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Une évolution jurisprudentielle majeure

L’applicabilité exceptionnelle de l’article 6 C.E.D.H à certaines catégories d’autorités administratives décidant en matière pénale et

A. Une nouvelle lecture de la condition d’applicabilité organique du droit au procès équitable

1. Une évolution jurisprudentielle majeure

Ignorant les conclusions prononcées par son commissaire du gouvernement, Alain SEBAN, la formation de jugement du Conseil d’État accepte, dans une décision « G.I.E. Oddo-Futures »559 du 4 avril 1999, de se prononcer sur le moyen tiré de la

violation du droit au procès équitable par la procédure de sanction suivie par le Conseil du marché à terme.

De ce point de vue, cet arrêt marque une évolution considérable de la jurisprudence administrative relative au droit au procès équitable, qui aurait dû laisser pantois les lecteurs les plus assidus du droit administratif. Il faut, effectivement, rappeler qu’un an plus tôt, l’article 6 C.E.D.H. avait été déclaré inapplicable aux

décisions de sanction prises par cette même autorité administrative560. Pour ce faire,

le Conseil d’État avait suivi la solution énoncée dans son célèbre avis du 31 mars 1995 « Ministre du Budget c/ SARL Auto-Industrie Méric »561, selon lequel

« l’ensemble de ces stipulations n’est applicable qu’aux procédures contentieuses

suivies devant les juridictions lorsqu’elles statuent sur des droits et obligations de caractère civil ou sur des accusations en matière pénale ».

Cette décision est, pourtant, restée inaperçue de la doctrine. Aucun commentaire n’est intervenu pour mettre en exergue le revirement de jurisprudence amorcée par la haute juridiction administrative quant à sa conception juridictionnelle du champ d’application organique de l’article 6 C.E.D.H.

La brèche portée au principe de l’inapplicabilité du droit au procès équitable aux autorités administratives est solennellement confirmée, quelques mois plus tard, dans le célèbre arrêt « Jean-Louis Didier » du 3 décembre 1999562. En l’espèce, était

en cause la décision par laquelle le Conseil des marchés financiers avait retiré à un prestataire d’investissement sa carte professionnelle pour une durée de six mois et lui avait infligé une amende de cinq millions de francs.

Appelé à se prononcer sur le moyen tiré de la violation de l’article 6 C.E.D.H. par cet organisme, le Conseil d’État relève, d’abord, que « quand il est saisi

d’agissements pouvant donner lieu aux sanctions prévues par l’article 69 de la loi susvisée du 2 juillet 1996, le Conseil des marchés financiers doit être regardé comme décidant du bien-fondé d’accusations en matière pénale au sens des stipulations précitées de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». La haute juridiction administrative met ainsi en lumière la

satisfaction du critère matériel entendu dans son sens européen. Cette démarche

560 CE, 4 mai 1998, no 164294, Société de bourse Patrice Wargny.

561 CE, Avis, Sect., 31 mars 1995, no 164008, SARL Auto-Industrie Méric, Rec., p. 154 ; A.J.D.A., 1995,

p. 480 ; A.J.D.A., p. 739, note DREIFUSS Muriel ; R.F.D.A., 1995, p. 1172, chr. LABAYLE Henri et SUDRE Frédéric ; R.J.F., 5/95, no 623, concl. ARRIGHI DE CASANOVA Jacques, p. 326.

562 CE, Ass., 3 décembre 1999, no 207434, Jean-Louis Didier, R.F.D.A., 2000, p. 584, concl. SEBAN

Alain ; D., 2000, p. 62, obs. BOIZARD M.; A.J.D.A., 2000, p. 126, chr. GUYOMAR Mattias et COLLIN Pierre ; R.A., 2000, no 313, p. 42, BRIERE J.-M., « L'arrêt Didier du 3 décembre 1999 : La

guerre de tranchées » ; Bulletin Joly Bourse et produits financiers, 2000, no 1, p. 29-38, comm.

apparaît déjà inédite dans la jurisprudence administrative. En effet, jusqu’alors, lorsqu’était en cause la procédure menée devant une autorité administrative au regard de l’article 6 C.E.D.H., le Conseil d’État procédait en premier lieu à l’examen du critère juridictionnel pour en déduire, consécutivement, l’inapplicabilité du droit au procès équitable.

La haute juridiction administrative constate, ensuite, que le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 6 C.E.D.H. peut être utilement invoqué à l’appui d’un recours formé, devant le Conseil d’État, contre une décision du Conseil des marchés financiers, « et alors même que ce dernier siégeant en formation disciplinaire n’est

pas une juridiction au regard du droit interne, eu égard à la nature, à la composition et aux attributions de cet organisme ». La rupture avec la jurisprudence antérieure,

qui liait indiscutablement l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. à la qualité de juridiction, est clairement consacrée : cette stipulation est désormais opposable à certaines autorités administratives.

Un an plus tard, le Conseil d’État confirme, dans un arrêt « Société Crédit Agricole Indosuez Cheuvreux »563 relatif à une sanction infligée par le Conseil des marchés financiers, cette nouvelle ligne jurisprudentielle recourant, pour ce faire, à une rédaction identique à celle issue de sa décision du 3 décembre 1999.

Les commentaires doctrinaux sur ce revirement qualifié de « spectaculaire »564

sont alors nombreux. Les premières analyses insistent notamment sur les nouvelles conditions d’applicabilité de l’article 6 § 1 C.E.D.H.

Plus précisément, certains auteurs estiment que par sa décision « Didier », la haute juridiction administrative a entendu sonner le glas de l’approche organique des conditions d’applicabilité du droit au procès équitable. Pour ces derniers, le Conseil d’État se conformerait désormais à la lecture matérielle prévalant chez ses homologues européen et judiciaire.

563 CE, 22 novembre 2000, no 207697, Société Crédit Agricole Indosuez Cheuvreux, Rec., p. 537. 564 SUDRE Frédéric, note, J.C.P., éd. gén., II, 10267, 2000, p. 509.

Telle est la position du professeur Frédéric SUDRE selon lequel « le Conseil

d’État abandonne le critère organique de juridiction qu’il privilégiait jusqu’alors et qui le conduisait à juger l’article 6 inapplicable à une décision n’émanant pas d’une juridiction et, partant, aux autorités administratives prononçant des sanctions. »

Quelques lignes après, le professeur souligne l’adoption par le juge administratif d’« une acception matérielle de la règle du procès équitable ».

C’est également l’avis du professeur SERMET565. D’après lui, « l’arrêt Didier

revient ainsi sur la séparation classique entre activité administrative et activité juridictionnelle car, en abandonnant le critère organique, le Conseil d’État ne se contente pas de renouveler les conditions d’applicabilité de l’article 6 ; il entame un processus de juridictionnalisation partielle de l’activité administrative, qui consiste à vérifier que l’article 6 est respecté durant la phase administrative. »

Mais la jurisprudence ultérieure est rapidement venue contredire ces analyses. Tel est l’enseignement qui résulte de l’arrêt « Caisse de Crédit mutuel de Bain- Trèsboeuf »566, rendu le même jour que la décision « Didier ». En l’espèce, alors que l’article 6 C.E.D.H., invoqué à l’encontre de la C.N.I.L., était matériellement inapplicable pour défaut tant de la matière « civile » que de la matière « pénale », le Conseil d’État préfère recourir au critère organique afin de déclarer cette stipulation inopérante. Les hauts magistrats relèvent, en ce sens, que « la décision attaquée

n'émane pas d'un tribunal au sens de l'article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ».

Dans une décision « Société Athis »567 du 22 juin 2001, relative à une mesure

de retrait d’agrément prononcée par la Commission des opérations de bourse, le Conseil d’État réitère sa formulation de principe résultant de l’avis « SARL Auto- Industrie Méric ». Il énonce que « ces stipulations, sous réserve de ce qui a été dit ci-

dessus [en référence à l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. lorsque l’autorité

565 SERMET Laurent, « Le droit à un procès équitable », R.F.D.A., 2000, p. 1060 et

particulièrement, p. 1062.

566 CE, Ass., 3 décembre 1999, nos 197060, 197061, Caisse de crédit mutuel de Bain-Trèsboeuf. 567 CE, 22 juin 2001, no 193392, Société Athis.

administrative indépendante se prononce sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale au sens de la convention], n’énoncent aucune règle ou aucun principe

dont le champ d’application s’étendrait au-delà des procédures contentieuses suivies devant les juridictions et qui gouvernerait l’élaboration ou le prononcé de décisions par les autorités administratives qui en sont chargées par la loi ».

La doctrine a alors pu constater qu’« on ne saurait déduire de l’arrêt Didier

que l’invocabilité de l’article 6 § 1 ne repose plus sur la preuve du critère organique et que la démonstration du critère matériel suffise dans tous les cas ».568

En réalité, il résulte du corpus prétorien administratif que pour déterminer si le moyen tiré de la violation du droit au procès équitable est opérant, le Conseil d’État distingue désormais deux situations.

La première est celle où le juge administratif déduit le caractère opérant de l’article 6 C.E.D.H. de la nature juridictionnelle de l’organisme et de l’existence d’une « contestation sur des droits et obligations de caractère civil » ou d’une « accusation en matière pénale ».

La seconde correspond à celle où est en cause une procédure administrative non juridictionnelle. En pareille hypothèse, l’applicabilité de l’article 6 C.E.D.H. dépend de la réunion de deux critères569, l’un organique, l’autre matériel, dont la mise

en oeuvre révèle la portée particulièrement limitée du revirement introduit par la jurisprudence « Didier ».

568 Laure MILANO, « Le contentieux de la régulation administrative », in L’extension des garanties du procès équitable hors les juridictions ordinaires : les contraintes européennes, Institut de

droit européen des droits de l’homme, avril 2002, SUDRE Frédéric (dir.), p. 83 : « on ne saurait

déduire de l’arrêt Didier que « l’invocabilité de l’article 6 § 1 ne repose plus sur la preuve du critère organique et que la démonstration du critère matériel suffise dans tous les cas ».

569 Voir en ce sens : CE, 22 novembre 2000, no 207697, Société crédit agricole Indosuez

Cheuvreux ; CE, 10 mai 2004, no 241587, Crédit du Nord ; CE, 6 janvier 2006, no 279596,

Société Lebanese Communication Group ; CE, Sect., 27 octobre 2006, nos 276069, 277198 et

277460, Parent et autres ; CE, Sect., 26 juillet 2007, no 293624, Sté Global Equities ; CE,

23 avril 2009, nos 314921, 314920, 314919, 314918, Compagnie Blue Line ; CE, 28 décembre

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