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1 La composition des érudits contemplatifs.

3. Marques du style monastique : paradoxes et style oral.

Le bain culturel des monastères peut aussi expliquer en partie certains effets de style plus ponctuels que les grands procédés de composition signalés ci-dessus. 1 Med 69-70. 2 Mon 1395 3 Prol 312. 4 Med 781 – 784.

Certaines expressions remarquables n’appartiennent pas seulement à Gilles Le Muisit, malgré sa manière propre d’écrire : elles nous étonnent mais procèdent elles aussi de la manière toute particulière dont les moines maniaient les écritures sacrées et s’autorisaient la création littéraire.

Jean Leclercq, dans les passages que nous citons intégralement plus haut, remarque la composante physique de la lecture ou de la méditation des textes chez les moines. Tout le corps y participait, tout comme l’être entier du copiste tendait vers la main tenant la plume. Certains coutumiers allaient jusqu’à considérer la meditatio comme un exercice physique conseillé aux moines. De là ces paradoxes de langage que nous avons relevés – un moine peut sans heurter sa logique mentionner les « yeux » ou les « oreilles » du cœur, ou « goûter », au sens propre, les versets de la Bible. Mais c’est une notion encore un peu différente qu’appelle un vers curieux, juste après l’évocation du tableau en partie inspiré de l’Apocalypse de la fin du traité sur les moines. L’auteur y décrit un passage de l’âme sur un pont fragile au dessus d’une étendue d’eau menaçante ; d’un côté les élus, de l’autre les damnés. Gilles Le Muisit apostrophe ensuite son lecteur : « Taste dont que je veuc, moines, et bien t’avise 1» . « Goûte ce que j’ai vu »… La formule, savoureuse, rappelle en partie le vidi, « je vis », du texte de l’évangéliste ; il peut y avoir une source biblique. Reste un verbe « goûter » pour évoquer l’appréhension de l’image par le lecteur ; cela se justifie si l’on pense à l’attention totale qui est exigée par la lectio divina. Jean Leclercq propose cependant une autre interprétation pour ces évocations du goûter, dès qu’il s’agit de visée ou de vision eschatologique, chez les auteurs monastiques. Le désir de Dieu, but et en définitive pratique quotidienne des moines, les amenait à parler de la fin des temps en termes gourmands :

[L]e présent est un intérim. Cette conception est souvent formulée au moyen de deux thèmes (…). C’est d’abord celui de la prélibation, qui, une fois de plus, fait appel au vocabulaire emprunté aux sens, notamment à celui du goût ; cette prégustation engendre en l’âme une joie, une exaltation, une sorte d’ivresse (…).2

L’image leur était dès lors toute naturelle – comme celle des livres vus comme nourriture (« peuture ») de l’âme, ou comme l’ensemble des expressions paradoxales mettant côte à côte de notions que nous n’associerions pas. Les moines trouvaient

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Mon 1477.

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d’ailleurs un exemple de tels procédés d’expression dans la Bible qu’ils avaient si parfaitement intégrée.

Aux paradoxes s’ajouterait une certaine oralité du Registre. Des critiques ont parlé de « bonhommie » à propos de l’abbé, en raison de la tolérance qu’il montre envers certaines fautes, mais aussi à cause de certaines façons d’écrire, et pas seulement parce qu’il dictait : tous les moines écrivains le faisaient plus ou moins, dans un style souvent très scripturaire. Jean Leclercq note que dans ce monde de silence qu’était le cloître, les moines écrivaient pour parler, et leur manière de le faire s’en ressentait : même les sermons ne gardaient pas beaucoup de traces d’oralité ; le style écrit était leur langage familier. On relèvera d’autant plus aisément celles qui demeurent. Elles sont de deux types dans le Registre : expressions ponctuelles qui paraissent bien plus familières que le discours qui les entourent, et passages qui laisseraient à penser que le livre était lu à un public au fur et à mesure qu’il était composé. Dans les nombreuses petites formules dont l’aspect malicieux rompt avec le ton généralement docte de cet ouvrage, on peut signaler ce vers du traité sur les ordres mendiants voyant en Jésus « Pour boine bouche faire no seul vrai racateur1 » : le Christ est-il censé nous racheter dès que nous faisons bonne chère ? Il est souvent assez délicat de repérer un humour qui devait être bien redevable à des plaisanteries spécifiques aux monastères, habitués qu’étaient les moines à jouer avec le texte biblique2. On trouve ainsi une allusion à un juron qui était le seul permis à des gens qui s’interdisaient de prononcer le nom de Dieu en vain :

Le serment de boins moines il jurent : « Par nos botes ! », Assés plus que cil homme les femmes sont devotes.3

Ailleurs, une formule plaisante agrémente de sérieuses considérations sur la probité des religieuses : « De pierdre leur honneur si com keus signeurs doubtent 4».

Le Registre n’échappe à l’austérité absolue que par la combinaison de telles formules et des proverbes imagés que nous avons signalés plus haut et dont l’auteur est bien plus prodigue. Peut-être le Registre était-il lu à voix haute et en public au fur et à mesure qu’il était composé, ce qui lui confèrerait ce côté souvent tourné vers l’extérieur,

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OM 292.

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Voir, sur ces jeux mi-savants, mi-malicieux avec la lettre des textes sacrés, le chapitre consacré aux joca

monachorum dans Le Moyen Âge et la Bible, sous la direction de Pierre Riché et Guy Lobrichon, Paris :

Beauchesne , 1984, p. 264- 270.

3

Non 127-128.

4

que ce soit par l’emploi de tournures plaisantes ou drôles qui devaient interpeller un public plus ou moins lettré, par la constante mise en scène du dialogue que nous avons déjà évoquée, ou par des retours critiques curieusement incorporés à l’œuvre. Tout ceci peut se résumer à une pose d’écrivain, mais il faut se souvenir que les livres monastiques en général étaient bien souvent lus à un auditoire, en collation ou même lors de sermons adressés à l’extérieur de l’abbaye. Gilles Le Muisit évoque dans son coutumier une sociabilité des religieux de Tournai, qui se voyaient régulièrement ; les bénédictins visitaient les frères. C’était d’ailleurs une de ces occasions appréciées de manger de la viande, donc un rendez-vous convivial : « et pour le cause de car mangier, nuls ne pooit avoir congiet d’aler mangier en le ville, et n’estoit nuls congiés c’on y mangast (si n’estoit a le maison monsigneur le vesque, ou a freres meneurs a le fieste saint François, ou as saccois a le Saint Bietremieu) 1». Il pouvait y avoir des échanges pseudo-littéraires lors de ces visites, et l’abbé, en tant que prêtre, a très bien pu prononcer des sermons ou plus tard faire lire ses textes y compris aux nonnes et béguines. Bernard Guenée fait l’hypothèse de tels échanges pour les ouvrages historiques de moines :

Il n’est pas exclu qu’ils aient parfois eu l’ambition d’instruire un plus large public, comme le prouvent leurs œuvres en langues vernaculaires, moins rares qu’on ne le croit souvent. Mais d’une façon générale l’activité historique d’un moine s’inscrivait strictement dans le cadre de son monastère : il était encouragé par l’abbé et ses frères ; il écrivait pour eux ; il voulait leur servir des textes à méditer, mieux même, des textes qui pussent être lus à la « collation » ou au réfectoire.2

Rien n’exclut alors que l’abbé ait entendu des critiques et qu’il ait eu soit à s’arrêter de parler sur un sujet qui ne faisait pas l’unanimité, soit à apporter des corrections à son propre texte. Ceci explique toute la quatrième partie du Registre où l’on voit se dérouler comme des « droits de réponses » à des critiques – de la part des dames, de la part des hommes, de la part des compagnons de l’abbé. On trouve du reste déjà dans les « prologues » ou dans le « registre sur les religieux » des vers laissant à penser qu’une lecture effective avait lieu de temps à autre :

J’en ai parlet devant, s’en ai dit mainte cose, Or me dient aucun : comment parler plus ose ? Mais je ne voy nullui qui contre mi s’opose,

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Et 204-208.

2

Parler de boines gens certes on s’i repose.1

Ces lectures publiques expliquent bien la façon qu’a l’auteur de s’adresser dans chaque pièce à un lectorat ou auditoire spécifique. Le Registre forme visiblement un tout, mais chacune de ses parties a pu constituer un « miroir » autonome et lu en tant que tel, tantôt aux moines, tantôt aux religieuses, tantôt aux béguines ou aux frères. De là viennent les apostrophes, les justifications, les scrupules ; de là viennent aussi certains procédés typiques du sermon prononcé ou des gloses proposées en collation, comme par exemple le découpage en plan explicite de certains développements. Gilles annonce ainsi régulièrement des « parties » fondées sur des divisions numériques à visée mnémotechnique : l’orateur doit se donner les moyens de suivre son projet de discours, et permettre à ses auditeurs qui ne prennent pas de notes de le retenir. Ce travail essentiellement oral de la mémoire a été remarqué par Jean Leclercq :

Il y a ainsi deux Avents, deux amours, deux éperons, deux pieds de Dieu, trois degrés dans l’obéissance, trois sortes de calices, de chevaux, de lumières, quatre animaux, quatre pains, quatre empêchements à la confession, et ainsi de suite. (…) Cette façon de numéroter les différents « points » du sermon en facilite la mémorisation pour l’auteur qui va parler – si les points sont écrits d’avance, pour l’auditeur qui doit noter – s’ils sont écrits ensuite, pour tous ceux qui voudront plus tard y réfléchir : ils y trouveront des « points de méditation ». 2

On pense bien sûr à la lamentation : cinq sens, dix commandements, sept péchés capitaux, ou au traité sur les ordres mendiants avec ses trois « ordres » de religieux3, tous énumérés successivement et introduits par des ordinaux ; la rigueur de la démonstration était ainsi pleinement intelligible dans une situation d’exposé oral. Il peut certes s’agir d’un automatisme chez quelqu’un qui a pratiqué le sermon toute sa vie ; on peut cependant imaginer que l’auteur, incapable de lire lui-même à un public ce qu’il faisait écrire, pouvait le faire lire par un tiers et recevoir directement ou indirectement des réactions d’auditeurs. C’est invérifiable ; toujours est-il que le style du Registre fait la part belle aux procédés oratoires vivants du sermon et que ceci lui apporte une certaine force de conviction.

1

Mon 1220-1224.

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Jean Leclercq, op.cit., p. 163.

3

Livre décevant si on le lit avec des attentes trop académiques, le Registre de Gilles Le Muisit se présente finalement comme un outil dont l’utilité revendiquée n’empêche nullement la qualité littéraire. Cette œuvre toujours rigoureuse d’un moine rompu aux exercices sur des textes, mais habitué surtout à beaucoup méditer avant de s’exprimer – « Une matere m’est venue ; / En men coer l’ay lonc temps tenue1 » - s’emploie avec délicatesse à redresser son prochain tout en évitant une oisiveté blâmable à son auteur ; ce dernier se permet tout doucement d’écrire en français sur des matières moins sérieuses et plus subtiles – donc plus dangereuses – que les événements des chroniques en latin, et les longs « prologues » sont là pour justifier l’entreprise aux yeux de tout le monde. Saint Bernard, lui aussi, avait profité d’une maladie le mettant dans l’impossibilité de mener ses activités d’abbé pour composer un sermon en l’honneur de la Vierge2 ; il n’est pas interdit de penser que Gilles Le Muisit ait suivi cet illustre exemple, étant lui aussi un abbé éloigné des « affaires » par sa cécité. Œuvre utile, œuvre pour se distraire, le Registre était nécessairement tiré entre des motivations différentes, ce qui lui donne son aspect souvent déroutant ; il l’était sans doute beaucoup moins chez ses premiers lecteurs, moines logiquement habitués à lire les livres de leurs collègues. On ne peut guère en effet occulter la couleur monastique de l’écriture de Gilles Le Muisit, que ce soit dans la composition, les motivations ou certains effets de style ; son œuvre est exemplaire de ce que décrit Jean Leclercq qui pourtant ne l’a pas lue. Il y a trop de points communs entre les différents ouvrages nés du même milieu, surtout quand ce milieu est aussi cohérent et en quelque sorte coupé des influences extérieures qu’un cloître, pour que nous persistions à vouloir forcer le Registre dans des catégories génériques qui ne sont pas les siennes : il est normal que son auteur compose par réminiscences, traite ses sujets tantôt à la troisième personne, tantôt à la seconde sur le mode de l’exhortation ou qu’il aime les paradoxes et les oxymores en se refusant aux comparaisons. L’abbé de Saint-Martin est par ailleurs très clair, et sans doute sincère, dans ses constantes justifications de sa façon d’écrire. Il a laissé un livre qui doit tout au

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Med 183-184.

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Jean Leclercq, op.cit., p. 164 : « C’est précisément parce qu’il est, en raison de sa santé, séparé de la vie commune pour un temps, que Bernard veut profiter de ce loisir pour parler de la Vierge, loqui videlicet : ne pouvant prêcher, il parlera par écrit. ».

hasard, mais considéré comme le résultat indirect d’une volonté divine par son auteur ; le plaisir de l’écrire est donc subordonné au service de Dieu, ce qui n’a rien de contradictoire pour un moine dont la meditatio quotidienne procède finalement du même mécanisme. Nous lisons donc un livre moral qui est un ouvrage de loisir, plein de fantaisies littéraires dans l’austérité de son propos ; paradoxe pour nous, mais dans la droite ligne du mode de pensée de son auteur.