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C’est en octobre 1995 que prend fin l’embargo imposé par la Grèce aux relations commerciales avec la République de Macédoine depuis le mois de février de l’année précédente. Après quatre années de fortes tensions entre les deux États, l’accord intérimaire signé sous l’égide des Nations Unies et sur lequel je reviendrai plus en détail dans le chapitre suivant a donc permis le développement progressif de relations économiques entre les deux pays : entre 1990 et 2015, la Grèce émerge comme un partenaire commercial majeur de la République de Macédoine, se frayant une place entre la Serbie, le Monténégro et l’Allemagne, puissance économique dominante en Europe de l’est et du sud-est.

Mais avant de continuer, il apparaît important de noter que le commerce entre la Grèce et la République de Macédoine ne débute pas avec l’indépendance de celle-ci. En tant que République fédérée de la Yougoslavie socialiste, cette dernière était déjà concernée par des relations commerciales relativement importantes durant la période yougoslave, dans le cadre permis par les relations diplomatiques entretenues entre la République Hellénique et la Yougoslavie socialiste. Ainsi, ces échanges ont connu une forte évolution entre les années 1950 et la décennie 1980, passant d’un volume de moins d’un million de dollars à plus de soixante-dix durant cette période. Mais cette croissance à long terme entame sa diminution au moment de l’indépendance de la République de Macédoine, en raison des fortes tensions diplomatiques qui émergent entre les deux voisins à cette occasion, et s’écroule complètement lors de l’embargo imposé par la Grèce en 1994 et 1995.

C’est donc la levée de l’embargo qui permet la reprise de ces relations commerciales : l’année 1996, première année civile complète après la levée de cet obstacle aux échanges,

est d’ailleurs marquée par l’augmentation immédiate des exportations macédoniennes en direction de la Grèce (figure 2). Mais après ce rebond bien observable, les exportations macédoniennes stagnent à nouveau jusqu’au début des années 2000, pénalisées par la grande instabilité économique qui touchait le pays ainsi que la faiblesse de sa production à l’époque yougoslave, dépendante des importations en provenance des autres républiques fédérées et ne contribuant qu’à hauteur de 5% dans le produit intérieur brut de la fédération (Panagiotou, 2008b).

Dans le même temps, on notait que les importations en provenance de la République Hellénique suivaient quant à elles une progression plus linéaire, illustrant le déséquilibre économique entre les deux pays et la récurrence d’une balance commerciale macédonienne fortement négative. Prenant place dans un contexte postsocialiste, l’évolution de ces relations économiques est marquée par le passage de l’économie macédonienne d’un fonctionnement planifié vers une économie de marché, qui profite aux exportations grecques au regard de l’ouverture progressive du pays qui devient un débouché, certes modeste, mais nouveau pour le marché international à une époque caractérisée par l’intensification des relations économiques au niveau mondial. Durant la période 1995 -2001, les exportations grecques vers la République de Macédoine apparaissent comme dominées par l’exportation de produits pétroliers, la République de Macédoine dépendant à cette époque presque exclusivement de la Grèce (Nikas, 2005 ; Pangiotou, 2008a:238). A l’inverse, la faiblesse de la production macédonienne ne permettait alors pas au pays d’exporter comme il le souhaiterait, renforçant encore le manque de liquidité auquel il devait faire face après la dissolution de la Yougoslavie socialiste.

Mais la situation évoluait drastiquement au début des années 2000, alors que les échanges entre les deux pays se renforçaient et que les produits concernés se diversifiaient. Aux côtés du secteur pétrolier, les secteurs de l’habillement, du textile, de l’agroalimentaire, du métal et de l’acier émergeaient au début des années 2000. A l’inverse, la République de Macédoine occupait une place très limitée dans la hiérarchie des importations grecques,

Figure 3: Importation de la République de Macédoine en provenance de Grèce, en millions de dollars

Source : Narodna Banka na Republika Makedonija

Figure 2 : Exportations macédoniennes en direction de la Grèce, en millions de dollars Source : Narodna Banka na Republika Makedonija

illustrant le fort déséquilibre des relations commerciales entre les deux pays. Celles-ci suivaient néanmoins la même dynamique. Fortement dominées par les métaux non ferreux et l’habillement, ces exportations s’ouvraient progressivement aux secteurs du textile, du métal et de l’acier ou du tabac.

Deux processus différents semblaient alors guider ces évolutions. Dans le cas des exportations grecques en République de Macédoine, de nombreux produits tels que ceux du secteur agroalimentaire étaient bel et bien destinés à être vendus sur le marché macédonien. Dans le même temps, une partie importante de ces exportations était en réalité destinée à être transformée en République de Macédoine par des entreprises grecques qui y étaient installées, avant d’être à nouveau exportée en direction de la Grèce.

Ce phénomène est particulièrement clair à la lecture de l’évolution de ces exportations macédoniennes vers la Grèce. C’est à partir du début des années 2000, alors que les investissements grecs en République de Macédoine se multipliaient, que démarre la forte croissance de ces exportations qui s’étale jusqu’en 2008, avant que la crise grecque ne divise par trois leur montant annuel. Au-delà de cette concordance calendaire, les secteurs concernés par ces exportations macédoniennes étaient directement concernés par les investissements grecs dans le pays. Il en allait ainsi pour les secteurs de l’habillement, du textile ou encore du tabac, dont l’apparition dans les relations commerciales entre les deux pays est consécutive au rachat des compagnies macédoniennes Strumica Tabak et Jugotutun par l’entreprise grecque Michailidis Tobacco (Nikas, 2005 ; Panagiotou 2008a:243). Ces investissements grecs en République de Macédoine sont alors venus compléter le profil traditionnel d’exportations macédoniennes orientées vers les anciennes républiques yougoslaves (Arsov, 2005), avant que la crise grecque ne diminue leur importance et que l’économie macédonienne ne se réoriente vers d’autres partenaires, au premier rang desquels l’Allemagne, dont le poids dans le commerce extérieur macédonien s’est renforcé

puisqu’elle attire aujourd’hui presque 45% des exportations macédoniennes20 (Makedonija vo Brojki, 2016).

Les débuts du processus de privatisation en République de Macédoine

Pour bien comprendre les dynamiques qui structurent ces relations économiques bilatérales, il est alors nécessaire d’élargir la focale pour en appréhender plus largement le contexte et les replacer dans le cadre des recompositions engendrées par la période postsocialiste dans la région. C’est alors une institution internationale qui émerge comme le pivot de l’évolution postsocialiste de l’économie macédonienne et des règlementations sur la base desquelles elle s’est développée à partir de la fin des années 1990.

En effet, le Fond Monétaire International (FMI) apparait durant cette période comme l’acteur international majeur de ces changements, appréhendés en son sein selon le concept de la transition, qui devait voir les anciens États socialistes faire évoluer les modèles d’économies planifiées vers des économies de marché, promouvant ainsi une vision préfabriquée du futur à mettre en place (Burrawoy, Verdery, 1998:4). Alors qu’elle faisait face à une inflation croissante et au manque important de liquidités rencontré en raison de la désintégration de la Yougoslavie et de sa non-reconnaissance internationale (Panagiotou, 2008b:52), la République de Macédoine a fait appel dès 1994 aux prêts de cette institution financière, qu’elle a rejoint en 1993, en vue de stabiliser sa situation économique. Un programme de stabilisation a ensuite été mis en œuvre à partir de 1994, suivant la doxa néolibérale de l’institution internationale, en se focalisant sur quatre éléments bien précis : l’imposition d’une discipline fiscale et d’une politique monétaire stricte, des mesures de contrôle du déficit budgétaire et l’accélération du processus de privatisation.

20 Là encore, ces exportations sont à lier à l’ouverture d’usine de sous-traitants automobiles allemands dans les villes de Kavadarci et Bitola au cours des dernières années. Employant chacune plusieurs milliers d’employés, leur production destinée aux marques automobiles allemande pèse très lourd dans la balance commerciale macédonienne.

Celui-ci, initié durant les dernières années de la période yougoslave sous le gouvernement d’Ante Markovic21, a par la suite été poursuivi au sein de la République de Macédoine indépendante, qui adoptait en 1993 une loi sur la transformation des entreprises à capital social, entrée en vigueur en 1995. Mais c’est sous l’impulsion du FMI, qui y conditionne le versement de son aide (Arsov, 2005), que 75% des entreprises macédoniennes éligibles à ce processus selon la loi de 1993 ont été privatisées avant même la fin de l’année 1997 alors que seules les plus intéressantes économiquement avaient été privatisées avant 1993 (Arsov, 2005). Le processus s’est par la suite poursuivi avec une nouvelle vague de privatisations, initiée par le ministre de l’économie de l’époque et actuel leader contesté du pays, Nikola Gruevski, au début des années 2000.

Saluées par certains pour avoir permis à l’économie macédonienne de se stabiliser et de lui avoir apporté des liquidités (Panagiotou, 2008b:235), les mesures imposées par le FMI dans le cadre de ces privatisations sont aussi critiquées par d’autres pour avoir provoqué la vente rapide d’un grand nombre d’entreprises macédoniennes au détriment du contrôle des conditions dans lesquelles se faisaient ces transactions et de leurs conséquences sur les travailleurs du pays (Arsov, 2005). A un processus de privatisation au cas par cas s’est alors substitué un processus de privatisations de masse dont les ravages sur le marché du travail et les dommages symboliques sont aujourd’hui encore le moteur principal de la politique de la droite nationaliste, au pouvoir depuis 2006, contre le parti social-démocrate d’opposition en charge lors des privatisations les plus contestées.

21 Ces mesures, inclues dans la loi sur le commerce et la possession de capital social sont entrées en vigueur en 1989 et la loi sur la propriété sociale de 1990, marquaient alors la rupture avec le modèle d’autogestion

Deux types d’investissements

Ces privatisations ont également participé à l’arrivée d’investissements étrangers en République de Macédoine, au premier rang desquels figuraient nombre d’investisseurs grecs plus attirés par les processus d’acquisitions d’entreprises en fonctionnement que de créations ex-nihilo (Nikas, 2005:110). Au tournant des années 2000, ce sont certaines des plus importantes entreprises de République de Macédoine qui sont passées sous capitaux grecs, de la raffinerie du pays aux mines de marbre blanc en passant par ses principales banques et certaines manufactures de tabac22. On retrouve également parmi ces investisseurs certaines des plus importantes entreprises nationales de Grèce, dont la compagnie nationale de télécommunication OTE ou encore la Banque Nationale Grecque, qui a acquis la plus grande banque de République de Macédoine (Tutunska Banka A.D.

Skopje) au début de l’année 2000.

Mais l’observation des données relatives aux IDE grecs en République de Macédoine après 1996 laisse émerger une image beaucoup plus diverse de ces investissements dans le pays.

Bien que l’augmentation drastique du montant annuel de ces investissements bondisse à partir d’une année 2000 qui marque le début de ces investissements de grande ampleur, la lecture du nombre de contrats concernés annuellement par ces investissements nous permet d’entrevoir une réalité plus complexe au travers de l’existence d’un nombre significatif d’investissements au montant financier réduit par rapport à ceux à venir. Ce sont ainsi 34 contrats qui sont conclus en 1997, contre seulement 18 en 1998 et 45 en 1999. Et bien que le nombre de ces contrats conclus entre des acteurs de ces deux pays soit passé de 45 à 69 entre 1999 et 2000, il semble que la multiplication par cinq du montant des IDE soit surtout lié à l’impact de certains investissements particulièrement élevés réalisés cette année-là23. La corrélation limitée entre le nombre de contrats conclus et le montant des investissements est également illustrée par l’observation de ces données sur la période allant de 2000 à 2008. Car si la croissance du montant des IDE grecs va de pair avec celle du

22 Pour plus d’informations sur les principales firmes passées sous capitaux grecs à cette période, voir Nikas, 2005.

23 C’est en 2000 que la Banque National Grecque acquiert la banque macédonienne Tutunska Banka A.D.

Skopje

nombre de contrats concernés entre 2000 et 2004, les années 2005 à 2008 sont caractérisées par une baisse de ces derniers alors que le montant de ces IDE continue à augmenter. Il atteint même son maximum de la période 1996-2014 en 2008, alors que le nombre de contrats concernés est retombé à un niveau proche de 1999 avec 44 contrats. A côté de ces rachats d’entreprises à forte valeur économique et symbolique s’ajoutent ainsi de nombreux investissements directs plus modeste (voir figures 4 et 5).

Ceux-ci, émergeant dès la levée de l’embargo, concernaient principalement des créations d’entreprises, des rachats ou des associations avec des entreprises macédoniennes en vue de déplacer des moyens de production dans le pays pour y profiter, principalement, de la présence d’une main d’œuvre qualifiée bon marché. Ainsi, le secteur textile est par exemple fortement représenté dans le cadre de ces investissements : les entreprises grecques capitalisent sur le savoir-faire développé durant la période yougoslave et la très grande différence du coût de la main d’œuvre entre les deux pays et du faible contrôle de l’application du droit du travail réalisé dans ces entreprises au capital étranger24 (Bonfiglioli, 2014).

24 En 2009, un article de S. Alusevski traduit par A. Blazevska paraissait dans Le Courrier des Balkans et y dénonçait des formes d’esclavage moderne dans ces entreprises, prenant à l’époque l’exemple d’entreprises textiles grecques du sud de la République. En 2016, la situation ne semble d’ailleurs pas avoir grandement évolué alors qu’un article du Guardian paru le 21/08/2016 fustige une nouvelle fois l’attitude des entreprises

L’ensemble de ces investissements a donc profité de l’entrée en vigueur de mesures prises par un gouvernement macédonien appliquant les « recommandations » du FMI en vue d’attirer des investisseurs étrangers dans le pays. Mais ils ont également grandement bénéficié des mesures prises par un État grec qui souhaitait alors affirmer un rôle de leader

Figure 5: Nombre de contrats concernés par les IDE grecs en République de Macédoine*

Source : Institut statistique de République de Macédoine

*Absence de données pour 2000 et 2002

5

Figure 4 : Investissements directs grecs en République de Macédoine, en millions d’euros Source : Narodna Bank na Republika Makedonija

dans la région. Seul pays capitaliste des Balkans avant 1989, membre de l’UE et de l’OTAN, la Grèce avait pour ambition de jouer un rôle crucial dans la stabilité politique et économique d’une région secouée par plusieurs conflits durant les années 1990. C’est dans ce contexte global que le ministère des finances adopte, en 1999, le plan grec pour la reconstruction économique des Balkans. Destiné à fonctionner aux côtés du pacte européen de stabilité, ses objectifs étaient de financer la création ou la maintenance d’infrastructures dans les pays postsocialistes, et d’y faciliter les investissements grecs (Panagiotou, 2008a:232). Basé, à l’image de l’Union européenne, sur une vision plaçant la stabilité économique comme élément fondamental de la stabilité politique et sociale de la région, ce plan avait ainsi l’ambition de faire de la Grèce l’un des principaux artisans de l’amélioration du contexte régional tout en espérant d’importantes retombées économiques pour les entreprises grecques (Panagiotou, 2008a:233). Mais s’il a contribué à la réalisation de nombreux projets, beaucoup de ses objectifs n’ont pas été atteints alors que les capacités de financement grecques ont été impactées par l’organisation des jeux olympiques de 2004, et par la crise économique qui frappe aujourd’hui le pays. Pour autant, 249 entreprises grecques étaient enregistrées au bureau de liaison de la République Hellénique à Skopje25.

2. Les investissements grecs en République de Macédoine : un particularisme