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Une notion en « trompe-l’œil »

L’applicabilité exceptionnelle de l’article 6 C.E.D.H à certaines catégories d’autorités administratives décidant en matière pénale et

1. Une notion en « trompe-l’œil »

Selon nous, la notion de « tribunal au sens de » dans la jurisprudence administrative est une notion « trompe-l’œil ».

De prime abord, elle donne l’impression d’un rapprochement avec la jurisprudence européenne et ce, de deux points de vue.

582 DAUMAS Vincent, concl. sur CE, 21 décembre 2012, no 353856, Société Groupe Canal Plus

c/ Sté Vivendi Universal.

D’une part, elle ouvre l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. à des autorités administratives. Or, on sait que dans la jurisprudence européenne, l’applicabilité de l’article 6 § 1 C.E.D.H. à l’encontre des autorités administratives n’a jamais posé de difficultés.

D’autre part, dès lors que dans la jurisprudence administrative, la notion de juridiction au sens du droit français n’est plus synonyme de celle de tribunal au sens de l’article 6 C.E.D.H., elle implique la reconnaissance par le Conseil d’État de l’autonomie de la notion de « tribunal au sens de », à tout le moins l’absence de coïncidence entre la notion nationale de juridiction et celle conventionnelle de tribunal. Or, comme nous le démontrerons ultérieurement584, la Cour strasbourgeoise a très vite attribué à la notion de « tribunal » une acception européenne.

Mais en réalité, en y regardant de plus près, l’étude de la notion de « tribunal au sens de » dans la jurisprudence administrative démontre l’opposition radicale entre la lecture opérée par la Cour de Strasbourg et celle du Conseil d’État quant aux critères d’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H.

Premièrement, la notion de « tribunal au sens de » dans la jurisprudence administrative participe, nous l’avons vu précédemment, au maintien d’une approche organique des conditions d’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. Lorsque le critère organique tiré de la nature juridictionnelle de l’organisme en cause n’est pas satisfait, le juge administratif doit, avant d’écarter le moyen tiré de la violation du droit au procès équitable, vérifier que l’autorité litigieuse ne peut pas être requalifiée en « tribunal au sens de ». Il existe donc désormais un critère organique principal et un critère organique subsidiaire à l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H.

Or, en vertu de la jurisprudence européenne, le caractère opérant de cette stipulation tient uniquement à la satisfaction d’un critère matériel : l’existence d’ « une accusation en matière pénale » ou d’ « une contestation sur des droits et obligations de caractère civil ». Comme l’ont exposé fort clairement le professeur Frédéric SUDRE et madame Caroline PICHERAL, dans la jurisprudence européenne, « l’assimilation éventuelle d’un organe administratif ou disciplinaire à un tribunal

est une conséquence et non une condition préalable de l’applicabilité extensive de l’article 6 »585.

Cet aspect a d’ailleurs été souligné par certains rapporteurs publics.

En ce sens, Mattias GUYOMAR, concluant sur l’arrêt « Parent et autres »586,

souligne : « La difficulté tient à ce que la qualification d’une autorité administrative

de « tribunal au sens de l’article 6 » semble tirer sur le plan organique les conséquences de l’applicabilité de certaines règles du procès équitable dès la phase administrative de la procédure. […] Cela ne doit toutefois pas nous conduire à raisonner à l’envers : c’est parce que l’article 6 § 1 de la C.E.D.H. leur est applicable que certains organismes peuvent être qualifiés de tribunal au sens de l’article 6 et non l’inverse. En d’autres termes, nous réfutons l’idée que cette qualification puisse commander, à elle seule, l’application de certaines garanties propres aux juridictions. Cette notion de tribunal au sens de doit être comprise, puisqu’elle existe, pour ce qu’elle est : la conséquence de l’applicabilité partielle de l’article 6 de la C.E.D.H. et non sa condition ».

Trois ans plus tard, à l’occasion de l’affaire « Compagnie Corse Air International SA »587 relative aux sanctions prononcées par l’Autorité de contrôle des

nuisances sonores aéroportuaires, madame De Silva attire de nouveau l’attention de la formation de jugement sur ce point : « La terminologie retenue par vos décisions

suscite l’interrogation et nous paraît devoir être clarifiée, en ce que vous affirmez que ces diverses autorités administratives indépendantes sont des « tribunaux au sens de l’article 6§1 » avant d’en déduire l’application de la jurisprudence Didier. Alors que la portée exacte de la jurisprudence Didier est souvent mal comprise, l’utilisation de cette notion juridique, dans ce cadre, nous paraît créer une forme de contresens. Pour la Cour européenne, la question de savoir si un « organisme est un tribunal au sens de l’article 6§1 » est une question de fond, et non une question du

585 SUDRE Frédéric et PICHERAL Caroline, « Un critère organique secondaire », in L’extension des garanties du procès équitable hors les juridictions ordinaires : les contraintes européennes,

Institut de droit européen des droits de l’homme, Avril 2002, SUDRE Frédéric (dir.), p. 46-47.

586 CE, Sect., 27 octobre 2006, nos 276069, 277198 et 277460, Parent et autres, A.J.D.A., 2007,

p. 80, note COLLET Martin ; L.P.A., 2007, no 133, note DUBRULLE Jean-Baptiste. 587 Concl. sur CE, 31 janvier 2007, no 290567, Compagnie Corse Air International SA.

champ d’application de l’article 6§1. Pour déterminer si le litige est dans le champ d’application de l’article 6§1, la Cour se contente d’examiner s’il porte sur des « droits et obligations de caractère civil » ou sur « le bien-fondé d’une accusation en matière pénale ». Lorsque la Cour s’interroge sur le point de savoir si un organisme peut être regardé comme un « tribunal au sens de », la question de l’applicabilité de l’article 6§1 est déjà résolue positivement ; elle se livre alors à l’examen de fond de la conformité de la procédure aux principes de cet article, pour s’assurer que les garanties de l’article 6 ont été respectées. »

Deuxièmement, l’utilisation de la notion de « tribunal au sens de » par le juge administratif ne correspond pas à la définition autonome prévalant en droit européen, ce que n’a pas manqué de relever le professeur Gweltaz EVEILLARD. L’auteur fait remarquer à juste titre que « la Cour européenne des droits de l’homme développe de

la notion de tribunal une conception différente de celle du droit national, définissant le tribunal comme tout organe chargé de trancher en droit et à l’issue d’une procédure organisée toute question relevant de sa compétence, même si cet organe exerce par ailleurs d’autres fonctions. » Et d’ajouter, « mais elle considère également que des organes administratifs classiques, tel qu’un ministre ou un chef d’État ne peuvent se voir accorder cette qualification ».

Dans la jurisprudence administrative, la qualification de « tribunal au sens de » est fondée sur une combinaison d’éléments formels et matériels tenant à la nature, la composition et aux attributions de l’organisme. Compte-tenu des critères tirés de la nature et de la composition, l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. se trouve exclue s’agissant d’une autorité unique et intégrée dans une hiérarchie administrative, même si elle est investie d’un pouvoir de sanction constitutif d’une accusation en matière pénale au sens de la C.E.D.H.588

Finalement, il faut bien en convenir la construction juridique réalisée par le Conseil d’État est douteuse.

588 Voir par exemple, s’agissant d’une sanction pénitentiaire : CE, 30 juillet 2003, no 253973,

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