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CHAPITRE 3 – LES FEMMES ET LEURS STATUTS EN INDE : IMPACT SUR LA

3.2 Dénoncer (ou ne pas dénoncer) : impacts des normes de parenté sur la dénonciation

3.2.3 Dépendance socio-économique et soutien de la famille natale

Dénoncer la violence est une décision qui implique aussi d’importantes conséquences socioéconomiques pour la femme. Briser la sacralité de la famille en y permettant l’intrusion de la loi représente souvent la mise en péril de son statut et de ses privilèges obtenus par le mariage. Comme le souligne Arushi, « le mariage est le travail, le gagne-pain, des femmes ». La structure familiale patrilinéaire, qui implique un système d’héritage patrilinéaire et une résidence virilocale, laisse peu de place à l’indépendance financière des femmes. En étant

50 Les avocates Radhika et Malini constatent une augmentation du nombre de divorces à Mumbai et d’une plus grande ouverture face à cette pratique, quoique limitée. Malini donne l’exemple de sa mère qui, il y a 10 ans de cela, regardait avec mépris les couples divorcés, mais qui maintenant présente une certaine ouverture sur la question acceptant que parfois certaines personnes ne soient pas faites pour être ensembles et que les seconds mariages peuvent être ainsi plus heureux que les premiers.

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dépendante financièrement de son mari et sans accès à la propriété maritale, une femme peut difficilement quitter la maison, car prendre ce risque peut s’avérer plus dangereux que de rester (Kimuna et al. 2012). Souvent, les femmes ne savent pas où aller ni comment ni avec quels revenus elles pourront prendre soin d’elles et de leurs enfants (Kimuna et al. 2012). En conséquence, leur manque d’indépendance financière, leur peur de la pauvreté ainsi que la crainte de se retrouver seule sans réseau de protection les découragent à porter plainte (Ahmen-Ghosh 2004; Vranda MN 2013).

Bien que peu de femmes parlent de la violence qu’elles vivent, lorsqu’elles le font, elles se confient souvent premièrement à un membre de leur famille natale51 (Vranda 2013). Or, la famille est souvent hésitante à intervenir de peur de briser la sacralité du mariage et encourage souvent la réconciliation en invitant leur fille à s’ajuster et à obéir (Ahmed-Ghosh 2004). Comme l’indique Gauri, les parents interrogent souvent le comportement de leur fille, questionnent ses agissements qu’ils identifient parfois comme la source possible de la violence l’encouragent à faire davantage de compromis et à retourner chez son mari : « la femme est constamment poussée à retourner dans la famille [de son mari] parce que pour la société la famille est perçue comme un lieu où la femme est protégée ». En effet, tel qu’expliqué dans la précédente section, le retour des filles dans leur famille natale est complexe puisqu’elles sont regardées comme étant avant tout membre de la famille de leur mari.

De plus, lorsque la fille retourne auprès de sa famille d’origine, cet acte peut avoir un impact sur l’honneur de sa parenté puisqu’il dépend de celui des filles. Comme cette question d’honneur est grandement liée au mariage, la femme qui revient chez ses parents indique à tous qu’elle a échoué dans son rôle de bonne épouse ce qui peut, par exemple, être un obstacle au mariage des jeunes sœurs et frères non mariés. En plus de représenter une menace pour l’honneur familial, son retour peut représenter un stress économique supplémentaire ainsi qu’une source de conflit avec les épouses de ses frères. Or, dans certains contextes où les familles vivent à proximité, comme le présente Malini Grover (2011; 2017) dans son étude d’un quartier pauvre de Delhi, les femmes peuvent plus facilement naviguer entre leurs deux

familles sans que ces visites n’aient d’impact sur l’honneur de sa famille natale. Elle constate d’ailleurs dans son étude publiée en 2017 que les familles semblent plus enclines à offrir leur soutien à leur fille, bien que leur premier réflexe est d’abord de l’encourager à retourner dans la maison conjugale (Grover 2017).

3.2.4 La violence domestique : un problème régional, un problème de caste ?

Il existe certaines différences régionales au niveau de l’expérience de la violence par les femmes. En effet, dans leur étude du National Family Health Survey-3, Sitawa R. Kimuna et al. concluent que les femmes du sud de l’Inde, en raison de leur plus grande autonomie, font moins face à de la violence domestique que celles du nord, plus particulièrement du nord- ouest (2012). Comme le démontre le NFHS-4 de 2015-2016, s’il est vrai que davantage d’états du Sud, tels que le Kerala (16%), Goa (15%), le Maharashtra (23%) ou le Karnataka (24%), se situent largement en dessous de la moyenne nationale (31%)52 (IIPS 2017). L’organisation de la parenté, le type de résidences, les règles imposées aux femmes dans la famille ainsi que leur mobilité sont des facteurs qui influent sur le statut de la femme dans la famille et qui influent aussi sur la prévalence de la violence domestique. On observe aussi une certaine division entre le milieu urbain et rural : les femmes vivant en milieu urbain font moins face à de la violence domestique que celles vivant en milieu rural, différence attribuée à la plus grande mobilité et à leur plus grande présence sur le marché du travail (Dalal et Lindqvist 2012).

La violence domestique en Inde est souvent présentée comme un problème de caste : on associe les comportements violents aux plus basses strates de la société. Or, si la violence est plus visible chez les plus pauvres, elle est aussi présente chez les plus riches indiquent les travailleuses sociales Gauri et Indrani. L’impression selon laquelle les femmes pauvres vivent plus de violence, comme le soulignent Kimuna et al. dans leur analyse du National Family Health Survey de 2005-06, est basée sur le fait qu’elles dénoncent en plus grand nombre la

52 Toutefois, l’état du Tamil Nadu fait bande à part au niveau des états du Sud puisque 45% des femmes de cet État vivent ou auraient vécu de la violence domestique (IIPS 2017).

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violence que les femmes de classe moyenne ou aisée (2012). En effet, si la pression est forte sur les femmes pour ne pas dénoncer ce type de violence, elle l’est davantage chez les classes et castes supérieures qui accordent plus d’importance à la notion d’honneur (Chakravarti 2005). La honte associée à la dénonciation y est plus forte, car en étant plus sensibles à l’opinion publique, elles cherchent davantage à cacher leur expérience de violence (Kimuna et al. 2012).

Bien que la notion d’honneur soit tout de même importante dans les milieux socioéconomiques plus pauvres, les femmes provenant de ces milieux se montrent davantage ouvertes à parler de la violence à laquelle elles font face puisque, comme l’indique Gauri, leur vie personnelle se retrouve souvent dans l’espace public : « [l]eurs maisons sont petites. En conséquence, si de la violence se produit, les voisins vont le savoir. La vie [des femmes pauvres à Mumbai] est vraiment ouverte : leurs maisons n’ont pas de porte, ni de fenêtres. Leur vie est dans l’espace public. ». De plus, dans le contexte de Mumbai où elles vivent dans des bidonvilles et où les logements sont très près des uns des autres, les autres femmes de la communauté connaissent qui vit de la violence, ce qui permet à celles qui se retrouvent dans cette situation d’obtenir de l’information sur les services disponibles (Dave et Solanki 2001).

Si la violence domestique traverse les castes et les classes sociales, c’est un problème qui semble davantage toucher les jeunes femmes. Se basant sur les statistiques de la Cellule d’aide et de soutien pour femmes, Arushi indique que les femmes qui approchent leurs services se situent généralement entre 25 et 45 ans, mais la grande majorité d’entre elles sont dans leur vingtaine ou au début de la trentaine. Elle explique cette réalité en expliquant que c’est généralement lors de cette période, où la femme est encore une nouvelle venue dans la famille de son mari, qu’elle est le plus à risque de violence domestique. Indrani, travailleuse sociale, constate aussi que les femmes qui se retrouvent à l’hôpital pour des blessures liées à la violence domestique sont aussi généralement jeunes et dans leurs premières années du mariage puisque c’est dans cette période qu’elles sont les plus à risque.

En bref, le présent chapitre permet de comprendre le contexte général dans lequel les professionnelles agissent. Il met en lumière l’impact de la structure familiale dans la perpétuation du phénomène de la violence domestique en Inde. La parenté, en tant que premier ordre juridique auquel se soumet tout individu, détermine la place de la femme en son sein ainsi qu’au sein de la communauté. Dans le modèle familial dominant, la femme est définie comme la responsable de l’honneur et de la survie de la famille. De ce fait, dénoncer la violence entre en conflit avec son devoir d’autosacrifice pour le bien des siens. De plus, la construction de la famille comme une sphère sacrée encourage la culture du silence autour de cette forme de violence et restreint donc la possibilité que la femme intente un recours juridique pour se sortir de cette situation.

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CHAPITRE 4 – LE MOUVEMENT DES FEMMES ET LA LUTTE POUR