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CHAPITRE 1 – CADRE CONCEPTUEL

1.4 La violence domestique

Par son caractère familial et intime, la violence domestique a été historiquement considérée comme moins sérieuse dans le discours public comparativement aux autres formes de violence qui se produisent dans la sphère publique (Engle Merry 2009, 1). Ce n’est donc que depuis récemment qu’elle apparait dans les débats publics. En Inde, cette question émerge dans le

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discours des activistes du mouvement féministe ainsi que dans le milieu universitaire dans les années 1970-80 (Solanki et Gangoli 2016). Plusieurs sens peuvent être donnés à cette forme de violence. Pour les fins du mémoire, deux définitions sont retenues. La première vient des chercheuses indiennes en sciences sociales qui la voient comme une manifestation des rapports de pouvoir et des rôles de genre dans le contexte social et culturel indien. La seconde est la définition politique utilisée à la fois par les chercheuses et par les activistes féministes indiennes et selon laquelle la violence domestique est une forme de discrimination.

1.4.1 Les différentes dimensions de la violence domestique

Avant de les définir, il est nécessaire d’identifier les différentes formes que peut prendre la violence domestique. Adoptant une définition exhaustive, Bhate-Deosthali, Rege et Prakash définissent, dans leur récent ouvrage, la violence domestique comme « a pattern of abusive

behaviour and control that could take any form » (2013, 1). Selon elles, la violence

domestique agit dans la continuité, car les épisodes de violence sont généralement portés à se reproduire dans le temps (Bhate-Deosthali, Rege et Prakash 2013). La violence domestique est aussi reconnue comme un problème de santé, car elle impacte de plusieurs façons directement et indirectement sur la santé des femmes. Certaines blessures physiques peuvent causer des conséquences physiques irréversibles ou même mener à la mort (Bhate-Deosthali, Rege et Prakash 2013). De plus, elle peut encourager chez certaines femmes des comportements autodestructeurs tels que le refus de prendre soin de soi ou des idées suicidaires qui peuvent aller jusqu’à des tentatives de suicide (Bhate-Deosthali, Rege et Prakash 2013).

La littérature indienne sur la question reconnait essentiellement quatre formes : (1) la violence physique ; (2) la violence émotionnelle ou psychologique ; (3) la violence sexuelle ; et (4) la violence économique, incluant notamment la violence liée à la dot (Bhate-Deosthali, Rege et Prakash 2013 ; Ahmed-Ghosh 2004 ; Solanki et Gangoli 2016). Ce sont d’ailleurs ces quatre éléments qui ont été reconnus dans la plus récente législation civile contre la violence

domestique, le Protection of Women from Domestic Violence Act14, 2005 (PWDVA), à l’article 3. Étant le résultat d’une mobilisation politique du mouvement des femmes, le PWDVA reprend plusieurs éléments de la définition que formulent les intellectuelles féministes indiennes. En effet, il définit l’auteur de la violence comme étant toute personne de la famille natale ou maritale de la femme peu importe son sexe. De plus, il s’inspire de la définition internationale de la violence domestique formulée par l’Organisation des Nations unies (ONU). En effet, cette loi est d’ailleurs citée comme modèle pour définir exhaustivement la violence domestique dans les recommandations de l’ONU pour l’établissement de législations contre cette forme de violence (Nations Unies 2010).

1.4.2 Comprendre la violence par le contexte social et culturel

Dans le milieu universitaire féministe indien, la violence domestique est définie à travers le contexte structurel et culturel de la violence (Purkayastha et al. 2003). La centralité du mariage à l’intérieur des différents groupes culturels et religieux et la définition des rôles de genre en son sein sont vues par les auteures qui se sont penchées sur la question comme les causes principales de la perpétuation de cette forme de violence (Ahmed-Ghosh 2004 ; Sharma 2005 ; Poonacha 2014). Le patriarcat est au cœur de cette définition, car il est considéré comme sa cause principale (Purkayastha et al. 2003.). D’ailleurs, certaines auteures nomment la violence domestique « patriarchal violence » (Gupte 2013). Comme l’explique la spécialiste en études féministes, Veena Poonacha, les structures familiales, combinées à celles de la société, créent de la violence structurelle contre les femmes qui renforce leur subordination (2014).

Selon Poonacha, la violence domestique est la forme la plus répandue d’oppression patriarcale, mais la moins visible parce qu’elle se produit à l’intérieur des murs de la maison (2014). Elle est aussi présente dans toutes les classes de la société indienne, contrairement à la croyance populaire qui l’associe aux castes et classes inférieures (Purkayastha et al. 2003).

14 Cette loi offre une protection civile qui s’applique à toutes les femmes peu importe leur statut conjugal tout en leur permettant d’aller chercher de l’aide auprès d’agents du secteur formel et informel.

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Toutefois, ses manifestations peuvent différer d’un milieu socioéconomique, culturel ou même religieux à un autre comme le démontre l’analyse intersectionnelle (Charkravarti 2005).

D’ailleurs, en plus du patriarcat, la patrilinéarité est identifiée dans la littérature sur la question comme un facteur encourageant la violence domestique (Desai 2001; Chakraborty et al. 2017). Bien que le modèle familial patrilinéaire ne soit pas le seul en Inde, il est le modèle dominant (Desai 2001). Dans ce type d’organisation de la parenté, le fils est reconnu comme un membre « permanent » de la famille. Au contraire, la fille est plutôt considérée comme un membre « temporaire » de l’unité, car elle doit quitter la maison familiale lors de son mariage pour rejoindre celle de son époux (Desai 2001). Cependant, dans ce nouveau domicile, elle est considérée comme une étrangère. D’ailleurs, Neera Desai souligne que ce transfert de résidence est souvent une expérience difficile et parfois traumatisante pour certaines nouvelles épouses. En effet, comme nouvelle arrivée dans la famille, elle occupe un statut inférieur dans la hiérarchie l’exposant potentiellement à de la violence. De plus, tant dans sa résidence familiale que maritale, elle n’a que très peu ou pas de droit sur la propriété (Basu 2006). La violence peut être d’ailleurs utilisée pour maintenir les rapports de pouvoirs patriarcaux ainsi que le contrôle sur la propriété (Agnes 1990a, Gupte 2013). De ce fait, l’infériorité du statut de la femme dans la famille natale tout comme maritale la rend plus vulnérable à la violence. Les différents statuts de la femme dans la famille, les modèles de parenté ainsi que leurs impacts potentiels sur la violence domestique seront davantage explicités et nuancés au chapitre 3.

Une particularité liée au contexte culturel indien est la violence liée à la dot. La dot (« dowry ») fait référence aux biens, à l’argent, à la propriété immobilière ou mobilière qu’offre la famille de l’épouse à celle du marié (Narayan 1997). Malgré son illégalité15, cette pratique représente un fardeau toujours plus important pour un nombre croissant de familles indiennes. En effet, depuis l’arrivée de l’économie de marché dans les années 1970, elle s’est généralisée en Inde poussant vers une pratique de la négociation de la dot où la famille du marié attend maintenant des biens matériels spécifiques de plus en plus couteux tels qu’une motocyclette, un téléviseur ou une machine à laver (Narayan 1997). Le fardeau économique

15 En raison du harcèlement et de la violence causés par cette pratique sur les mariées et leur famille, le Dowry

de la dot est souvent difficile à porter pour les familles des nouvelles épouses et certaines ne réussissent pas à combler les demandes des familles des époux. Conséquemment, plusieurs nouvelles épouses vivent des abus physiques et psychologiques des membres de leur belle- famille qui cherchent, par la violence, à obtenir les biens qu’ils demandent (Purkayastha et al. 2003 ; Sharma 2005).

Dans le présent mémoire, l’expression « violence domestique » est préférée à celle de violence conjugale pour essentiellement deux raisons. Tout d’abord, les auteures qui se sont penchées sur la question en Inde utilisent le terme « domestic violence » pour faire référence à ce type de violence. Ensuite, si en français, les auteures utilisent l’expression violence conjugale, dans le cas indien, ce terme ne permet pas d’englober l’ensemble de la problématique parce qu’elle dépasse la dimension conjugale. Bien que le mari ou le conjoint soit généralement le principal responsable de la violence, celle-ci s’inscrit dans les dynamiques de pouvoir familial où les membres de la famille élargie tels que les beaux-parents, les frères et sœurs du conjoint ainsi que les enfants y ont aussi un rôle à jouer (Misra 2007).

1.4.3 La violence domestique comme une forme de discrimination

En Inde, la question de la violence contre les femmes émerge dans le discours politique féministe des années 1970-80 (Solanki et Gangoli 2016). Avec le slogan « le privé est politique » issu de la seconde vague du féminisme, les activistes tentent de faire reconnaitre cet enjeu comme un problème de société afin de le faire sortir de la sphère privée (Gupte 2013). Pour ce faire, elles présentent cette forme de violence comme une violation des droits humains (Gupte 2013). Leur mobilisation a eu un impact législatif dans les années 1980-90 en Inde puisque, par exemple, en 1983, le Code pénal indien criminalise pour la première fois cette forme de violence en adoptant la section 498A.

À la même période, les enjeux touchant la violence contre les femmes obtiennent aussi de plus en plus de visibilité internationalement, notamment avec la décennie des femmes de l’ONU de 1975-1985 (Kapur 2002). Mettant de l’avant un discours axé sur le droit à l’égalité, le

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mouvement international des droits des femmes définit la violence domestique comme une forme de discrimination basée sur le genre qui nuit à l’exercice des droits et libertés reconnus aux femmes en tant qu’êtres humains (Engle Merry 2009).

La Convention internationale pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à

l’égard des femmes (CÉDEF), à l’article 1, définit la discrimination à l’égard des

femmes comme « toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe » (1979). En réponse à ces mobilisations, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (Comité CÉDEF) définit en 1991 la violence contre les femmes comme une forme de discrimination dans sa déclaration générale no. 19 afin que s’appliquent à ce type de violence les protections reconnues dans la Convention.

Cette définition de la violence comme une violation de droits humains et un obstacle aux droits des femmes est une initiative occidentale (Engle Merry 2009). Cependant, en Inde, plusieurs conçoivent la violence domestique comme une conséquence de la discrimination à laquelle les femmes font face dans la famille et dans la société. Par exemple, les rôles de genre et la hiérarchie dans le modèle familial patrilinéaire qui donne aux femmes un statut moindre encouragent la soumission à l’autorité masculine ainsi qu’à une certaine acceptation de la violence domestique comme pouvoir de contrôle intrafamilial (Gupte 2013). Pour comprendre le travail que font les répondantes de la présente étude auprès des femmes vivant ce type d’oppression, j’utilise les concepts de « stratégies » et de « tactiques » présentés dans la prochaine sous-section.

1.5 À la défense des droits des femmes : stratégies et tactiques pour naviguer