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Le recours au design par les administrations territoriales : au-delà de l’impératif d’innovation

tournant créatif ou nouvelle forme de rationalisation ?

3. Le recours au design par les administrations territoriales : au-delà de l’impératif d’innovation

On esquissera ici l’hypothèse selon laquelle le design est devenu un instrument d’action publique car perçu par les managers publics comme un moyen d’optimiser la réponse à une équation inédite dans la conduite de l’action publique. Cette équation se compose de quatre dimensions auxquelles la démarche design semble faire simultanément écho : le tournant participatif de l’action publique ; l’injonction à des démarches intersectorielles ; l’ouverture à l’expérimentation ; la capacité à proposer des solutions rapidement, voire à moindre coût. Le premier terme de l’équation que doivent résoudre les managers publics tient dans le tournant participatif. L’amélioration de la relation à l’usager a été largement étudiée sous l’angle démocratique. Mais ce qui anime les réflexions actuelles des administrations territoriales est la co-conception avec les usagers (Ozdirlik et Terrin, 2015) et notamment la co-conception des services publics (Sorensen et Torfing, 2012). Leurs motivations sont triples : la recherche d’une proximité toujours plus grande à l’usager comme impératif politique, la visée d’une meilleure performance et comme dans le secteur privé, une représentation de l’usager comme levier d’innovation. Pour les managers publics cela se

3 Pour une lecture complémentaire des formes et motifs de cette pluridisciplinarité se reporter à Weller et Pallez,

traduit par une interrogation sur les méthodes de co-conception. Or, le design est précisément une discipline de la conception qui met au cœur de sa pratique la relation à l’usager. Les designers revendiquent ce savoir-faire et l’affichent comme une caractéristique type de leur méthode d’intervention, ce que l’on retrouve dans les programmes de formation des filières de design industriel ou des arts décoratifs et appliqués. Le deuxième terme de l’équation à laquelle sont confrontés les managers publics porte sur l’injonction au déploiement d’une action publique transversale donc intersectorielle. L’action publique territoriale est organisée en secteurs d’action – éducation, culture, transport, urbanisme, développement économique, environnement … – et les politiques publiques sont élaborées et mises en œuvre par des directions sectorielles autour desquelles sont structurées les administrations territoriales. Cela s’explique : chaque secteur d’action publique correspond, au niveau central et territorial, à un système d’acteurs, de financement, législatif et règlementaire… à chaque fois spécifique. Or, aujourd’hui domine l’idée selon laquelle une des clés de l’efficacité tient dans la capacité à conduire une action publique intersectorielle, à la fois en réponse au contexte d’austérité des finances publiques qui appelle à la mutualisation mais aussi, comme conséquence du référentiel du développement durable qui interpelle une vision beaucoup plus intersectorielle de l’action. Il s’ensuit que la capacité à faire coopérer des agents qui portent des logiques sectorielles hétérogènes est perçue comme une condition de l’efficacité de l’action publique. Les designers concourent à relever ce challenge par leur savoir-faire en matière d’animation de la conception collective. Ce savoir-faire est adossé à leur art de la représentation visuelle, support d’intermédiation entre acteurs et instrument du « co-concevoir ». Le troisième terme de l’équation vient de la relation nouvelle que les administrations territoriales entretiennent avec l’expérimentation. Jusqu’à la première moitié des années 2000 l’idée même d’expérimentation était inenvisageable pour les acteurs publics au nom du principe constitutionnel d’égalité de traitement entre administrés. Or, depuis 2003 et 2004 la constitution et la loi ont introduit un droit à l’expérimentation pour l’action publique. Depuis la décennie 2010 c’est même devenu l’une des rhétoriques clés des administrations. Il s’agit d’une rupture forte avec la tradition de l’action publique française face à laquelle les agents sont démunis. S’il est, à ce stade, difficile d’affirmer le design comme instrument d’innovation publique, c’est en revanche un instrument de l’expérimentation via sa pratique du prototypage. Enfin, le quatrième terme de l’équation tient dans la contrainte d’austérité des finances publiques et dans l’injonction des élus à mettre en œuvre des solutions rapides et économes. Les designers interviennent dans le cadre de contrats qui peuvent être peu couteux, en dizaine de milliers d’euros, parfois moins de cinquante mille dans notre échantillon, pour développer des expérimentations de co-conception de services publics, avec des usagers, et débouchant sur des prototypes visant à tester le service imaginé. En somme, ce que le designer sait faire « vite et pas cher » tient précisément dans la combinaison des trois premiers termes de l’équation. On comprend que cela attire les managers publics confrontés à une équation à laquelle ils n’ont pas été préparés.

Cet article fait donc l’hypothèse que, au-delà de la seule injonction à l’innovation publique, les designers développent des méthodologies perçues comme des réponses à une équation inédite pour les administrations. Elle conjugue quatre dimensions centrales du renouvellement des conditions de production de l’action publique : l’impératif participatif et le passage de la figure du « public » à celle de « l’usager » ; la capacité à conduire des actions transversales et inter sectorielles qui interpellent des démarches de coproduction ou de co-conception entre agents ; l’introduction récente d’un droit à l’expérimentation face auquel les administrations se retrouvent à la fois interpelées et démunies ; l’austérité des finances publiques qui incite à la recherche de nouvelles formes de rationalisation économique. Nous avons pu évoquer ici des compétences et méthodes qui, du point de vue

des acteurs publics, apparaissent adaptées aux conditions actuelles de leur activité : savoir- faire de la relation à l’usager et à l’usage ; art de la représentation visuelle ; prototypage et pratique de l’expérimentation. Toutefois si l’engouement est incontestable, la difficulté de ces pratiques à s’ancrer dans les administrations qui les ont expérimentées l’est tout autant. Cette double observation appelle un travail longitudinal pour mieux apprécier la pérennisation – ou non – de ces nouvelles formes d’action publique ou, peut-être, leur transformation. Enfin la question reste posée de savoir si les expérimentations en cours sont une alternative ou une continuité, même renouvelée, aux réformes managériales et modernisatrices que connait l’administration française depuis une trentaine d’années. Question que se posent, à leur façon, les designers eux-mêmes, soulignant et regrettant d’apparaitre comme les praticiens d’un « comment faire mieux avec moins »4.

Bibliographie

Arab N. (2017), « Du projet à la politique publique, jusqu’où le design est-il un instrument d’action publique ? » Communication au séminaire Les promesses du design, ENSCI, Paris. Abrassart C., Gauthier Ph., Proulx S. et Martel M.D. (2015), « Le design social : une sociologie des associations par le design ? Le cas de deux démarches de codesign dans des projets de rénovation des bibliothèques de la Ville de Montréal » Lien social et Politiques, n° 73, p. 117-138.

Coblence E. et Pallez F. (2015), « Nouvelles formes d’innovation publique. L’administration saisie par le design », Revue française de gestion, vol. 41, n° 251, p. 97–114.

Coblence E. et Vivant E. (2017), « Le design est-il soluble dans l’administration ? Trois trajectoires d’institutionnalisation de l’innovation publique », Sciences du design, 2017/1, n°5, pp. 52-68.

Djellal F. et Gallouj F. (2012), « L'innovation dans les services publics », Revue française

d'économie, 2/2012 (Volume XXVII), p. 97-142.

Ozdirlik B. et Terrin J.J. (dir.) (2015), La conception en question. La place des usagers dans

les processus de projet. La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube.

Sorensen E. et Torfing J. (2012), « Introduction : collaborative innovation in the public sector », Innovation Journal, 17 (1).

Szostak-Tapon B. (2006), « La profession de designer. Une source légitime de créativité ».

Revue Française de Gestion, n°161, février, pp. 126-137.

Weller J.M. et Pallez F. (2017), « les formes d’innovation publique par le design : un essai de cartographie », Sciences du Design, 2017/1, n°5, pp. 32-51.

Les applications mobiles culturelles et leurs publics :