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CHAPITRE 5 : LES STRATÉGIES ET LES TACTIQUES SOCIOJURIDIQUES DES

5.1 Rejoindre les femmes en situation de violence domestique

Pour une femme qui souhaite réclamer ses droits, le choix de l’organisation ou du centre de services dépend de facteurs liés à l’organisation elle-même tels que la localisation, le type de services offerts81 ou le coût des services. Or, cette décision dépend aussi de conditions liées à la situation personnelle de la femme qui l’approche telles que son contexte familial et son milieu socioéconomique. De plus, comme il existe à Mumbai plusieurs forums qui offrent des

81 Elles offrent notamment des services de médiation conjugale, de soutien psychologique, des ateliers et des formations.

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services aux femmes en situation de violence domestique, une femme ne s’arrête pas nécessairement à la première organisation qu’elle consulte, comme l’ont constaté les répondantes. Puisqu’il existe à Mumbai un nombre assez important de lieux offrant des services de counselling, les répondantes sont bien conscientes de l’existence d’une pratique qu’elles appellent le window shopping où les femmes qui les consultent essaient différentes approches avant de choisir celle ou celles qui les intéressent. Ce phénomène, appelé dans le milieu universitaire le forum shopping82, a été observé dans des recherches à Mumbai ainsi que dans d’autres grandes villes indiennes (Gupte, 2013; Basu, 2015). Dans un tel contexte, les travailleuses sociales cherchent donc constamment à innover pour leur offrir des services sociaux, juridiques et autres qui s’inscrivent dans la perspective féministe.

5.1.1 Le Centre de service pour femmes de l’hôpital

Au Centre de service pour femmes de l’hôpital, ce sont généralement les travailleuses de l’organisation qui approchent directement les femmes, et non le contraire. Selon les estimations, la responsable, Indrani, il s’agit du premier point de service pour 60 à 70 % des femmes qui s’y présentent en raison de situation de violence domestique. Leur profil est généralement jeune. Elle explique cette situation par le fait que les jeunes femmes sont plus susceptibles de connaître de la violence dans le contexte patrilinéaire virilocale lors des premières années du mariage. En effet, Indrani précise que « la belle-fille est plus à risque de violence parce qu’elle est nouvelle. Elle a un statut inférieur et, parfois, sa belle-famille le lui fait comprendre par la violence. » Elle indique toutefois que le risque de violence tend à s’atténuer quand la femme a des enfants, quand elle vieillit et qu’elle prend à son tour le « rôle de belle-mère ».

Si, pour les autres organisations, ce sont les femmes qui entreprennent des démarches pour les contacter, elles ont déjà, pour la plupart, une certaine idée du type d’accompagnement qu’elles

82 Tel qu’expliqué au chapitre 1, le forum shopping fait référence à la maximisation des recours juridiques par la navigation entre les différents services juridiques accessibles. Il a été développé dans la discipline anthropologique par Keebet von Benda-Beckman en 1981.

désirent obtenir des services de l’organisation. Ce n’est pas le cas du Centre de service pour femmes de l’hôpital. Comme l’explique Indrani, sa clientèle est différente de celle des autres organisations du même genre :

La majorité des femmes qui approchent le Centre de service pour femmes de l’hôpital ne savent pas qui on est ou ce qu’on fait. Elles ont été référées. Certaines sont encore au stade du déni et ne veulent pas parler de violence […] Elles ne savent pas ce qu’elles vont faire, elles n’y ont pas pensé, elles n’ont pas pris de décisions. Certaines n’ont même pas encore réalisé que [ce qu’elles vivent] c’est de la violence domestique, alors que certaines savent que c’est de la violence, mais elles n’ont pas encore réussi à se confier à quelqu’un et se demandent « qui va m’appuyer ? », « à qui je devrais faire confiance? » Comme tu vois, elles ne sont pas dans un état pour prendre une décision. […] Tu vois, ce n’est pas comme dans les centres de counselling dans les stations de police [Cellule d’aide et de soutien pour femmes] où les femmes qui y vont, elles ont certaines idées dans leur tête de ce qu’elles veulent, de pourquoi elles viennent et des problèmes qu’elles veulent régler.

Ainsi, selon elle, la majorité des femmes hospitalisées pour ce type de violence dans l’hôpital public où elles travaillent n’a ni cherché à obtenir ce genre de service, ni formulé l’intention d’obtenir de l’aide. C’est pourquoi Indrani et ses collègues s’assurent d’avoir le consentement des femmes avant de débuter leur intervention.

Comme ce sont les travailleuses sociales de l’organisation qui approchent les femmes et non le contraire, les locaux de l’organisation se retrouvent dans un lieu où des femmes en situation de violence domestique sont susceptibles de se présenter. Comme l’hôpital est souvent le premier point de services que les femmes vivant de la violence approchent83, l’implantation des locaux du Centre au cœur d’un hôpital public est un choix stratégique des fondatrices de l’organisation.

Pour identifier les femmes qui sont hospitalisées pour cause de violence, chaque matin, approximativement à la même heure, une des conseillères se rend aux urgences dans la salle où sont conservés les dossiers pour éplucher ceux qui ont été enregistrés dans les dernières 24 heures. Elle les lit, prend en note ceux qui pourraient potentiellement être des cas de violence

83 Selon le National Family Health Survey-III, publié en 2005, près de la moitié des femmes qui atterrissent à l’hôpital s’y présentent pour cause de violence.

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domestique et identifie les cas où de l’aide juridique et des services de conseil pourraient être nécessaires. Les bons rapports que le Centre entretient avec le personnel médical, combinés aux formations qu’il lui offre, lui permettent d’obtenir la coopération des employés de l’hôpital. De ce fait, souvent, comme l’explique Indrani, « les médecins font une note au dossier pour dire que la femme a besoin d’assistance juridique ». Certains vont aussi inscrire une note lorsqu’ils ont recommandé une femme au centre de crise. Depuis plus de 15 ans, le personnel médical de cet hôpital public, allant des médecins aux préposés, est formé par le Centre pour déceler les signes de violence domestique et sexuelle. Il leur enseigne également l’approche et l’attitude à adopter envers ces femmes ainsi que les actions à prendre. Cette coopération avec le personnel hospitalier semble être une stratégie gagnante puisque, selon leur rapport de 2012, si 38 % des femmes enregistrées auprès du Centre l’approchent de leur propre initiative, 62 % d’entre elles s’y présentent après avoir été référées par le personnel de l’hôpital.

Si la grande majorité des employés de l’hôpital a reçu une formation, il est possible que certains signes de violence leur échappent. C’est pourquoi elles continuent d’examiner tous les dossiers médicaux des patientes. Pour identifier les femmes qui pourraient avoir besoin de services, il faut observer certains signes spécifiques, explique Indrani : « Bien sûr, il y a des signes visibles. Si elle a des bleus, des ecchymoses, des plaies, des marques de brûlures. On intervient aussi quand une femme a fait une tentative de suicide parce que souvent, mais pas tout le temps, c’est lié à de la violence qu’elle vit à la maison. » D’autres situations peuvent indiquer la présence de violence domestique sans que la présence de la femme à l’hôpital n’y soit directement reliée. Indrani en donne un exemple : « si une femme donne naissance et que son mari et sa belle-famille ne sont pas présents, que personne n’est là, ça peut aussi être un signe qu’elle vit de la violence à la maison. » Selon elle, l’absence de la famille à un moment si important peut symboliser la présence de conflits familiaux, et possiblement de violence. De ce fait, Indrani rappelle l’importance de « bien regarder le contexte dans lequel elle se présente ici [à l’hôpital] ». Au fil des années, elle a ainsi appris à déceler les signes révélateurs. Ainsi, en s’installant stratégiquement dans un hôpital public, le Centre rejoint un plus grand nombre de femmes. Tout comme ce dernier, la Cellule d’aide et de soutien pour femmes use d’une stratégie similaire pour approcher les femmes en situation de violence domestique.

5.1.2 Le Centre d’aide et de soutien pour femmes

Comme l’a constaté Gauri dans ces 15 ans de pratique à la Cellule d’aide et de soutien pour femmes, les femmes en situation de violence domestique approchent généralement une organisation par le « bouche-à-oreille ». Elles en entendent parler par des voisines, des amies, des collègues ou des membres de leur famille qui ont fait appel à ses services précédemment. Situés dans une station de police, les travailleuses et travailleurs sociaux de la Cellule peuvent plus facilement rencontrer des femmes vivant de la violence domestique. En effet, selon le dernier Family Health Survey, la station de police est pour plusieurs femmes l’un des premiers points de service qu’elles consultent après le réseau familial et communautaire lorsqu’elles tentent de se sortir de ce type de situation (IIPS 2017). En effet, comme l’explique Radhika, avocate spécialisée en droit des femmes, « dans le cas de violence physique, le réflexe de plusieurs femmes est d’approcher la police avant d’aller voir un avocat ».

Tout comme le Centre de service pour femmes de l’hôpital, la Cellule forme les policiers des stations de police où elle s’installe afin de les encourager à adopter une approche plus ouverte et sensible à l’égard des femmes vivant de la violence domestique, mais aussi dans le but que ces derniers prennent l’habitude de les référer à leur organisation. Ainsi, la formation est utilisée comme une stratégie pour changer à moyen long terme les mentalités au sein de l’organisation policière indienne, mais aussi pour permettre à la Cellule d’élargir la portée de ses services.

Le profil des femmes qui approchent la Cellule est différent de celui des femmes aidées par le Centre de service pour femmes de l’hôpital. En effet, comme elles se présentent directement à la station de police, elles sont à un stade plus avancé de leurs démarches pour se sortir du contexte de violence. Comme les services offerts à la Cellule sont gratuits, ce sont essentiellement des femmes de classe moyenne et de milieux plus pauvres qui les consultent. Les femmes de milieux socioéconomiques aisés n’utilisent que très rarement leurs services comme l’indique Gauri :

Les femmes de vraiment, vraiment haute classe ne sont pas vraiment à l’aise d’approcher la station de police. Elles vont peut-être préférer approcher la Cour

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directement. Il y a aussi certains cas où elles vont approcher la police, mais pas à n’importe quel niveau. […] Elles ne vont pas aller à la station de police, elles vont aller voir le commissaire, le sous-commissaire qui va les référer à une station de police. Les femmes de classe moyenne et de classe moyenne inférieure, elles, vont venir directement à la police. Les femmes aisées, elles, ont de l’argent et vont voir un avocat pour qu’il règle tout pour elles. Elles ne veulent pas aller devant la police à cause du stigmate.

Cet extrait souligne la différence qui existe entre les stratégies d’accès à la justice des femmes mieux nanties et celles moins fortunées. En effet, comme les premières possèdent des moyens financiers plus importants, et parfois un réseau de contacts plus influents, elles peuvent, par exemple, outrepasser certaines procédures lorsqu’elles émettent des plaintes auprès de la police (Basu, 2015) ainsi qu’avoir accès à des services d’avocats qui sont généralement coûteux.

En somme, pour donner accès aux femmes à leurs services, les répondantes usent de différentes stratégies. Le Centre de service pour femmes de l’hôpital et la Cellule d’aide et de soutien pour femmes ont, par exemple, fait le choix de s’implanter dans des lieux où les femmes dans cette situation risquent de se présenter. Ils ont établi des partenariats avec les institutions dans lesquelles ils se situent afin de joindre le plus de survivantes possibles. Si cette section s’est intéressée aux stratégies des travailleuses sociales pour maximiser le nombre de femmes qui ont recours à leurs services, la deuxième section du présent chapitre s’intéresse aux moyens qu’elles prennent pour leur donner accès à la justice.