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Le ralliement ultérieur à l’acception européenne des matières « civile » et « pénale »

B. Une intégration tardive de l’acception européenne des matières « civile » et « pénale »

2. Le ralliement ultérieur à l’acception européenne des matières « civile » et « pénale »

L’avis « SARL Auto-Industrie Méric »534, en identifiant les majorations d’imposition prévues à l’article 1729-1 du code général des impôts, à des accusations en matière pénale « au sens de », démontre que la haute juridiction administrative ne s’attache plus à la qualification pénale de la matière au regard du droit interne, comme ce fut le cas pendant un temps535. Elle recherche désormais si les mesures

litigieuses revêtent « le caractère d’une punition visant à empêcher la réitération des

agissements »536 incriminés, s’inspirant ainsi des décisions « Engel » et

« Bendenoun ».

Par leur décision d’Assemblée « Maubleu »537 du 14 février 1996, qui admet

l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. aux juridictions disciplinaires, les hauts magistrats consacrent définitivement538 la réception du concept européen de

533 Conclusions sur CE, Sect., 27 octobre 1978, Debout, précité. 534 CE, Avis, 31 mars 1995, précité.

535 CE, 2 juin 1989, no 66604, de Saint Pern.

536 Même raisonnement s’agissant des amendes infligées par la Cour de discipline budgétaire

financière : CE, Sect., 30 octobre 1998, no 203848, Lorenzi, Rec., p. 374 ; pour les amendes

infligées par la Cour des comptes : CE, 16 novembre 1998, no 172820, SARL Deltana et

M. Perrin ; pour la contribution spéciale prévue par l’article L.341-7 du code du travail : CE, Sect., 28 juillet 1999, no 188.973, G.I.E. Mumm-Perrier-Jouët.

537 CE Ass., 14 février 1996, Maubleu, Rec., p. 34 ; R.F.D.A., 1996, p. 1186, concl.

SANSON Marc ; A.J.D.A., 1996, p. 403 et p. 358, chr. STAHL Jacques-Henri et CHAUVAUX Didier ; J.C.P., 1996, éd. gén., II, 22669, note LASCOMBE Michel et VION Daniel ; A.J.D.A., 1996, spéc., p. 378, FLAUSS Jean-François.

538 Confirmé par CE, 29 juillet 2002, no 234591, M. Daniel B. : « les sanctions prononcées par la chambre nationale de discipline des experts-comptables peuvent comporter l'interdiction d'exercice de cette profession et sont susceptibles de porter ainsi atteinte à un droit de caractère civil au sens des stipulations de l'article 6 § 1 de la convention précitée ; que, par suite, les stipulations de cet article imposent le respect devant la chambre nationale de discipline des experts-comptables du principe de publicité des décisions de justice ».

« contestation sur des droits et des obligations à caractère civil » et acceptent ainsi de mettre un terme à cette « tradition juridique hostile à la publicité des débats devant

les juridictions disciplinaires »539.

Quelques années plus tard, le Conseil d’État reconnaît dans un arrêt « Mme Lambert »540 qu’une contestation relative au droit d'un militaire de percevoir un

élément de sa rémunération, dont les conditions d'attribution sont fondées sur des critères objectifs, porte sur des droits et obligations de caractère civil au sens de la Convention.

Ce revirement de jurisprudence a été fort bien relayé par la doctrine qui a mis en exergue « l’importance du chemin parcouru entre le moment où le Conseil d’État

refusait totalement et inlassablement l’approche européenne de la notion de droits et obligations de caractère civil en matière disciplinaire et celui où il juge, à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme, que les décisions des instances disciplinaires des ordres professionnels sont susceptibles de porter atteinte à l’exercice de pratiquer les professions concernées »541.

Ainsi, le Conseil d’État a rejoint la position de ses homologues européens et judiciaires, lesquels l’avaient précédé sur ce terrain. L’article 6 C.E.D.H. a désormais vocation à s’appliquer à l’ensemble des juridictions administratives statuant sur des « accusations en matière pénale » ou tranchant des « contestations sur les droits et obligations de caractère civil », notions entendues au sens de la jurisprudence européenne542.

539 HUBAC Sylvie et SCHOETTL Jean-Éric, chr. sur CE, Ass., 11 juillet 1984, Subrini, A.J.D.A.,

1984, p. 539 et suivantes et plus précisément, p. 543.

540 CE, Ass., 5 décembre 1997, no 140032, Madame Lambert.

541 ANDRIANTSIMBAZOVINA Joël, « La fin d’une résistance du Conseil d’État de France à la

chose interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme : l’application de l’article 6, 1° de la convention européenne des droits de l’homme aux juridictions disciplinaires » , R.T.D.H., 1998, no 34, p. 365; Voir également : STIRN Bernard, « Le Conseil d’État et l’Europe », Mélanges en l'honneur de Guy Braibant, 1996, Paris, Dalloz, p. 668 et « Le droit à un procès

équitable », R.F.D.A., septembre – octobre 2000, p. 1062.

542 LAURÉOTE Xavier, « Le procès équitable devant le juge administratif », in Procès équitable et enchevêtrement des espaces normatifs, Travaux de l'atelier de droit international de l'UMR de

droit comparé de Paris », RUIZ FABRI Hélène (dir.), 2003, p. 89, plus précisément p. 90 ; GUYOMAR Mattias, « Le droit au juge indépendant et impartial en matière administrative. Le

En réalité, une telle évolution était somme toute prévisible. Plusieurs éléments pouvaient, en effet, laisser présager ce rapprochement.

Tout d’abord, les conclusions543 du président LABETOULLE sur l’arrêt

« Debout » du 27 octobre 1978 témoignaient déjà de la volonté du juge administratif d’intégrer la Convention à l’ordre juridique interne de manière graduelle, c’est-à-dire pas à pas. Le commissaire du gouvernement de l’époque invitait ainsi la section du contentieux du Conseil d’État, d’une part, à « éviter toute solution qui serait

radicalement incompatible avec la jurisprudence de la Cour » mais aussi, d’autre

part, à « éviter aussi toute solution qui sur un point marquerait une rupture avec le

droit national antérieur ». Comme l’avait très bien expliqué le conseiller d’État

Bruno GENEVOIS 544, en 1984, « Faute d’une telle soumission aux interprétations de

la Cour, risquent de se faire jour autant d’interprétations de la convention qu’il y a de pays pour l’appliquer et de survenir ce paradoxe, que les États qui ont reconnu le caractère universel de la sauvegarde des Droits de l’homme, ou pour reprendre les termes d’un rapport de la commission européenne des droits de l’homme, qui ont accepté, en adhérant à la convention que s’instaure « un ordre public européen » en matière des Droits de l’homme, entendraient cette sauvegarde dans leur idiome particulier.» Or, l’interprétation extensive donnée par le juge européen des volets

pénal et civil, qui avait suscité la réserve du Conseil d’État vis-à-vis de l’extension du champ d’application de l’article 6 § 1 C.E.D.H. mais également les critiques des juridictions nationales545, ne s’est pas révélée si réformatrice qu’on ne pouvait le

principe vu par le Conseil d’État, in Variation autour d’un droit commun : travaux

préparatoires, DELMAS-MARTY Mireille, DIJON Xavier, FAUVARQUE-COSSON Bénédicte,

GREENSTEIN Rosalind, HALPERIN Jean-Louis, IZORCHE Marie-Laure, JAMIN Christophe, PFERSMANN Otto, p. 67, plus précisément p. 68 ; BRISSON Jean-François, « Les pouvoirs de sanction des autorités de régulation et l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. À propos d’une divergence entre le Conseil d’État et la Cour de cassation », A.J.D.A., 20 novembre 1999, p. 847 et, plus précisément, p. 850.

543 LABETOULLE Daniel, concl. sur CE, Sect., 27 octobre 1978, Debout, précitées. 544 GENEVOIS Bruno, concl. sur CE, Ass., 11 juillet 1984, no 41744, Subrini, précitées.

545 Voir en ce sens ANDRIANTSIMBAZOVINA Joël, « La fin d’une résistance du Conseil d’État de

France à la chose interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme : l’application de l’article 6, 1° de la convention européenne des droits de l’homme aux juridictions disciplinaires », R.T.D.H., 1998, no 34, p. 365 et, plus précisément, p. 370 ; WOEHRLING Jean-

craindre. Le Conseil d’État s’est finalement rendu compte que « les garanties

attachées à l’article 6 n’étaient pas révolutionnaires, qu’elles ne bouleversaient pas l’acquis jurisprudentiel et ne remettaient pas en cause la spécificité du procès administratif »546.

Ensuite, et selon l’avis unanime de la doctrine, l’impératif de discipline juridictionnel a été renforcé par la mise en place du droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l'homme547. Ce dispositif a permis d’encourager le

juge administratif à ne pas transformer son pouvoir autonome d’interprétation « en

machine de guerre »548. Est-il nécessaire de rappeler que le maintien de

jurisprudences contraires aux interprétations européennes peut conduire à un cinglant désaveu des juges français par la Cour européenne des droits de l’homme, voire à l’engagement de la responsabilité de la France sur le fondement des stipulations de l’article 50 de la convention.

Enfin, comme l’on fait observer à juste titre certains auteurs549, il ne faut pas

négliger l’influence du « dialogue des juges » dans le renversement de la jurisprudence administrative sur la notion d’« accusation en matière pénale ». Dès 1982, le Conseil constitutionnel a en effet énoncé550que « les principes posés par

l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen en matière pénale

de l’Homme relatives aux accusations « en matière pénale », R.F.D.A., mai - juin 1994, p. 414, et plus précisément, p. 419.

546 THOMASSET-PIERRE Sylvie, L’autorité de régulation boursière face aux garanties processuelles fondamentales, L.G.D.J., 2001, p. 154 ; WOEHRLING Jean-Marie, « Le juge

administratif français et les dispositions de la Convention européenne des droits de l’Homme relatives aux accusations « en matière pénale », R.F.D.A., mai - juin 1994, p. 414 et plus précisément, p. 419.

547 SANSON Marc, concl. sur CE, 14 février 1996, no 132369, Maubleu ; GENEVOIS Bruno, concl.

sur CE, Ass., 11 juillet 1984, Subrini, précité ; ANDRIANTSIMBAZOVINA Joël, « La fin d’une résistance du Conseil d’État de France à la chose interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme : l’application de l’article 6, 1° de la convention européenne des droits de l’homme aux juridictions disciplinaires », R.T.D.H., 1998, p. 377 et suivantes.

548 PACTEAU Bernard, « Le juge administratif français et l’interprétation européenne », in L’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme. Actes du colloque des 13 et 14 mars 1998, SUDRE

Frédéric (dir.), Bruylant, 1998, p. 258.

549 SERMET Laurent, « Bilan de la jurisprudence du Conseil d’État sur l’application de l’article 6

de la Convention européenne des droits de l’homme », R.F.D.A., septembre - octobre 1997, p. 1013.

ne concernent pas seulement les peines appliquées par les juridictions répressives, mais s'étendent nécessairement à toute sanction ayant le caractère d'une punition, même si le législateur a cru devoir laisser le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire, sous réserve, en matière fiscale, des majorations de droits et intérêts de retard ayant le caractère d'une réparation pécuniaire ». Dans une

décision du 29 décembre 1989, ils retiennent l’inconstitutionnalité d’une amende fiscale encourue en cas de divulgation du montant du revenu d’une personne, dont le mode de recouvrement n'astreint nullement au respect des droits de la défense551. La même solution552 prévaut s’agissant de la création d’une taxe additionnelle sur les tickets du pari-mutuel. Le 24 février 1994553, la Cour de Strasbourg consacre l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. à une majoration d’impôt présentant un caractère punitif, en la différenciant de pénalités visant la réparation pécuniaire d’un préjudice.

Confronté à la convergence des jurisprudences constitutionnelle554, judiciaire

et européenne sur l’unification du concept de matière répressive, il était difficile au Conseil d’État, dans ces conditions, de camper sur ses positions et de rester en marge de ce mouvement de renforcement de la protection des droits fondamentaux.

Au fil des années, les relations entre le juge administratif français et la Cour de Strasbourg se sont nettement apaisées. Cette évolution a d’ailleurs retenu l’attention de l’ensemble des observateurs de la jurisprudence administrative. Tous ont ainsi pu noter qu’« une paix qui est aussi un dialogue des juges nationaux et européens »s’est

551 Décision no 89-268 DC du 29 décembre 1989, R.J.F., 2/90, no 195.

552 Décision no 90-285 DC du 28 décembre 1990, Recueil Conseil constitutionnel, p. 95.

553 CEDH, 24 février 1994, no 12547/86, Bendenoun c/ France, précité ; CEDH, 3 juin 2003,

no 54559/00, Morel c/ France, R.J.F., 11/03, no 1337 ; CEDH, 23 novembre 2006, no 73053/01,

Jussila c/ France, J.D.I., 2007, p. 709, obs. TOUZE Sébastien ; J.C.P., 2007, I, 106, nº 4, obs. SUDRE Frédéric ; R.T.D.H., 2008, p. 239, obs. COSTEA Ioana.

554 Dès 1982, le Conseil constitutionnel applique les principes de l’article 8 de la D.D.H.C. à toute

sanction ayant le caractère d’une punition : Décision no 82-155 DC du 30 décembre 1982, Rec.

p. 88. Or, les critères dégagés par le Conseil constitutionnel pour qualifier une mesure comme ayant un caractère pénal rejoignent largement se consacrer par la Cour de Strasbourg. Sont pris en compte, d’une part, l’objet et la gravité de la mesure, et, d’autre part, sa finalité punitive et dissuasive.

instaurée, faisant ainsi « échapper à l’option infernale entre souveraineté et

subordination »555.

En 1997, le professeur Laurent SERMET, dressant un bilan de la jurisprudence du Conseil d’État sur l’application de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, a souligné la mise en place d’« un dialogue fructueux entre juges

source d’une meilleure application du champ d’application de l’article 6 ». Quelques

années plus tard, en 2004, le même auteur affirme que « Le juge administratif

suprême est proche de l’acceptation pure et simple du concept d’autorité de la chose interprétée »556.

Et ces derniers constats ne concernent pas seulement la définition du critère matériel d’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. Ils valent également s’agissant du champ d’application organique du droit au procès équitable, lequel a connu de profondes évolutions.

555 PACTEAU Bernard, « Le juge administratif français et l’interprétation européenne », in L’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme. Actes du colloque des 13 et 14 mars 1998, SUDRE

Frédéric (dir.), Bruylant, 1998, p. 258.

556 ANDRIANTSIMBAZOVINA Joël et SERMET Laurent, « Jurisprudence administrative et Convention

SECTION 2

L’applicabilité exceptionnelle de l’article 6 C.E.D.H. à certaines

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