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Autres phénomènes remarquables concernant les voyelles :

2. Le Registre sur les Religieux : le « maintien » des religieux réguliers.

La première partie proprement dite du Registre, après l’ensemble des pièces liminaires, réunit des développements sur les différents ordres religieux dont le point commun est de se soumettre à une Règle : Les « moines noirs », autrement dit les bénédictins, les religieuses en général, les béguines, et les « frères » : franciscains, dominicains, augustins et autres ordres « mendiants ». L’ensemble de ces ordres se distingue de la société ou « siècle » dont les membres, y compris les prêtres ou les prélats, même les chanoines, sont désignés par le terme « seculers » ; ces derniers feront l’objet du troisième pan du Registre « sur le siècle ».

a. Un « miroir des Moines. »

Le Registre sur les Religieux s’ouvre, très logiquement, par des développements sur l’ordre bénédictin, le premier historiquement et le plus répandu. L’abbé s’y étend

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Albert d’Haenens, L’Abbaye de Saint-Martin de Tournai de 1290 à 1350, origines, évolution et

dénouement d’une crise, Louvain : Université de Louvain, 1961, p. 10-11 : « les récits du chroniqueur

fournissent bien souvent un complément d’explication aux données sèches et souvent laconiques des sources diplomatiques ; celles-ci assurent à leur tour le contrôle des affirmations de Li Muisis, qui, disons-le tout de suite, n’est jamais pris en défaut. Consciencieux et honnête, l’abbé de Saint-Martin était intelligent et cultivé. Infiniment scrupuleux et critique, d’une réserve que sa cécité avait développée davantage, Gilles Li Muisis a rédigé une œuvre de grande valeur. Son information, il la puisa à toutes les sources possibles : orales, narratives et archivistiques. Désireux d’atteindre à travers elles une vérité pleine et entière, il a pratiqué la critique du témoignage à un degré rarement atteint au Moyen Age. »

longuement sur des prescriptions aux moines avec des passages plus précisément adressés aux abbés. Il commence cette longue dissertation par une exposition des trois vœux, que vient contrarier ce que l’on appellera le « paradoxe monastique » : les moines choisissent la pauvreté, mais leur humilité attire un afflux de dons ; les monastères, mécaniquement et malgré eux, s’enrichissent, et la spiritualité en souffre. Ce paradoxe gouverne une courte histoire du mouvement monastique, et suscite un premier développement sur les différentes tentations que devra affronter tout moine. Le texte est à l’impératif, à la seconde personne : c’est une prescription. Très tôt s’insère un discours assez autonome sur les abbés ; un titre rubriqué, l’annonce, nota de abbatibus. Cette note était-elle déjà écrite 1 ? La pièce passe ensuite en revue les différentes sortes de moines, abbés, puis « officiers 2 ». L’abbé en profite pour déplorer la trop grande place de l’administration du temporel dans les monastères, avec un retour sur le « paradoxe monastique » :

Au commencement fumes sur povreté fundet, Mais par les saintes vies sont li bien habundet ; Li cuer des boins anchyens ont estet bien mundet, La li contraires est, tout bien sont redundet.3

La pièce aurait pu s’arrêter à la fin des considérations sur l’enrichissement abusif de l’ordre. Mais après un début de conclusion, le développement reprend car, dit l’auteur, « Taire je ne me puis de parler des noirs monnes, / Qui de fundatïon portent les noires gonnes » (1049-1050). Il reviendra donc successivement sur la vie de saint Benoît, résumera ce qu’il a dit des abbés et des officiers, avant de s’intéresser plus longuement aux « cloîtriers », ce qui l’amène à une reprise de certaines recommandations de coutumier : comment l’on se comporte à l’église, au dortoir, au réfectoire, au chapitre. Un court excursus sur les ordres mendiants est vite interrompu par les exigences de composition :

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Des indices font penser que la « note » existait comme pièce autonome. Elle commence par un court prologue, où l’auteur prétend changer de manière de composer : « On dist : « Spiritueulz va devant temporel » ; / Pour chou selonc me sens voel je monstrer or el / Que je n’ay fait devant, et se fauc au rimer : / Je ne puis mie tous mes fais leonimer. » (Mon 313-316). Cette affirmation est étrange dans le contexte, où l’on ne constate aucun changement de mètre. Mais d’autres passages montrent que s’il y a eu insertion, le texte a été remanié pour s’intégrer au développement en cours : « Assés ay des subgis parlé sur leur carpente. / As souverains parrai, si leur dirai m’entente » (Mon 321-322).

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« officiers » : il s’agit des moines qui ont la responsabilité d’une charge temporelle dans l’abbaye,

cellerier, camerier, infirmier, etc. Ces moines sont souvent considérés comme supérieurs hiérarchiques

des moines « cloîtriers » ; leur charge leur donne en outre certains avantages, comme le droit de sortir du monastère.

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A present de ches ordenes parler me partirai : Quand temps et lieus sera, toudis bien en dirai. A parler des noirs monnes saint Benoit me rirai, Un pau de chou q’en senc ay dit et pardirai.1

La pièce s’achève par des adresses aux abbés, puis aux moines, toujours à l’impératif, avec de courtes reprises des développements précédents sous forme de conclusion.

Cette pièce est longue, ayant atteint son terme selon l’auteur lui- même qui reconnaît que « De dire toudis d’une bien anuyer poroit » (1541). Il y a des raisons à cela : en tant qu’abbé, Gilles Le Muisit avait bien souvent dû formuler en sermon les prescriptions qui figurent ici ; il préfère visiblement parler de ce qu’il connaît bien, sans sources intermédiaires toujours susceptibles d’induire en erreur, et c’est le cas de la vie bénédictine. On pourrait ajouter que cette partie du Registre a peut-être été en partie inspirée par un genre assez représenté à l’époque, celui des « miroirs des moines 2 » ou « diadèmes des moines », ouvrages d’abbés donnant des conseils moraux à leurs ouailles ; le coutumier donnait l’application de la règle, mais le besoin devait parfois se faire sentir d’un autre livre plus prescriptif.

b. Les Nonnes : les couvents « de vir et d’oïr dire »

Composer un chapitre sur les religieuses en regard de celui sur les moines devait s’imposer à un esprit aussi méthodique que celui de Gilles Le Muisit, même si ce dernier avait des « nonnains » une image beaucoup moins précise que celle des moines qu’il côtoyait sans cesse. Il l’avoue à la fin de la pièce, « je di des nonnains chou que j’och d’elles dire » (457) : ne possédant que des informations de seconde main, le chroniqueur s’en tient bien souvent à des généralités. La pièce commence et finit par des invocations de la Vierge dont l’exemple pousse des femmes à entrer en religion.

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Mon 1389-1392.

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Il s’agissait peut-être d’un genre assez fixé. Bernard Ayglier, abbé du Mont-Cassin, avait écrit vers 1274 un miroir des moines dont le contenu rappelle étonnamment celui du traité sur les moines de Gilles Le Muisit : il « traite des vœux monastiques et de leurs exigences ; la partie finale décrit les devoirs que comporte la charge abbatiale. On y remarque en particulier des développements précis sur la stabilité et sur l’obligation de la Règle. (…) A propos de la pauvreté, le ton est sévère : Bernard dénie à l’abbé le pouvoir d’en dispenser un moine.(…) Les moines « propriétaires » ne lui paraissent pas éviter la faute mortelle : non dubito quin proprietarii sint in peccato mortali. On devine à travers ces lignes quels abus s’étaient introduits dans les monastères bénédictins », La spiritualité du Moyen âge, Dom Jean LECLERCQ, Dom François VANDENBROUKE, Louis BOUYER, coll. Histoire de la spiritualité chrétienne, tome 2 , Paris : Aubier , 1961., p.536.

L’auteur affirme avoir médité longuement ce sujet : « S’en dirai me pensee que lonc temps ay celee » (76), mais il se dit toujours freiné par le même scrupule, la crainte des reproches ou médisances. Son discours s’adresse ensuite aux religieuses comme il l’avait fait pour les moines, à la deuxième personne, avec des prescriptions à l’impératif. Gilles Le Muisit déplore chez les religieuses un peu les mêmes dérives que chez les moines : on cherche à obtenir des congés, à avoir des rentes, à sortir sous le moindre prétexte. S’ajoutent à cela des reproches spécifiques sur les tendances aux « amourettes » des religieuses et le fait que des jeunes gens soient admis à les rencontrer. L’abbé convoque l’Evangile et la parabole des vierges sottes et des vierges sages comme exemple, avant de proposer un modèle aux religieuses, celui des illustres dames de haut rang qui sont entrées en religion.

c. Les Béguines, entre Règle et hérésie

La courte pièce sur les béguines fait figure de transition entre les passages sur les ordres monastiques traditionnels (moines cloîtrés et religieuses) et le long développement sur les nouveaux « ordres mendiants ». Comme pour les religieuses, l’abbé reconnaît l’absence de renseignements directs – source sûre ou témoignage oculaire : « Antees les ay pau ; pour chou ne sa ge mie / Raconter de leur biens et de leur boine vie. » (65-66). Le souci de cohérence interne au Registre, lui est bien présent dès les premiers vers, avec un rappel du « plan » adopté : « As abbés, as noirs moines, as nonnains ensement, / Se j’ay dit veritet selonc men sentement (…) » (v.1et 2). Ces vers confirment que l’auteur considère les développements sur les religieux comme une partie de son Registre indépendante des pièces liminaires : aucun rappel de l’existence de la Lamentation ou de la Méditation, le chapitre des « Prologues » est à présent clos.

Les « béguinages » étaient des institutions à mi-chemin entre monachisme et vie laïque. Les femmes qui choisissaient d’y entrer vivaient seules ou en petits groupes dans leurs propres maisons, en relation avec des prêtres ou les frères mendiants du voisinage ; elles adoptaient un mode de vie ascétique, respectant un vœu personnel de pauvreté et de chasteté, sous l’autorité d’une supérieure. L’Eglise les a vite trouvées suspectes, et une étymologie sans doute fantaisiste les apparentait aux Cathares : le mot béguines viendrait de al-bigenses, « albigeoises » ; bégards et béguines étaient donc régulièrement attaqués, tout comme pour d’autres raisons les ordres mendiants dont il

sera question immédiatement après. Dans l’économie du « registre sur les religieux », Gilles Le Muisit a visiblement commencé par décrire les plus réguliers, nous pourrions dire les plus « officiels », avant de s’intéresser aux groupes qui malgré leur succès d’estime restaient trop proches des laïcs pour être exempts de tout soupçon. A leur égard, l’auteur hésite entre plaidoyer et critique.

d. Les Ordres Mendiants : des frères admirables dont on se méfie.

La dernière pièce du « registre sur les religieux » porte sur l’ensemble de ceux que l’on appelle les « frères mendiants » : franciscains, dominicains, augustins et tant d’autres, dont le succès grandissant au treizième siècle avait fini par faire de l’ombre aux traditionnels ordres monastiques. Le ton de cette pièce est finalement mitigé, entre louange à ces hommes qui ont choisi la pauvreté et amertume face à leur succès ; une des remarques qui revient souvent déplore que désormais on prenne aux « rentés » ce que l’on donne aux « mendiants », ces derniers finissant paradoxalement par être plus prospères, malgré leur prétendue imitation de la pauvreté du Christ, que les bénédictins. La critique est traditionnelle à l’époque du Registre ; on la trouve dans le Roman de la Rose1 et nombreux sont les auteurs moralistes qui attaquent ainsi les « frères ».

Gilles Le Muisit, qui se refuse en général à toute critique appuyée, est loin de dresser un réquisitoire sans nuances. Les critiques adressées par la population aux mendiants sont assimilées à de pures médisances qu’il faut laisser s’éteindre ; le début de la pièce proclame l’unité et la solidarité nécessaires de tous les religieux, justifiées par l’histoire ; puisque tous ont voulu imiter le Christ, tous sont légitimes dans leur diversité. Mais après ce long passage retraçant l’histoire de la prédication apparaît la première remarque discordante : à la différence des ordres rentés qui s’apauvrissent faute de générosité des éventuels donateurs, les frères s’enrichissent inconsidérément, ce qui amène l’abbé à leur enjoindre de préférer les trésors spirituels aux biens du siècle et à cultiver l’humilité. Les frères ont de fait été confrontés au « paradoxe monastique » mentionné plus haut (377- 384). Ils sont nés en réaction à l’enrichissement des monastères traditionnels, ce qui les a rendus populaires donc prospères ; voyant leur richesse qui ne paraît plus très chrétienne, les fidèles cessent leurs dons et les communautés s’apauvrissent à nouveau. Ceci est vrai aussi bien pour les frères que pour

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les moines. Gilles Le Muisit s’intéresse plus par la suite à ce qui fait l’originalité des frères : leur lien fort avec les écoles, qu’ils ont beaucoup développées, ce qui leur attire les louanges de l’abbé (585-612) ; leur vocation de prédicateurs, sur laquelle il est plus mitigé ; certes c’est un apostolat plus qu’utile, mais les mendiants l’ont délaissé au profit des emplois plus lucratifs de confesseur particulier ou de conseiller des grands de ce monde (733-740). L’abbé remarque au passage que leur influence a quelque peu corrompu la pratique du sermon, d’autant plus qu’ils ont désormais un monopole sur la prédication (505-516). C’est que les frères sont aussi les maîtres de la scolastique et des hautes études, au sujet desquelles Gilles Le Muisit avoue sa méfiance ; la science peut en effet mener à l’orgueil, et les moines s’en tiennent à une certaine simplicité qu’ont oubliée bien des docteurs. Les frères mendiants, outre la manne financière que pouvait représenter leurs sermons dans de grandes occasions, les enterrements en particulier (688-692), cultivent volontiers la soif du pouvoir que leur procure leur statut de confesseurs : sachant tous les secrets, ils sont « signeur des grans singneurs » (737). Tout ceci les éloigne bien de leur vocation première, et Gilles Le Muisit leur conseille de revenir à leur rôle premier : mendier et prêcher au peuple, en juste rémunération des dons qu’ils en reçoivent (1017-1020). L’abbé fait en somme preuve d’ admiration et de respect pour ce qu’étaient les frères avant de trop s’enrichir ; il les approuve dans leur vocation de professeurs ou de prédicateurs, mais déplore leur tendance à l’orgueil, sans parvenir à oublier que les ordres mendiants ont en quelque sorte supplanté les monastères.

L’auteur, comme d’habitude, prend soin de donner les raisons qui l’ont amené à écrire sa pièce. Il admet qu’il va falloir mettre un terme à la partie de son « registre » consacrée aux religieux :

Parlet ay par devant des abbés et des moines,

Des nonnains, des beghines, de moult d’autres personnes, Pour mi du tout oster d’autres malvaises sonnes ;

Mais a chou que dirai meterai boines bonnes.1

La pièce est cependant nécessaire, parce qu’il faut défendre les ordres mendiants contre des critiques injustifiées :

Des ordenes mendïans ay dit me volentet, Li dit des seculers m’ont un pau tourmentet,

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Et de parler sur iaus m’ont moult entalentet ; S’ay penset et viset et sur iaus carpentet.1

Cette pièce termine le « registre sur les religieux », et annonce directement le « registre sur le siècle » qui suivra ; rien que de très logique, les mendiants étant justement critiqués parce qu’ils se rapprochent trop de la vie séculière et oublient leur vocation de renoncement aux richesses et dignités sociales. La fin de ce chapitre est d’ailleurs tout naturellement consacrée à la suite du Registre. Gilles Le Muisit y fait part de son désir de parler du siècle, mais du siècle d’autrefois, par opposition à la vaste mascarade qu’est devenue la société contemporaine : l’auteur la compare à une assemblée de jeunes singes que personne n’a pris la peine d’éduquer – ce qui serait d’ailleurs le devoir des frères prêcheurs (885 – 932). Il place ainsi la pièce sur les ordres mendiants en position de transition entre les deux grandes parties du Registre, ce qui illustre encore la rigueur qu’il veut apporter à la composition de son livre.

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