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Partie I. Animal et société occidentale du XXI ème siècle : des « communautés hybrides »

II. Un éventail complexe de façons d’aborder la relation Hommes-Animaux

4. En quoi la relation Hommes-Animaux est une question d’ordre géographique ?

Les animaux, dans toute leur diversité, sont globalement mal connus de l’opinion publique, et cette méconnaissance se traduit, entre autres, par un oubli très fréquent des aspects géographiques de la problématique animale. À l’instar du risque zoonotique ou de l’antibiorésistance, la cohabitation géographique des animaux et des hommes est trop souvent

négligée au profit des aspects moraux précédemment évoqués. Cet oubli fréquent n’est pas étranger, cependant, à l’oubli fréquent des animaux dans le domaine géographique (Espaces et sociétés, 2002). Effectivement, les animaux étaient, jusque récemment, les grands exclus de ce domaine. En 1998 par exemple, Philippe et Geneviève Pinchemel publie un livre de géographie dans lequel un chapitre entier traite des « composantes du milieu naturel » mais n’aborde pas la question des animaux (Pinchemel, Pinchemel, 1997). C’est donc récemment que, dans le courant du grand renouveau des sciences humaines présenté dans les chapitres précédents, les animaux ont finalement été inclus dans une « géographie nouvelle génération ». Cette inclusion prend ainsi une valeur éthique en offrant de la visibilité aux animaux (Coumau, 2016).

a. La superposition physique des espaces animaux et humains

La notion de « communauté hybride » est associée à une co-existence et bien souvent une superposition des « espaces humains » et des « espaces animaux » au sens physique. Cette superposition est, en elle-même, un défi géographique qui soulève plusieurs questions : nous développerons ici certains aspects, sans pour autant être exhaustif.

L’élevage, tout d’abord, est un excellent exemple de superposition physique des espaces humains et animaux à plusieurs niveaux. Sous ces aspects géographiques, il implique à la fois une gestion des espaces ruraux, et notamment de la frontière agriculture/sauvage, mais aussi une gestion des paysages et de l’impact agricole sur l’organisation du territoire. Ces différents aspects constituent ainsi une des problématiques géographiques impliquant la relation Hommes-Animaux les plus étudiées, quoique la relation Hommes-Animaux ne soit bien souvent pas au cœur de la discussion mais bien plutôt, l’agriculture au sens large. On citera notamment l’école de géographie de Berkeley telle que l’a initiée Cari Sauer, pionnier américain de la géographie culturelle, au début du XXème siècle, qui s’intéresse avant tout à la façon dont les Hommes ont modifié les paysages et leur environnement et accorde une place importante aux animaux domestiques (Bortolamiol et al., 2017). Cependant, au-delà, du rôle primordial de l’élevage dans la construction des paysages et la gestion des territoires, la répartition des espaces ruraux au sens large et de l’espace urbain, qui tendent à se superposer de plus en plus, est un véritable défi qui divise l’opinion publique, notamment concernant la question animale. C’est ce que décrit, de façon très pratique, Unna Lassiter : « Aux États- Unis, où les différences entre la nature et la société sont plus claires qu'en Europe, entre autres du fait de l'étendue du territoire de ce pays et de l'extrême concentration des villes, ces

différences suscitent de fréquents conflits lorsque les deux domaines se rencontrent (Espaces et sociétés, 2002). Par exemple, des controverses éclatent sur la présence d'animaux sauvages tels les cougars et coyotes en ville (Wolch et al., 1997), entre les habitants qui veulent poursuivre leur vie de 'ranchers' en banlieue et les banlieusards qui n'aiment pas entendre les cris de leurs animaux (Hughes, 2001), et même entre ceux qui préfèrent utiliser les parcs naturels pour y faire des courses à vélo tout terrain et les autres qui veulent y faire de l'ornithologie (Gold, 2002). » Dans le même ordre d’idée, le cas des espèces nuisibles et des grands prédateurs (ours, loup) sont d’autres exemples de problématiques soulevées directement par la cohabitation Hommes-Animaux, et dont la gestion est directement associée à l’état de la relation Hommes-Animaux.

En toile de fond pour ces problématiques, se discute, ni plus ni moins, la question de la « juste place » de chacun (Mauz, 2002), pour une relation géographique « équilibrée » entre Hommes et Animaux. Cette notion s’appuie sur une répartition de l’espace fondée, de manière très empirique, sur la dichotomie d’un monde sauvage farouche, maintenu loin du « monde des Hommes », et du domaine domestique, proche et docile ; schéma supposé idyllique et pourtant régulièrement contredit par la réalité. Isabelle Mauz développe ces « écarts à la juste place » des animaux dans les Alpes françaises notamment : pour les éleveurs et les chasseurs notamment, un bouquetin n’est jamais plus majestueux qu’à sa place, dans les rochers d’altitude. S’il quitte les sommets, et se mêle aux brebis en estive il quitte « sa juste place ». Que dire des espèces invasives, ou pire invasives et férales1 comme le ragondin qui ne « respecte rien de ce que devrait lui imposer sa place ». Que dire encore de la place incertaine du chien errant (Bobbé, 2000 ; Mauz, 2002)? Ainsi, ces « animaux marrons »2 (Digard, 2004), ni sauvages, ni vraiment domestiques, présents, à leur convenance, dans les villes et en milieu rural, bouleverse la notion de « juste place » tout autant que la frontière domestique/sauvage. Comment, alors, prendre en charge cette confusion dans un système spatial que nous avons souhaité clair et bien défini ? Autrement dit, quelle sanction pour l’animal qui quitte sa place ? Une lutte par tous les moyens possibles, comme c’est le cas pour le ragondin ? (Roussel et Mougenot dans Espaces et Sociétés, 2002). Ou alors, faut-il repenser l’espace urbain pour permettre aux chats errants du Père Lachaise par exemple d’évoluer parmi nous ? Ces différents exemples bouleversent un schéma trop simpliste et posent une vraie question concernant la géographie des animaux : qui définit la juste place de l’animal ? Il s’agit d’une notion initialement écologique, mais c’est également,

1 Larousse : Se dit d'une espèce domestique retournée à l'état sauvage

incontestablement, un postulat de convenance d’initiative humaine, pour une cohabitation facilitée entre Hommes et Animaux. Les écarts à la juste place présentés ci-dessus seraient donc des manifestations du « libre arbitre » animal évoqué par Mauz (2002). Ce sont peut-être aussi des preuves de la subjectivité fondamentale de cette notion : bien que la « juste place » de chaque animal puisse paraître simple à définir, Mauz montre très bien à quel point cette notion n’est en rien une évidence selon qui la définit. La différence de points de vue est ainsi frappante dans un contexte d’interfaces sauvages/domestique comme les Alpes entre les différents intervenants géographiques du secteur, éleveurs, chasseurs, écologistes etc.

b. Un rapport Hommes-Animaux individuel et collectif défini par la spatialité

Effectivement, de même que la notion d’intérêt individuel est essentielle dans l’appréciation subjective de la juste place des animaux, « où je vis », « d’où je viens » sont des paramètres fondamentaux de notre rapport aux animaux.

Le sondage IFOP publié en 2008, sur la perception de l’Ours dans les Pyrénées est un excellent exemple de cette situation (Institut IFOP, 2008). Notamment, les différences d’opinions entre les français dans leur ensemble et les habitants des six départements pyrénéens sont particulièrement représentatives : 70% des français choisissent l’ours comme espèce emblématique des Pyrénées alors que seulement 46% des habitants pyrénéens le font. De même, parmi ces 6 départements, 70% des Audois classent l’ours au rang 1 des espèces emblématiques des Pyrénées, le pourcentage tombe à environ 50% pour l’Ariège, et les Pyrénées Orientales et 60% pour les autres départements. Il semble donc, sur la base de ces résultats, que l’image de l’ours soit en lien avec la cohabitation ou non entre l’ours et les Hommes, cette cohabitation ayant a priori un impact négatif sur l’appréciation de l’ours par les habitants. Unna Lassiter (dans Espaces et Sociétés, 2002) met en évidence le même type de résultats aux États-Unis : elle montre ainsi des différences de points de vue fondamentales concernant différents animaux emblématiques, dont la baleine, selon d’où viennent les personnes interrogées et où elles vivent (visiteurs/habitants d’un Parc National notamment). Cette différence illustre parfaitement le fossé qui peut exister entre l’ « image perçue » des animaux, et notamment des animaux sauvages, et une réelle connaissance de la vie au contact de ces mêmes animaux.

D’ailleurs, la notion d’« animal emblématique », fortement associée à celle de « juste place », est particulièrement intéressante dans ce cadre et, d’un point de vue géographique tout autant que symbolique. La figure animale prend régulièrement une forte valeur

patrimoniale, et est associée étroitement à un pays, au sens géographique du terme. Cette nature patrimonialisée (Débarre et al., 2013) s’appuie le plus souvent sur la valeur d’autochtonie d’un certain nombre d’espèces animales (Gouabault, Burton-Jeangros, 2010) susceptibles d’aboutir à la création d’un « classement » des animaux, selon leur « légitimité » et leur valeur aux yeux de la localité (Nathalie Blanc dans Espaces et Sociétés, 2002). Cette valeur associée, purement subjective, joue un rôle prépondérant dans la volonté de protection et de réintroduction, et donc dans les relations Hommes-Animaux en général.

Ces différents aspects tendent à renforcer la notion d’animal sauvage emblématisé et idéalisé plus que connu. La distance qui existe entre les animaux sauvages et les Hommes, au moins, mais aussi entre les animaux de rente et les Hommes, fait oublier une partie des problématiques existantes concernant la cohabitation de ces différents univers… La notion de prédateur notamment n’a plus vraiment de réalité pour une partie de la population, de même que la notion de nuisibles, et est effacée, aux yeux d’une partie de la population, par une valeur patrimoniale forte, voire balayée si la « juste place » de l’animal est évoquée.

Par ailleurs, l’existence d’« animaux marrons », au contact de l’Homme sans être vraiment domestiques, questionne directement la frontière physique du sauvage et du monde humain, et peut constituer un réel défi d’urbanisme notamment.