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Partie I. Animal et société occidentale du XXI ème siècle : des « communautés hybrides »

I. « Un presqu’humain qui est en même temps une quasi-chose » (Cervellon, 2004)

2. De l’animal enfant à la réification : l’ambiguïté du propriétaire de chien/chat

a. Anthropomorphisme ou syndrome de la poupée vivante ?

Parce que l’animal reste dépendant à vie de son propriétaire, qu’il ne gagne jamais son autonomie, le propriétaire reste seul décideur de ce que son chien pourra vivre ou non. Dans ce contexte, la frontière qui sépare le bébé de l’accessoire mérite d’être questionnée. Habiller un chien, le promener un landau, lui vernir les griffes etc. : ces comportements répondent-ils à un anthropomorphisme poussé ou plutôt à un phénomène de « poupée-isation » de l’animal ? Assiste-t-on à une émancipation de l’Animal de compagnie par élévation de son statut à l’égal des membres humains de la famille ou bien plutôt à une nouvelle forme de réification déguisée ? En outre, il est légitime de se demander si l’envie d’habiller un chien en plein été répond à une ignorance réelle des besoins de l’animal et extrapolation par rapport à nos propres besoins et envies ou plutôt à une connaissance méprisée de ces besoins pour leur substituer une solution qui satisfait une envie égoïste de travestissement de l’animal. En toute raison, les deux scénarios co-existent probablement, entre les différents types de propriétaires, voire même pour un seul individu, chez qui les deux types de motivation peuvent être

associées. D’ailleurs, le phénomène de publicité slogan sous forme de chantage affectif peut prendre dans ce cadre une valeur déculpabilisante et renforcer ainsi le phénomène. La majorité des publicités mettent en avant le « besoin physiologique » supposé des animaux de compagnie pour justifier l’utilisation de leurs accessoires. Certains sites de vente en ligne publient notamment des vidéos supposées vétérinaires justifiant l’usage de bottines, imperméables etc. Ainsi, le propriétaire peut être rassuré : ce n’est pas une lubie de sa part ni un amusement d’habiller son animal, mais bien une nécessité pour son bien-être…

Or, si les propriétaires d’animaux de compagnie justifient par la « nécessité physiologique » des applications poussées d’ « anthropomorphisme », il n’en reste pas moins que certaines pratiques interrogent leurs motivations réelles. Vänskä notamment s’appuie sur la description de la maison des chihuahuas de Paris Hilton pour illustrer cette problématique (Vänskä, 2016): maison de poupée ou antropomorphisme ? La question mérite d’être posée surtout quand on rappelle les chiffres instagram associés… Croit-on, innocemment, que deux chihuahuas ont besoin, en tant que chiens, d’un palais miniature ou bien l’animal retombe-t-il dans un rôle d’accessoire sous couvert d’anthropomorphisme ? Il y a, derrière l’humanisation des animaux de compagnie, plus qu’un engagement affectif uniquement, un fort effet de mode qui prend même parfois une valeur commerciale nouvelle. Un article du NY times paru le 11/02/18, « Is your dog ready for instagram », dénonce ainsi les excès de certains propriétaires qui n’hésitent pas à utiliser l’image de leur animal pour étendre leur notoriété virtuelle (Williams, 2018). Les « chiens d’instagram » (« Dogs of instagram ») deviennent ainsi un véritable commerce, « a big business » pour certains propriétaires. D’ailleurs, l’article cite les cinq races préférées d’Instagram (carlin, bulldog, terrier, chihuahua and husky) comme étant celles (à l’exception du husky, liké pour d’autres raisons) qui ont les faciès les plus humains et donc celles qui sont les plus faciles à anthropomorphiser à l’extrême avec des vêtements et accessoires. Cette situation a d’ailleurs été interrogée et dénoncée dans le cadre d’une mise en scène par une marque de vente de vêtements et accessoires (pour humains) britanniques. Les créateurs de la marque ont lancé en 2016 une ligne de chiens, vendus sur leur site internet, accessibles par un onglet « dogs » à coté de « bijoux », et ont justifié leur (fausse) démarche par le message « "Introducing the Canine Collection! Be sure to compliment your summer outfit with a four legged friend1". Cette campagne a provoqué de vives réactions dans les journaux britanniques (Spedding, 2016) et sur les réseaux sociaux mais s’est finalement avérée être un canular visant à dénoncer les

vagues d’abandons de chiens, et notamment des races de chiens les plus à la mode sur Instagram.

Il existerait ainsi une ambiguïté forte entre l’inquiétude grandissante au sujet de « l’anthropomorphisme » en tant que menace planant sur une relation Homme-Animal saine, et une rechute significative du statut de l’Animal de Compagnie au rang d’accessoires et d’éléments ostentatoires. Une partie des excès que l’on met sur le compte de l’anthropomorphisme « excessif » ne semble pas trouver leur origine dans ce processus mais plutôt dans un effet de mode, de tendance et d’envie de paraître… À la différence du siècle précédent, le défilé ne se fait plus seulement dans la rue, mais sur internet et la mode n’est plus aux chiens lupoïdes impressionnants mais aux « chiens humanoïdes ». Le rôle de la représentation sociale de l’animal, sur lequel nous reviendrons, prend une toute nouvelle dimension dans une société très marquée par l’image. L’animal de compagnie est l’acteur involontaire d’une mise en scène instagramable parce qu’il s’y prête bien, et ne semble pas se rebeller, voire « apprécie » l’attention qui lui est porté. Si, bien évidemment, tous les propriétaires de « chien-enfant » n’en font pas un commerce d’image sur les réseaux sociaux, il y a fort à penser que leurs propres motivations répondent à un idéal répandu par quelques influenceurs en vogue.

b. De l’animal de compagnie à la « machine à amour » (Vänskä, 20141 ; Lestel, 20072)

Le raisonnement débuté ci-dessus peut encore être approfondi en revenant sur la façon dont l’animal s’insère dans le foyer moderne. Nous avons discuté le statut de « substitut psychologique à l’enfant » accordé à l’animal de compagnie. Or, une nouvelle fois, cette motivation, à forte connotation anthropomorphique, peut également être interprétée comme une recherche d’affection et de dépendance affective dépersonnalisée.

À trop vouloir un animal « enfant qui ne grandit jamais », dépendant à vie et manipulable à souhait, on en viendrait à souhaiter une peluche bien plus qu’un animal. On recherche la compagnie et on a à l’esprit la vision idéalisée que montrent la publicité et le cinéma : « le chien, meilleur ami de l’Homme », fidèle et loyal compagnon plein d’amour. Peut-être voulons-nous simplement de l’amour avant tout, en espérant que le moyen d’y

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« Well-dressed love machines » 2

parvenir ne soit pas trop contraignant… C’est ce que développe Dominique Lestel (2007) dans le chapitre 8 de son livre : certaines pratiques concrètes de notre société abondent d’ailleurs dans le sens de cette interrogation. D. Lestel prend ainsi l’exemple de l’engouement pour les robots, tamagochi, Furby et autre robot-chien. Ces nouveaux produits répondent à un cahier des charges encore inédit il y a quelques années : créer une « machine génératrice d’émotions », capable de stimuler la volonté de soins de l’Homme par un artefact de la faiblesse bien pensé, un « look » mignon, asexué, appartenant à l’enfance. Il s’agit de créer le défi quotidien de l’entretien de la vie virtuelle, et entretenir la dépendance affective. Il s’agit, somme toute, de créer de véritables « vampires comportementaux » qui pleurent si on ne joue pas avec eux et peuvent mourir si on ne s’occupe pas d’eux, dont il faut apprendre le langage, qu’il faut éduquer progressivement, qui nécessitent attention et soins. Ils ont par ailleurs l’incroyable avantage d’être « un chien qui ne pue pas, un chat qui ne se fait pas les ongles sur le canapé… ». Puis, quand le tamagotchi est finalement décédé par défaut de soins, on redémarre le jeu. Digard prend un exemple similaire (1999). Et si notre besoin d’animaux de compagnie répondait à ce même cahier des charges ? Si, plus qu’un animal en tant qu’être vivant, nous voulions avant tout, et peut-être inconsciemment, une machine à amour ?

Dans le même ordre d’idée, l’évolution constatée de la préférence des français pour les chats, plutôt que pour les chiens mais aussi une partie de l’engouement pour les Nouveaux Animaux de Compagnie (NAC) peut s’expliquer par des raisons assez pragmatiques selon Herpin et al (2016). L’adoption de ce type d’animaux représente, pour certains propriétaires, la plupart des avantages affectifs de l’animal de compagnie en général avec moins de contraintes supposées. De même, dans une thèse publiée en 2005 (Farjou, 2005), parmi les propriétaires de petits mammifères classés NAC interrogés, 50% citent « peu de contraintes » comme motivation d’adoption… Le raisonnement poussé à son extrême trouve son application concrète dans le service proposé par le site RescueTime : un système payant de location de chiots et chatons à la journée (site visité le 13/11/18, aujourd’hui fermé), avec possibilité d’abonnement à la semaine (3 chiots/chatons en visite chaque semaine pour 389$/mois). Un véritable commerce de l’affection que résume très bien le slogan du site : « You, or a person you are gifting, will be its caretaker to enjoy all the benefits of pet companionship without the long-term challenges. »1. La start-up a suscité de vives réactions à travers le monde et a fermé depuis. Il s’agissait ainsi d’un exemple qui, bien qu’il soit

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extrême, permet malgré tout de souligner, par son caractère scandaleux et caricatural justement, une tendance bien réelle.

Les deux tendances présentées ci-dessus convergent dans le sens d’une même évolution : la recherche d’affection et de dépendance affective, en minimisant au maximum les contraintes. Il y a, dans « l’amour animalier », un paradoxe surprenant qui consiste à souhaiter une relation avec un animal pour l’amour et l’affection que l’on en recevra, en rêvant d’une relation idéalisée qui ignore complètement la nature « d’être vivant » des animaux adoptés, et donc les contraintes associées. A-t-on conscience d’avoir à construire une relation réciproque avec un être vivant, ou ne souhaite-t-on finalement qu’une machine à amour ? Souhaitons-nous créer une vraie relation réciproque en toute connaissance de ce qu’est l’animal, ou n’en cherche-t-on que les apports positifs ? Au risque de voir dans ce phénomène la justification d’une partie des déceptions post-adoption et donc une cause d’abandon…

3. De la « machine à aimer » trop lourde de contraintes à l’abandon, le paradoxe