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La question de la transposabilité des jeux dans la formation pour adultes : enjeux de créativité et jeux de rôles pour managers

Emmanuelle SAVIGNAC CERLIS, Université de la Sorbonne nouvelle emmanuelle.savignac@uni-paris3.fr

Résumé :

Sollicités depuis longtemps dans les organisations de travail, les jeux tiennent une place importante dans les actions d’intercompréhension, de formation, d’entrainement ou de

teambuilding. Cette communication se propose de restituer l’analyse de jeux de rôles pour

managers et d’y interroger la part laissée à la créativité. Les théories du jeu, qu’elles soient issues des études en éthologie, psychologie ou sciences de l’éducation, posent le jeu comme espace d’expérimentation, de développement, de transposition ou de re-création de soi ou du monde. Qu’en est-il des jeux dont l’objet est le rôle des managers ? Y est-il question de créativité dans des dispositifs intégrant à la fois simulation (référence à un modèle) comme rôle (à entendre comme « statut » ou comme création intégrée et adaptée à l’interaction) ? Sera confronté ici d’une part ce que les théories sur le jeu entendent par cette potentialité créative qui lui serait propre, à d’autre part ce que les praticiens du jeu en entreprise font aux pratiques ludiques quand ils font jouer les managers.

Mots-clés :

Roger Caillois dans « Des jeux et des hommes » s’amusait du fait que « le garçon qui joue au cheval ou à la locomotive ne se prépare nullement à devenir cavalier ou mécanicien » mais ajoutait que « le jeu ne prépare pas à un métier défini, il introduit à la vie dans son ensemble en accroissant toute capacité de surmonter les obstacles ou de faire face aux difficultés » (Caillois, 1967 : 21).

Il existe un consensus, des éthologues aux pédagogues en passant par les psychologues que le jeu développe, fait grandir et évoluer, porte la capacité de développer des forces adaptatives à soi, aux autres, au monde. Ce pouvoir du jeu à faire créer des réponses et attitudes adaptées ou congruentes à la situation vécue en fait un objet privilégié des formations d’adultes usant de jeux de simulation et de rôles à des fins d’entrainement, d’apprentissage, d’intercompréhension, de sensibilisation, etc.

Posé comme plaisant, le jeu est pensé alternativement comme vecteur d’apprentissages, contexte pour ceux-ci ou encore comme générant des conditions favorables à ces apprentissages (Brougère, 2005). Dans un mouvement de rapprochement entre structure du jeu et process de travail, il est aujourd’hui considéré par les designers tenants de la gamification comme un « hard work » (Mc Gonigal, 2011) générant un investissement (presque) sans limites et un fort état de concentration. Le jeu, enfin, aurait la propriété de faire se rencontrer le « formel de la règle avec l’informel de l’expérience » (Brougère, 2005 : 134).

Si l’on considère les formations et les jeux en entreprise, à quoi prépare le fait de jouer à être un manager quand on est, de surcroît, déjà manager ? Le jeu, ici, exerce-t-il d’autres capacités telles que soulignées par Caillois (1967) ? Ou consiste-t-il à réviser un « rôle » (et dans ce cas, lequel ?) de ce que serait être un manager référé ici comme « modèle ». On se demandera quelle est, dans le contexte de l’entreprise, la performativité du jeu qui, en donnant un rôle de manager, prépare aux aléas de la vie.

Notre travail mobilise un matériau composé de jeux de rôles lors de formations (« mises en situation »), de productions de compagnies de théâtre d’entreprise (scénettes pour séminaires, formations), de jeux d’inversion de rôles (reversal days). Ce matériau a été recueilli selon la méthode de l’observation participante, par observation directe, entretiens et analyse de corpus audiovisuels.

La communication s’organise autour de deux axes de réflexion :

- Le paradoxe entre l’injonction à expérimenter et celle de jouer un/son rôle - La relation entre jeu, fiction et créativité

Le paradoxe entre l’injonction à expérimenter et celle de jouer un/son rôle

Un paradoxe est posé entre la dimension expérimentale du jeu où l’on peut supposément expérimenter sans risque dans le cadre ludique et la conception du rôle observée lors des formations par jeux de rôles. Si l’on en revient à des auteurs comme Winnicott (1971), le jeu est un espace, pour le très jeune enfant, de création de soi et de sa relation aux autres et au monde. Il est cet « espace potentiel » où il devient possible de symboliser et de se penser comme sujet. Winnicott pose en cela le jeu comme acte de création.

L’argument de la créativité est un argument mobilisé par les formateurs et intervenants utilisant le jeu de rôles à des fins de travail considérant que, au sein du cadre du jeu, il est possible de penser les situations et aussi de tenter d’autres manières d’agir.

Cette façon de concevoir le jeu se pose de manière paradoxale avec la façon dont est pensé le rôle lors des observations que nous avons effectuées. Nous rappellerons la nature antagonique des définitions qui en sont faites dans les théories de SHS : le rôle d’une part comme un « statut », au sens « tenir son rôle » qui est ici un rôle social (Linton, 1936) et d’autre part (Mead, 1934), le rôle comme une performance se créant en relation avec autrui, avec l’histoire, le contexte immédiat, ses objectifs propres.

Dans les sessions de jeu de rôles observées, ce qui est demandé aux managers renvoie à ce que nous pourrions appeler les règles du métier (d’encadrant). Ce renvoi à la norme s’effectue de deux manières principales :

• Par les formateurs ou les acteurs (théâtre d’entreprise) qui vont jouer des rôles « déviants », c’est-à-dire d’individus dépassant ce qui va être considéré comme des « limites » dans les relations professionnelles, par exemple celles entre un cadre et un collaborateur : crier, pleurer, faire acte de mauvaise foi ou de provocation. C’est sur la base de cette « déviance » que le groupe sera conduit à réagir et à construire des réponses et des solutions jugées adéquates par le groupe et le formateur à la situation. Le participant au jeu de rôles, bousculé par les réactions inattendues de son vis-à-vis (acteur ou formateur) va devoir tenir ce qui sera jugé par le groupe comme son « rôle » de manager et également ne pas perdre la face – et en particulier la face liée à son statut, ici hiérarchique - en se laissant déstabiliser ou dominer par l’acteur trublion. Il y a ici combinatoire d’un rôle tenu et à maintenir, en composant avec les aléas liés à l’interaction ;

• Par le dispositif de ces jeux de rôles où une scène est jouée avec l’un des participants puis commentée – phase communément dite de debriefing – voire rejouée ensuite par d’autres participants. S’observent dans ces situations des opérations correctives successives où le groupe s’accorde d’une part sur ce qui convient et ne convient pas non seulement au niveau d’une action jugée efficace, pertinente ou adéquate à la situation (de recadrage, de négociation etc.) mais aussi, d’autre part, sur le rôle tenu ou non par le manager mis en situation de tension (collaborateur difficile, négociation ardue).

La relation entre jeu, fiction et créativité

Un second lien entre ces jeux de rôles en entreprise et la question de la créativité, repose sur la dimension fictionnelle du jeu de rôles : le propre du jeu de simulation (mimicry de Caillois, 1967) est qu’il introduit, de manière simultanée, un cadre réel et un cadre fictionnel (Bateson, 1977 ; Goffman, 1991). Ce qui est joué est une fiction mais en référence à une situation réelle : un collaborateur faisant un burn-out, une négociation complexe… Il nous parait intéressant d’interroger de quoi est faite cette fiction dans les jeux de rôles professionnels et, suivant l’image des règles de transformation du territoire à la carte (Korzybski repris et développé par Bateson, 1977), de tenter de discerner de quelles nouvelles réalités le jeu est-il créateur. Je propose d’extraire ici trois de ces transformations/créations par le jeu : la

• La temporalité : un temps sans épaisseur. Dans le cas de jeux d’inversion des rôles où il est proposé au manager de prendre la place de son subalterne, les formats « d’immersion » proposés sont sur quelques heures à une journée (le supérieur enchainant dans ce dernier cas plusieurs postes). Dans ce contexte, il est difficile par exemple d’expérimenter ce qui ressortit de la routine ou de l’usure liée à la répétition de la tâche (ménage, manutention). Un second biais temporel perceptible cette fois ci dans les sessions de jeux de rôles lors de formations destinées aux cadres repose sur l’absence d’historicité des relations entre les vis-à-vis des jeux de rôles. Le « problème » (une personnalité difficile, un burn out) est joué ex-nihilo sans avoir la possibilité de le moduler selon l’histoire relationnelle des protagonistes : ont-ils déjà connu de tels échanges ? Des changements dans l’entreprise expliquent-ils les comportements, etc. ?; • L’homogénéité : une simplification des contextes sociaux. Cette transformation entre

cadre de référence et cadre de jeu (fictionnel) s’observe notamment lors des sessions de formation par jeux de rôles où les populations formées sont homogènes. Si un cadre peut alors jouer un subalterne face à un autre cadre, c’est depuis sa place de manager qu’il le jouera. L’hétérogénéité des points de vues inhérente au métier, au statut hiérarchique et également au sexe ne trouve pas de restitution dans ces modélisations ;

• L’explicitation : une verbalisation permanente de l’action et des jugements. L’univers du jeu de rôles est un univers qui bénéficie d’une part de transparence dont ne bénéficient pas les situations réelles : les problèmes y sont posés d’entrée et ne sont pas à découvrir (cf. biais de la temporalité), les rôles sont distribués : « Alors là Paul tu vas devoir recadrer Jean-Pierre qui arrive tout le temps en retard ces derniers temps. Jean-Pierre c’est quelqu’un de compétent, il a de bons résultats, il fait partie de l’entreprise depuis longtemps ». Si l’avant jeu de rôles est verbalisé, il en va de même pour l’action une fois jouée sur laquelle le formateur et le groupe reviennent longuement. Les actions et interactions sont commentées voire décomposées afin d’en rejouer certaines parties selon un objectif d’amélioration de la stratégie interactionnelle.

Ces trois aspects interrogent directement le jeu de rôles dans son rapport à la simulation : de la simulation de situations « vraisemblables » dont on a vu qu’elles faisaient état de règles de transformations, au fait de jouer son rôle ou bien le rôle d’autrui (par exemple le subalterne) qui organise le rappel, dans un jeu social, de ce que sont les normes et règles liées au métier et au statut hiérarchique du manager. A la suite de Jean-Marie Schaeffer invitant à considérer ce que la fiction fait à la réalité, nous pourrions ainsi nous demander de quoi le jeu est créateur au sein de modélisations de situations de travail.

Bibliographie :

Bateson, Gregory, 1977a. Vers une écologie de l’esprit, vol.1, Seuil, Paris.

Bateson, Gregory, 1977b. Vers une écologie de l’esprit, vol.2, Seuil, Paris..Brougère, Gilles, 2005. Jouer/Apprendre, Economica, « Education », Paris..Caillois, Roger, 1967. Les jeux et

les hommes, Gallimard, Paris.

Goffman Erving, 1991. Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 576p. Linton, Ralph, 1936. The study of man: an introduction, D. Appleton-Century.

McGonigal, Jane, 2011, Reality is Broken: Why Games Make Us Better and How They Can

Change the World, Penguin books, NY.

Mead, George Herbert, 1934. Mind, self and society. University of Chicago Press. : Chicago, 1934.

La créativité au quotidien et sa marchandisation :