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1 La composition des érudits contemplatifs.

2. Considérations éthiques.

Le livre en français de Gilles Le Muisit se signale par une grande pudeur d’écrivain. Ce que l’on a remarqué à propos des comparaisons – odiose comparationes sunt – vaut pour l’écriture en général et même pour la pensée : nous ne lisons dans le Registre, en définitive, que ce qui a pu franchir la vigoureuse auto-censure que l’auteur infligeait à son texte. On ne peut pas tout dire quant on est un chrétien consciencieux, qui plus est quand on est un moine noir qui se défend des excès dans lesquels tombent parfois les frères. Le moine se caractérise aussi par la pauvreté d’esprit, librement choisie et qui n’empêche ni les études, ni une certaine curiosité, bornées cependant par quelques interdits.

a. Sancta simplicitas : rester humble face à la science.

Le Registre ne cesse d’affirmer la valeur de la science. Le savoir est précieux, plus que tout avoir terrestre, avec l’avantage de ne pas être exposé aux voleurs :

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Thresors es cieulz lassus, signeur, thesauriziés : La n’est enruïnyés ne de nul vier rongiés,

Pour fosseurs, pour larons, n’iert jamais eslongiés ; Chil thresor de cha jus sont ensi que songiés1 (…)

Le devoir pastoral des clercs était assuré à l’époque où les bons éléments qui fréquentaient les écoles pouvaient espérer un bénéfice à leur sortie ; les écoles sont donc considérées comme une excellente institution, et beaucoup de moines, à l’image de Gilles Le Muisit, les fréquentaient avant ou après leur prise d’habit. Nulle méfiance donc face au savoir, mais une certaine humilité, bien loin de l’arrogance que Gilles prête parfois aux dominicains et autres frères mendiants. Ces derniers avaient développé tout un réseau d’écoles et permis la naissance des méthodes scolastiques. Gilles Le Muisit semble en connaître certains ressorts, mais s’il les évoque, c’est toujours dans des passages critiques : certains sont soupçonnés de privilégier la logique formelle à la vérité, ou de se laisser aller à un orgueil démesuré sous prétexte qu’ils manient des idées complexes. On a relevé plus haut des passages où l’abbé se défend de telles pratiques. Il cite également une sentence de saint Paul que se répétaient volontiers les moines : « Scientia inflat, spiritus edificat; qui stat, videat ne cadat 2» ; dans cette opposition de l’intelligence et du cœur réside ce qui opposait souvent moines et frères. Jean Leclercq en arrive à parler de « théologie monastique » qui s’opposerait à la « théologie scolastique », tout en précisant bien qu’il s’agit de deux nuances de la théologie en tant que telle ; les deux milieux se fréquentaient et les échanges étaient nombreux. Seulement les moines préféraient toujours l’approche de la méditation, celle du cœur qui admire, à la vision scolastique qui selon eux cherchait à comprendre plus qu’à aimer. Les gens des écoles, dans leur manière de s’exprimer, poursuivaient une clarté passant parfois par des distinctions logiques d’une subtilité susceptible d’égarer voire « enginier3 » les auditeurs, alors qu’un saint Bernard vantait dans la langue biblique « une certaine pudeur, respectueuse des mystères de Dieu » et admirait « le tact et la discrétion avec lesquels Dieu a parlé aux hommes4 ». Le langage de la Bible, toujours poétique et simple, s’oppose aux « pro » et « contra » des gens qui cherchent à tromper :

Moult de gent dient pro, pluseur le contra dient ;

1 OM 245- 248 2 OM 412 bis. 3

« Pour aucunes gens ensignier / Et doctriner sans enginier », Lam 1349-1350.

4

Et se sont qui parolles sans raison monteplient1

Gilles Le Muisit se contente pour sa part de commenter ou d’expliquer la Bible, sans jamais chercher à poser des questions trop complexes ni proposer de disputes sur tel ou tel point. Les vers où il affirme son ignorance, pour laisser à plus savant que lui le soin d’affronter telle ou telle difficulté théologique, ou de corriger ses dires, sont en partie à replacer dans cette perspective : dans la lignée de pensée des cloîtres, la méditation et la prière apportent plus de réponses que les dissertations théologiques.

b.L’écrivain qui doit se taire.

Il est une sentence que Gilles Le Muisit emploie sous des formes variées à au moins quatre ou cinq reprises : « On dist que tous temps fait boin dou bien le bien dire2 ». Il y a comme une exigence de n’évoquer que ce qui fait l’unanimité face à une interdiction de critiquer. Le résultat est souvent un peu irritant à la lecture, l’auteur s’interrompant dans un développement par crainte de dire des choses qui ne soient pas agréables à ses lecteurs ou d’aller trop loin dans sa désapprobation, comme ici dans la Méditation (717-718) : « Or me faut chi uns boins taisirs : / Je ne di pas a tous plaisirs ». Il ne s’agit pas malgré les apparences d’une forme de lâcheté qui lisserait désespérément le Registre, mais bien plutôt d’un impératif moral :

On doit parler dou bien, dou mal on se doit taire, Qui ne voelt ascoutans au dire mal attraire3.

D’une part le bien doit être claironné, à titre d’exemple à suivre :

Dou bien doit on souvent dire des boines notes4

Mais d’autre part on ne doit pas souligner ce qui est mauvais, ce qui revient à s’abstenir de presque toute critique pour éviter que par contagion les auditeurs ne fassent de même, ce qui serait un péché contre la charité. L’auteur circonspect doit donc avancer 1 Beg 85-86. 2 OM 1 3 OM 115-116. 4 Non 125.

prudemment dans un compromis entre deux exigences assez inconciliables : exposer ce qui est louable quitte à insister lourdement car « Qui les biens set et ne les fait / A Dieu et a lui se meffait1 » , mais reculer et se taire dès que la réalité amènerait l’observateur à médire. Ceci amène l’auteur à généralement louer la prudence dans la parole, voire le silence :

Taisirs plus que parlers toutes gens priés aquoise2, C’est boin k’en sen parler cescuns bien se remire3.

Il en découle une situation assez improbable pour le moine écrivain, entre désir de s’exprimer et limites imposées par un devoir de charité et une certaine crainte face au pouvoir des livres. On a vu plus haut qu’il considérait volontiers les œuvres littéraires comme des vecteurs du choc pouvant amener au repentir ; ici ils sont des supports possibles d’une tentation maligne – celle de dire ou faire dire du mal. Aucun livre n’est donc anodin et l’écrivain a bien conscience de jouer avec le feu. On le voit parfois succomber au besoin de dire ce qu’il a pensé, mais trouver à cela une justification presque médicale :

Men coer dou tout esclarcirai, Taire ne me puis, si dirai. Je ne sai voir si grant martire Que celer chou k’on n’ose dire 4 .

Pose littéraire ou réalité psychologique ? L’abbé avoue plusieurs fois qu’il exprime enfin dans le Registre des pensées qu’il a longtemps retenues dans son cœur et méditées, qui doivent être exprimées faute de quoi elles se corrompent. Mais cette expression sera toujours limitée par la crainte de déplaire et de pécher.