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Le rejet initial de l’acception européenne des matières « civile » et « pénale »

B. Une intégration tardive de l’acception européenne des matières « civile » et « pénale »

1. Le rejet initial de l’acception européenne des matières « civile » et « pénale »

Il est vrai que la rédaction de l’arrêt « Debout » précité ne manifeste pas avec évidence l’opposition entre le Conseil d’État et la Cour de Strasbourg sur le contenu des notions de « contestation sur des droits et obligations de caractère civil » et d’« accusation en matière pénale ».

Quant aux conclusions du commissaire du gouvernement de l’époque, elles semblent même témoigner, de prime abord, d’une reconnaissance de l’autonomie des matières « civile » et « pénale ». Ainsi, après avoir mis en exergue l’interprétation extensive de l’article 6 C.E.D.H. développée par la Cour de Strasbourg, M. Daniel LABETOULLE relève l’autonomie reconnue en droit européen aux notions de « contestation sur des droits et obligations de caractère civil » et d’« accusation en matière pénale ». Il en infère la contrariété du raisonnement qui consisterait à écarter l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H., en indiquant que « le Conseil national de

l’Ordre des médecins n’est ni une juridiction civile, ni une juridiction pénale ». Il

conclut cependant au rejet de l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. tant sous son volet « pénal » que « civil ». À l’aune des critères « Engel »525, il affirme que les

juridictions disciplinaires à caractère professionnel ne statuent pas, au sens de la Convention, en matière pénale, dès lors qu’elles ne peuvent pas prononcer de « privations de liberté ». Se fondant sur la décision européenne « Ringeisen »526, il

rappelle que peuvent être assimilés à des contestations sur des droits et obligations de caractère civil, les litiges individuels concernant le droit de propriété, les contrats administratifs, la responsabilité de la puissance publique. En revanche, les mesures disciplinaires, qui ne valent que pour une profession ou une institution, lui paraissent échapper de ce fait à l’emprise de l’article 6 § 1 C.E.D.H. Et il est vrai qu’en 1978, la

525 CEDH, 8 juin 1976, nos 5100/71, 5101/71, 5102/71, 5354/72, 5370/72, Engel et autres c/ Pays-

Bas, précité.

Cour de Strasbourg ne s’était pas encore prononcée sur le caractère civil de certaines mesures disciplinaires.

Mais l’attitude du juge administratif face à l’évolution ultérieure de la jurisprudence de la Cour a rapidement démontré son détachement à l’égard de la signification européenne des matières civile et pénale.

En 1981, la Cour de Strasbourg érige le droit de continuer à exercer des activités professionnelles en droit civil. Ainsi, après avoir affirmé que « Les

poursuites disciplinaires ne relèvent pas, comme telles, de la matière pénale », et

« ne constituent pas d’ordinaire une contestation sur des droits et obligations de

caractère civil », elle reconnaît l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. à l’encontre

d’une décision de l’Ordre des médecins belge suspendant pour une durée de trois mois le droit d’exercer l’art médical527. La Cour de cassation a également admis explicitement à plusieurs reprises, l’applicabilité de cette stipulation à la procédure disciplinaire des avocats528.

Par conséquent, le Conseil d’État ne pouvait plus juger, sauf à manifester son indifférence à l’égard des solutions européennes relatives à l’autonomie des matières civile et pénale, que les mesures disciplinaires, portant sur le droit d’exercer une profession, n’impliquent pas l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H., sous l’angle civil. Pourtant, les arrêts « M. Pye »529 et « M. Subrini »530, rendus respectivement le 20 avril et le 11 juillet 1984, et relatifs à une radiation du tableau ainsi qu’à une peine de suspension de trois mois prises par le Conseil national de l’Ordre des médecins, reprennent à l’identique la motivation utilisée dans la décision « Debout » et écartent l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H.

527 CEDH, 23 juin 1981 nos 6878/75 et 7238/75, Le Compte, Van Leuven et de Meyer c/ Belgique,

précité, § 42.

528 Cass. Civ. 1ère, 10 janvier 1984, no 82-16968, Me Renneman, Bull. Civ., I, no 8, p. 6 ; Cass. Civ.

1ère, 22 janvier 1985, no 84-10160, M. W., Bull. Civ., I, no 29, p. 28 ; Cass. Civ. 1ère, 10 mars

1987, no 84-17458, M. Haoro, Bull. Civ., I, no 87, p. 64 ; Cass. Civ. 1ère, 12 juillet 1989, n° 88-

12067, M. X., Bull. Civ., I, no 288, p. 191. 529 CE, 20 avril 1984, no 44288, M. Pye, précité.

Cette réticence manifeste des hauts magistrats quant à l’autonomie des notions de matières « civile » et « pénale » ressort d’ailleurs clairement des conclusions rendues par monsieur CHAHID-NOURAÏ sur l’arrêt Boisard du 28 septembre 1984531. Se référant à l’arrêt « Subrini », il rappelle à la formation de jugement du

Conseil d’État : « vous avez jugé tout récemment que les termes utilisés par la

convention devaient être interprétés en cas de doute dans le sens qu’ils ont en France et non dans un sens « autonome » comme l’estime la cour européenne des droits de l’homme ».

C’est effectivement la position adoptée par la haute juridiction administrative, qui lit, à l’époque, les notions de matière « pénale » et « civile » dans leurs acceptions prévalant en droit interne532.

La réserve émise par le Conseil d’État à l’égard de l’interprétation européenne autonome des notions de contestation sur des droits et obligations de caractère civil et d’accusation en matière pénale nous paraît dictée par l’extension du champ d’application de l’article 6 § 1 C.E.D.H. à laquelle elle aboutit. En battant en brèche la distinction traditionnelle entre le droit privé et le droit public et, en attirant, consécutivement, une grande partie du droit administratif traditionnel, cette approche ample des volets civil et pénal a pu faire craindre au juge administratif un bouleversement du contentieux administratif.

Mais, dans les années 1990, cette préoccupation ne semble plus constituer un obstacle dirimant. À cette époque, on constate, en effet, une volonté apparente du Conseil d’État de manier son pouvoir autonome d’interprétation avec le souci, évoqué par monsieur LABETOULLE, d’éviter, toute solution qui, d’une part, serait

531 CE, 28 septembre 1984, no 41335, Boisard, R.J.F., 11/1984, no 1367, p. 696.

532 Voir en ce sens, COHEN-JONATHAN Gérard, La Convention européenne des droits de l’homme, Economica, 1989, p. 195 et p. 394 ; EISSEN Marc-André, Cour européenne des droits de l’homme : jurisprudence relative à l’article 6 de la Convention, 1985 ; FLAUSS Jean-

François, « Le contentieux administratif français et l’article 6 (1) de la Convention européenne des droits de l’homme. Perspectives ouvertes par l’arrêt H. c/ France du 24 octobre 1989 »,

L.P.A., 1989, no 151, p. 10 et plus précisément, p. 13 ; WOEHRLING Jean-Marie, « Le juge

administratif français et les dispositions de la Convention européenne des droits de l’Homme relatives aux accusations « en matière pénale », R.F.D.A., mai - juin 1994, p. 414 et suivantes.

radicalement incompatible avec la jurisprudence de la Cour, et qui, d’autre part, marquerait une rupture trop brutale avec le droit national antérieur533. On assiste ainsi

à l’accueil des concepts européens d’ « accusation en matière pénale » et de « contestation sur des droits et des obligations de caractère civil ».

2. Le ralliement ultérieur à l’acception européenne des matières

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