables à partir de quelques axiomes posés plus ou moins arbitrairement, mais de parvenir à une explication causale de la réalité historique dans toute sa complexité et dans toute sa spécificité. Pour autant, le passage de l’observation à l’explication causale n’est pas direct, il est donc faux de faire de Schmoller un inductiviste naïf. Tout d’abord, Schmoller ne croit pas à l’idée de la tabula rasa, héritée de la théorie de la connaissance de Locke, où l’esprit n’est qu’une entité passive recevant et reproduisant les sensations issues du monde sensible. Toute observation, pour se transformer en description, présuppose l’existence de catégories et de concepts, permettant d’ordonner la réalité. Les concepts sont conçus dans un sens nominaliste : ils sont des créations artificielles de l’esprit, prêtes à être modifiées à chaque nouvelle observation. Ils doivent permettre une représentation de la réalité mettant en valeur les relations causales, notamment d’ordre psychologique, régissant le phénomène étudié.

Il est de ce fait impossible d’affirmer, comme il est coutume de le faire, que Schmoller ne croyait qu’en l’induction et rejetait toute forme de déduction : « Ceux qui passent, dans la nouvelle économie politique allemande, pour les représentants de la méthode inductive, ne contestent pas du tout la légitimité de la déduction en général, mais seulement la légitimité des déductions que l’on tire de prémisses superficielles, insuffisantes, et qu’ils croient pouvoir remplacer par des principes plus précis, dus à une meilleure observation » (Schmoller,

22 Il s’agit manifestement d’une erreur (qui apparaît telle quelle dans l’ouvrage). Il est évident qu’il faut lire ici

« nominalistes » et non « réalistes ».

23 Ce passage est essentiel à deux points de vue qui sortent du cadre de cette sous-section : d’une part, on voit poindre ici chez Schmoller une forme d’instrumentalisme au sens de Schumpeter. Shionoya (1995 ; 2001a ; 2005) souligne d’ailleurs la très forte proximité épistémologique entre Schumpeter et Schmoller (ainsi que Weber). D’autre part, on peut voir transparaître ici une critique à moitié déguisée de l’essentialisme de Carl

23 Ce passage est essentiel à deux points de vue qui sortent du cadre de cette sous-section : d’une part, on voit poindre ici chez Schmoller une forme d’instrumentalisme au sens de Schumpeter. Shionoya (1995 ; 2001a ; 2005) souligne d’ailleurs la très forte proximité épistémologique entre Schumpeter et Schmoller (ainsi que Weber). D’autre part, on peut voir transparaître ici une critique à moitié déguisée de l’essentialisme de Carl