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Autres phénomènes remarquables concernant les voyelles :

II. L’entreprise du Registre : l’histoire, la poésie et le prêche.

3. Le Registre didactique : une pédagogie chrétienne.

Cette entreprise pastorale est une des motivations fortes de l’œuvre, affirmée en toutes lettres à plusieurs reprises. Le livre doit permettre une prise de conscience du lecteur et lui donner une occasion de s’instruire. Il y a un cercle vertueux de la lecture et du savoir dans l’univers de Gilles Le Muisit. Il affirme dans la Méditation puis dans la pièce sur les ordres mendiants que lire un livre permet d’avoir le désir d’apprendre. Tout livre est l’occasion de nourrir cette curiosité en suscitant l’envie de lire encore :

Celle vraie scïenche soubtil clerc ont aprise, Li saint expositeur l’ont subtieument exquise, Et cil et li docteur ont fait livres plentet, Dont li subtil engien en sont entalentet

D’estudÿer, d’apprendre ; s’en sont souvent ventet1

Ecrire est donc un acte pastoral à part entière, une « bonne œuvre ». L’abbé prend en plus la posture du pédagogue ; il avait dû prononcer des dizaines de sermons et savait l’importance des explications en matière d’écritures saintes. Il justifie ainsi l’aspect parfois bien didactique de la Lamentation :

Il sont moult de gent ydïote As quels souvent ay le rihote De chiaus doctriner et apprendre, Et qu’il se sachent bien reprendre. Volentiers se reprenderoient, Se bien confiesser se savoient2.

1

OM 91-95

2

a. Adresses aux lecteurs.

Le Registre est fondamentalement tourné vers ses lecteurs ou auditeurs. C’est un livre qui s’adresse aux fidèles, et chaque pièce apostrophe un public en particulier. Le résultat en est un livre qui déroute : difficile de concilier l’aspect autobiographique du Registre avec les constantes adresses de l’abbé à son lectorat. Il faut ajouter à cela le fait que chaque pièce s’adresse à une catégorie de lecteurs différente : pécheurs en général, puis moines, nonnes, béguines, frères… On se demande dans quelle mesure le moine qui lit se sent concerné par la partie sur les frères mendiants. Jean Leclercq note que la plupart des ouvrages « monastiques » ont un destinataire explicite :

Les moines aiment les écrits où l’on traite de faits, d’expériences, plus que d’idées, et qui, au lieu d’être l’enseignement d’un maître à un public universel et anonyme, sont adressés à un destinataire précis, à un public déterminé et connu de l’auteur. Aussi, quelle que soit la forme qu’ils revêtent, les écrits monastiques sont généralement précédés d’une lettre – dédicace, et les traités eux-mêmes se présentent comme des épîtres développées1 .

Peut-être y avait-il là comme un automatisme, l’écriture dérivant presque mécaniquement vers le sermon. Les adresses directes abondent dans le Registre, à la seconde personne du singulier ou du pluriel. Assez générales dans la « lamentation » - « Oyés peckeur et ascoutés2 » - , elles se font plus ciblées par la suite : dans le Prologue on s’adresse aux gens sages : « Qui les a, vous le vés, trestoutes gens senées3 », parfois pris à partie à la seconde personne, « Or est tout autrement, ciertes, se bien t’avises 4» . Dans les pièces du « registre sur les religieux », l’abbé s’adresse successivement à chacun : moines (appelés « signeur », en Mon 1), parmi lesquels les abbés, les officiers ou les cloîtriers, puis religieuses et béguines. Dans la pièce sur les religieuses, ceci introduit une distorsion dans la posture de l’auteur. Les passages à la troisième personne où l’abbé, critique ou enthousiaste, discourt sur les nonnes vues de l’extérieur, alternent avec des passages d’exhortations à la seconde personne : « Religieuses dames, vous fustes estorees / Pour chou que vous fussiés dou siecle dessevrees 5». Le choix de la situation du discours n’est jamais définitif, avec un aspect bien déroutant à la lecture ;

1

Dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, initiation aux auteurs monastiques du

Moyen Âge, 3ème édition, Paris : Cerf ,1990 , p. 147. 2 Lam 141 3 Prol 86 4 Prol 54 5

Non 81-82. Il s’agit de la première adresse directe aux religieuses, mais on repasse quelques vers plus loin (101) à la troisième personne : « Li maintien monstrent bien s’elles sont bien aprises ».

on passe en quelques vers de l’exhortation directe à la vision externe, et on ne sait plus si la pièce était destinée au moins théoriquement à être lue ou s’il s’agit d’un traité théorique. Tout se passe en fait comme si l’auteur n’avait jamais réussi à s’affranchir de sa vocation de prédicateur, et les habitudes trop bien ancrées – exhorter, répondre à des interventions, prévenir les contradictions – ressurgissent régulièrement. Un traité entièrement théorique était peut-être tout simplement inimaginable.

b. Expliquer les textes : traduction et gloses.

Expliquer, exhorter, tout ceci n’était possible que si les fidèles comprenaient la lettre du discours qu’on leur tenait, qu’il soit celui de l’écriture sainte ou celui des prédicateurs. Le Registre est aussi une grande entreprise de traduction. Il s’adresse aux fidèles qui ne comprennent pas le latin et sont parfois condamnés à ignorer la lettre de la Bible :

Pour chiauls qui ne sevent latin [Ai]1 aviset soir et matin, Selonc me petite scïence, De trouver un pau de semence, Chou k’en escrit pewisse mettre Pour lire chiaus qui sevent lettre, La il peusent aucun bien prendre Dont nuls ne m’en puïst reprendre2.

Gilles Le Muisit va donc s’appliquer à traduire du latin versets de la Bible et prières3. On ne s’étonnera pas chez un moine parfaitement bilingue de l’exactitude irréprochable d’innombrables traductions ; l’aisance est telle qu’elle laisse parfois une certaine liberté à l’interprétation. Les versets sont en général traduits immédiatement ; quelques-uns le sont après la mention « c’est » - l’équivalent de notre id est :

Impudicus oculus impudice mentis est nuntius.

C’est :

Nature fait as oels cargier

1 Le ms. donne et. 2 Lam 1335-1342 3

Voir en annexes les prières traduites et glosées. Le « patrenostre » (pater) commence ainsi : « En roumans le voel pour chou mettre / Que cescuns ne set mie lettre. ».

Que au coer soient messagier1(…)

L’Etat du monastère est une traduction presque intégrale d’un Tractatus de consuetudinibus latin de 1347. L’écriture en latin, chez Gilles Le Muisit, a précédé chronologiquement l’écriture en français, et on a parfois bien l’impression que la langue première est le latin, transposée en langue vulgaire quand le besoin s’en faisait sentir. On trouve dans les pages du Registre bien des lignes à l’aspect décidément latinisant, comme une traduction trop littérale de l’original, que cet original soit un verset de la Bible, un proverbe en latin ou un des textes antérieurs de l’auteur2. Ces tournures inspirées du latin vont de la transposition en français de structures déjà désuètes, comme cette interrogative indirecte au subjonctif :

Nescit homo utrum dignus sit amore an odio.

C’est :

Nuls homs ne set, ne poet savoir S’il seroit dignes pour avoir De Dieu l’amour, ou le haÿne (…)3

au calque lexical pur et simple,

Scientia inflat, spiritus edificat; qui stat, videat ne cadat.

Car les scïences enflent, s’engenrent bien envie, En coers bien disposés Sains Espirs edifie,

Qui bien stat, ne se move, par quoy ne kieche mie4.

Même en dehors des traductions explicites de phrases latines, le texte est riche de tournures que le français manie moins que le latin – participes employés absolument, propositions infinitives, mises en facteur commun d’un verbe pour toute une série de compléments, comme si le lecteur disposait toujours d’une déclinaison complexe pour le guider dans la syntaxe. Ceci pose quelques problèmes de lecture parfois, mais

1

Med 550 bis et 551-552.

2

A ce propos, Gilles Le Muisit se cite parfois comme source ou ressource documentaire, et semble considérer que le lecteur du Registre a déjà lu ses livres latins. Il renvoie ainsi sans façons son lecteur à ses œuvres antérieures sans même en donner de titre : « De le election faite apriés le mort l’abbet Thery (…) les aventures seront trouvees par un traitiet sur che fait en latin et li ouvrages monstre l’ouvrier. » (Et 366 et 370-371)

3

Lam 404 bis et 405-408

4

témoigne d’une volonté pédagogique assumée du Registre : il est la transposition française d’une pensée d’abord savante et probablement en latin, mais remaniée pour que la « clergie » se diffuse hors des écoles comme à la belle époque regrettée du prologue, quand le savoir se transmettait tout naturellement des savants théologiens et philosophes aux fidèles moins instruits par l’intermédiaire des clercs, ces anciens « boins estudians » des écoles.

La traduction, qui permet l’intelligence des textes sacrés ou de leur interprétation par les fidèles, se double d’une volonté permanente d’expliquer, et d’expliquer clairement. Gilles Le Muisit, là encore, fait figure de chantre d’un certain classicisme quand l’époque est aux fioritures et aux circonvolutions de la pensée. Comme toujours discret dans sa critique, il s’inquiète cependant des évolutions du genre du sermon :

Devos et plains sermons jadis on soloit faire Si k’on fasoit peckeurs de malisce retraire. S’amendoient adont moult de gent leur affaire. Or les fait on soubtieus, se vont aucun desplaire. On voet avoir sermons un pau subtantïeus, Et qui ne soient lonc sans ces mos precïeus1 (…).

La richesse du fond tend à se noyer dans la recherche de style et à se perdre dans les arcanes de la spéculation. On peut voir ici une allusion aux pratiques des frères prêcheurs, plus marquées dans leur style par la dispute scolastique. Le mot « soubtieus » est clairement péjoratif dans l’ensemble du Registre ; quand il y a une « soutuité », Gilles Le Muisit s’empresse de la lever. Le mot est difficile à traduire exactement dans la mesure où la « subtilité » est ici fondamentalement suspecte ; piège de langage ou problème d’interprétation, c’est plus un écueil qu’une finesse de style. Dans une pétition de principe de la lamentation, on trouve un peu les mêmes distinctions :

Cil qui sevent les esscriptures Par studÿers et par lectures Sevent chou que je ne sai mie ; S’en ay un pau de boine envie, Que chou qu’il sevent je ne sai ! Mettre me voel en un assay, Pour aucunes gens ensignier Et doctriner sans enginier.2

1

OM 505-510

2

La science, souhaitable et éminemment bénéfique, peut s’avérer dangereuse si l’enseignement se fait ruse ou tromperie. Gilles Le Muisit prétend rester simple, et si sa science se révèle inférieure à celle de certains clercs, il s’emploiera cependant à transmettre avec rigueur et clarté le peu qu’il sait. Cette intention se manifeste par la forme d’écriture même du Registre. Que le texte soit en octosyllabes, en alexandrins ou en prose, il obéit toujours à la même démarche : l’auteur introduit une sentence latine ou un verset de la Bible, rubriqués dans le manuscrit ; le paragraphe qui suit en est une traduction française suivie d’une glose plus ou moins développée. Le livre se déroule ainsi en une suite d’élucidations textuelles formant des dissertations par leur simple accumulation. C’est en fait la forme du sermon, ou dans le monastère de la « collation » des moines, réunion bi-quotidienne du couvent pour lire et expliquer la Bible : « cet entretien ou collation avait alors souvent pour thème un texte de l’Ecriture, ou de la Règle, ou de quelque écrit patristique. En tout cas, le lecteur désigné – un moine ou un enfant – met d’abord le passage qu’il va lire sous les yeux du supérieur, afin que celui- ci puisse préparer son commentaire ; puis il lit deux ou trois versets, jusqu’à ce que le supérieur l’arrête par le tu autem ; après quoi le supérieur ou celui qu’il en a prié explique la lecture 1». L’abbé de Saint-Martin de Tournai, quand il écrit vers 1350, a passé près d’un demi-siècle à ainsi expliquer la lettre de textes anciens, développer les images souvent mystérieuses du texte sacré, gloser oralement des versets, dans l’exercice assez libre et informel de la collation. Rompu à cet exercice fait d’improvisation et d’érudition, il a pu tout naturellement le reproduire au bénéfice des membres extérieurs à son chapitre, et cette forme d’enseignement lui était bien plus naturelle que la question ou la dispute scolastiques.