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Paradigme contemporain de l'économie de la création, la créativité comme enjeu de mise en visibilité du territoire local

2. Trois modèles idéaux-typiques de la rencontre entre clusters culturels et projets de territoires

Malgré leur forte hétérogénéité et avec le souci de les suivre et les comparer dans leur diversité et leurs dynamiques, nous proposons trois modèles socio-économiques des conditions de la territorialité/sation d'activités culturelles dans un contexte idéologique dominé par l'économie créative. L'objectif est de caractériser les implications, en terme d'organisation interne au réseau local d'acteurs de l'économie culturelle, de cette nouvelle forme de leur institutionnalisation via un dispositif de cluster et, de fait, de leur inclusion dans une stratégie, ou des tactiques, de valorisation du territoire. Pour cela, nous concentrons nos observations, par entretiens semi-directifs et analyse sémantique de corpus réalisés au printemps 2016, sur huit clusters musicaux français, qui ont été matériellement intégrés à des actions d'aménagement du territoire et d'urbanisme (Harvey, 2001 : p. 355), dans le cadre de stratégies de requalification urbaine. Trois de ces trois clusters, qui se situent à Nantes (Trempolino, sur l'Ile de la Création), Saint-Etienne (Culture et coopération, sur le site de La Manufacture), et Toulouse (MASphère, sur le quartier Borderouge), sont spécifiquement intégrés à des stratégies de développement de territoires créatifs.

Sous des formes singulières et variables dans le temps, ces clusters constituent les lieux de conjonction de plusieurs dynamiques locales (un réseau local d'acteurs économiques d'un secteur d'activité singulier, des orientations institutionnelles de construction d'un territoire) et globales (polarisation économique des métropoles, domination d'un paradigme de la créativité et de l'innovation). Le dispositif de cluster musical a ainsi pour mission la mise en concordance d'un faisceau d'hétérogénéités : les parcours, métiers, objectifs, modes de faire et d'organisation des entrepreneurs, au sein d'industries en mutation (Bouquillion et Le Corf, 2010), les attentes et cadres de référence d'acteurs locaux sur le territoire, les attentes, plus ou moins explicites, des institutions, collectivités locales souvent financeurs, voire investisseurs dans des infrastructures et architectures remarquables.

2.1. Un modèle fédératif, dominé par les acteurs culturels

Les émergences de Trempolino (Nantes), de Culture & Coopération (Saint-Etienne) ou du cluster MASphère (Toulouse) relèvent majoritairement de ce premier modèle idéal-typique. Celui-ci repose sur un projet de cluster qui relève d'une initiative concertée des acteurs économiques culturels (entreprises, associations, indépendants). Il prolonge ainsi une

dynamique ancienne d'organisation locale d'acteurs culturels. La création du cluster est principalement motivée par des effets de mutualisation pour la réduction de charges et le développement de nouveaux services aux entrepreneurs (formation, prospection commerciale, groupements d'employeurs) et, potentiellement, de projets collectifs. Si les membres du cluster produisent parfois des événements locaux, ils cherchent aussi à entretenir et développer des réseaux d'acteurs culturels, locaux, nationaux ou internationaux. Le dispositif de cluster apparaît ainsi susceptible de renforcer les coopérations au sein d'un réseau local d'acteurs, leur qualification économique et leur mise en visibilité. Au sein des institutions, le cluster reste principalement intégré aux politiques de développement culturel. 2.2. Un modèle institutionnel, dominé par un projet de construction du territoire

Les créations du Damier, initié par Le Transfo, Agence culturelle de la (ex)région Auvergne, du Mila (Paris) peuvent être lues majoritairement sous cet idéal-type. Le cluster relève en effet de l'initiative dominante d'institutions locales. Le cluster constitue un objet de politiques publiques, notamment pour la valorisation du territoire. Plusieurs de ces dispositifs observés ont d'ailleurs été engagés grâce à l'opportunité de politiques nationales, dont l'appel de l'ancienne Datar1 pour la création de grappes d'entreprises en 2011.

En l'intégrant à des stratégies d'action publique, cet idéal-type pose le cluster culturel en outil qui participe à des dynamiques de requalification urbaine, de gentrification (Grésillon, 2002), ou de valorisation foncière. Davantage que sa fonction économique au sein d'industries culturelles, le cluster représente pour les institutions un espace de concentration de ressources productives et d'énonciation du territoire pour sa distinction. Il a une fonction fortement signifiante dans l'objectif institutionnel de promotion d'une marque territoriale. Sont ainsi priorisées sous cet idéal-type les externalités positives du cluster, notamment la capacité de ses membres et des infrastructures qui matérialisent leur fédération spatiale à produire localement de l'événementiel à fort « potentiel identitaire » (Chaudoir, 2007, p. 4), à assurer l'animation et la mise en visibilité du territoire. Le cluster est intégré dans un projet plus global de création du territoire pour sa distinction. Les discours et actions de communication, produits par les équipes du cluster comme par les institutions, occupent une place centrale dans ces processus.

Sous ce modèle institutionnel, le cluster ne constitue que partiellement une réponse aux besoins économiques des acteurs des industries culturelles, souvent mêlés à ceux relevant des industries créatives. Ces modalités de développement et de reconnaissance du dispositif apparaissent susceptibles de constituer un obstacle ou un frein à la dynamique de structuration locale des acteurs culturels pour leur qualification. La puissance publique « a érigé la culture comme partie-prenante d’une économie plus largement créative (…), ce qui a appauvri la densité des pratiques culturelles. Nous nous asphyxions et nous perdons tout repère pour penser la culture », écrivait en 2016 le Directeur de Culture & Coopération, à la Secrétaire d’État à l’Économie Sociale et Solidaire. D'ailleurs, au sein des institutions, les interlocuteurs du cluster ne relèvent souvent plus des politiques culturelles mais du développement local ou économique.

2.3. Un modèle patrimonial, pour une mise en intrigue historique du territoire

Les clusters Culture et Coopération (site de La Manufacture à Saint-Etienne), Trempolino et Stereolux (site de La Fabrique sur l'Ile de Nantes) peuvent être lus sous cet idéal-type dominant. Ici, le cluster se caractérise par son implantation, souvent via une architecture remarquable, sur un site patrimonial. Ce site est lui-même l'objet d'une revitalisation, notamment dans le cadre d'un projet de quartier créatif. La création du cluster est dominée

par les institutions et/ou aménageurs, sous forme de partenariats Public/Privé, et sous la conduite de Sociétés d'économie mixte ou syndicats dédiés.

Le cluster, ses acteurs et leurs activités qui relèvent des industries culturelles sont incorporés à un processus matériel et symbolique de « naturalisation » d'événements historiques et de récit du territoire. Ils constituent des signifiants qui participent d'un projet de mise en intrigue, de production d'un sens nouveau pour le territoire, qui vise à rendre lisible et visible son histoire au regard de stratégies de distinction d'ambition internationale. La Manufacture stéphanoise accueille d'ailleurs, aux côtés du cluster musical, la Cité du Design2. Sous cet idéal-type, le cluster culturel participe donc d'une stratégie institutionnelle et foncière de vivification symbolique d'un territoire local. Comme l'atteste Nantes et son Ile, le tourisme culturel constitue un axe fort du développement du territoire (McGuigan, 2005). Les acteurs culturels côtoient ainsi un ensemble hétérogène d'acteurs économiques. Si cet environnement est susceptible d'offrir aux entrepreneurs culturels des opportunités de diversification de leurs partenariats, il constitue également un risque fort de perte de la reconnaissance de leurs spécificités. Les acteurs de marges ou aux pratiques émergentes sont d'ailleurs souvent exclus de ces dynamiques, ce qui induit une dé-structuration des réseaux locaux d'acteurs culturels. Au sein des collectivités, la gestion du site ou quartier patrimonial est déléguée à un aménageur foncier. Le cluster culturel et ses membres perdent alors leurs interlocuteurs en charge des politiques culturelles ou économiques.

3. Conclusion

Les modalités de développement de clusters culturels sur des territoires créatifs relèvent principalement des modèles institutionnel et patrimonial. Dans le cadre de dynamiques dominées par les institutions, les spécificités économiques de leurs projets apparaissent peu prises en compte, au profit de leurs externalités, matérielles et symboliques. Ces dispositifs territorialisés se caractérisent par une évolution forte de leurs modes d'organisation, d'action et de coopération avec les acteurs publics du territoire. Un glissement s'opère vers une action publique « transversale », finalement dépolitisée sectoriellement, qui juxtapose et concentre spatialement des acteurs hétérogènes. Ce processus a pour vocation la valorisation du territoire, via le foncier ou via une mise en visibilité de sa vitalité « créative » (Grésillon, 2014). Sur des quartiers en reconversion ou sur des sites patrimoniaux, les entrepreneurs culturels deviennent, du fait même de leur fédération spatialisée en un cluster, des signifiants mis en intrigue dans un récit du territoire. Celui-ci, qu'il vise à arguer de sa modernité ou à redynamiser la richesse d'une histoire locale, constitue un processus de construction identitaire. Les valeurs et notions propres aux modèles de territoires créatifs et aux théories de l'innovation s'en trouvent ainsi auto-justifiées par l'action publique.

Les clusters observés et leurs équipes d'animation peinent à maintenir un rapport de forces équilibré avec leurs partenaires institutionnels et locaux. Alors que ces dynamiques locales offrent souvent des opportunités de diversification, la reconnaissance par les institutions des singularités des économies de la culture deviennent des objets de luttes, ou de tensions fortes. L'inclusion du territoire dans la diversité des projets économiques des acteurs culturels devient un objet de frictions en interne, voire de ruptures ; en partie pour de telles raisons, l'association porteuse du cluster Culture&Coopération a cessé ses activités en novembre 2016.

L'enjeu de quête et d'animation d'objets frontières (Star et Griesemer, 1989) entre le cluster et ses partenaires s'est complexifié avec le « tournant créatif » observé dans les politiques et

modalités d'actions publiques (Vivant, 2012). Cette problématique de gouvernance, dans les clusters comme au sein des institutions rend fondamentale la présence et l'activité de « leaders » et de « passeurs » (Rychen et Zimmermann, 2006). L'évolution, souvent trop peu concertée, des cadres de référence des politiques publiques envers les acteurs culturels apparaît susceptible de rompre un ensemble complexe et fragile de pratiques et modalités de collaboration. Concomitamment à l'affirmation par la Ville de Nantes d'une forte ambition de visibilité internationale par la culture et la création, de profondes tensions se sont développées entre les équipes et le dirigeant fondateur de Trempolino. Les attentes des acteurs publics, qui avaient jusqu'alors nourri le projet de ce réseau territorial d'acteurs culturels, leur sont devenues peu lisibles et, en partie, contradictoires avec leurs propres besoins. Rappelons ici que les acteurs émergents de ce réseau n'ont pas disposé d'espaces et infrastructures dédiés sur le site de La Fabrique. Plus globalement, la valorisation de la « créativité » par les institutions induit des risques forts de rupture de dynamiques anciennes d'organisation des acteurs culturels du territoire et de projets entrepreneuriaux singuliers relevant des industries culturelles.

Sous des formes toujours différentes mais selon des principes communs, le développement des clusters culturels sur des territoires créatifs s'opère donc dans un affaiblissement, voire une perte, de la priorité culture/économie au profit de la recherche de valorisation foncière, du déclenchement ou du renforcement de processus de gentrification, du développement de l'attractivité, notamment touristique. Enfin, en interne aux clusters, peu de projets collectifs et de coopération économique entre acteurs de franges ont été relevés qui constitueraient des réponses aux défis économiques et industriels auxquels ils sont confrontés. A l'inverse, dans une certaine cohérence avec des dynamiques globales qui relèvent de l'idéologie créative et de formes contemporaines du capitalisme, les groupements d'employeurs développés au sein des clusters culturels renforcent ces organisations précarisantes et n'apparaissent pas constituer des initiatives socialement innovantes d'organisation du travail.

La mobilisation de trois idéaux-types permet, tout en mettant en évidence leurs singularités, de caractériser quelques enjeux forts de la spatialisation, sous forme d'un cluster, d'acteurs culturels locaux qui relèvent de franges au sein des industries culturelles. Le « tournant créatif », du moins tel que mis en œuvre dans les métropoles françaises observées, apparaît ainsi constituer potentiellement un « virage dangereux » pour les réseaux locaux d'acteurs des industries culturelles. Régies par des rapports de force et une capacité mutuelle à animer des objets frontières nouveaux, les modalités de coopération entre ces acteurs et les institutions locales apparaissent subir une profonde refondation, sur la base de cadres de référence où la valorisation du territoire prime sur les spécificités économiques des acteurs des industries culturelles. L'objet de l'action publique devient moins le soutien ou la promotion de la production de biens culturels, notamment s'ils relèvent de pratiques ou esthétiques émergentes, que l'intégration des acteurs culturels dans un récit du territoire qui vise sa propre distinction sur des marchés internationaux et concurrentiels, dans le cadre d'une idéologie dominante, voire hégémonique (Garnham, 2005), articulée autour des concepts consensuels d'« innovation » et de « créativité ».

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