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La créativité au quotidien et sa marchandisation : vers la structuration d’une filière des UGC ?

C) Logiques de différenciation

Ces positionnements distincts s’expliquent en grande partie par un phénomène de « dépendance au sentier » lié au parcours des dirigeants et personnels de chaque entreprise. Il apparait en effet très nettement que les compétences ou expériences des fondateurs ou CEO de ces sociétés ont eu un impact décisif sur les stratégies qu’elles ont mises en œuvre. De façon schématique, on peut distinguer deux pôles qui marquent les délimitations d’un continuum sur lequel peuvent être réparties les quatre agences étudiées. Le premier est un pôle « contenus ». Les sociétés dont l’activité tend vers ce pôle sont centrées sur les aspects relatifs à l’édition des UGC, cette fonction d’édition étant à la base du processus de valorisation de leurs contenus : Storyful et Maker Studio illustrent ce positionnement. Nous qualifierons le second pôle de « numérique » : il est caractérisé par la prééminence des logiques techniques dans la valorisation des contenus. Ce faisant, les agences dont l’activité se rapproche de ce pôle présentent des similarités avec les entreprises qu’Y. Jeanneret désignent par le syntagme « d’industries médiatisantes » et qui englobent des « acteurs qui n’investissent pas dans la production des œuvres et qui marquent une indifférence esthétique et axiologique totale vis-à-vis des formes et discours de la culture » mais qui visent « à optimiser, jusqu’à un certain point, l’instrumentation, l’anticipation et la standardisation des formes de la culture […] » (Jeanneret, 2014, p. 643 et sq.). La valorisation repose ici moins sur le travail d’édition que sur les outils informatiques et info-communicationnels permettant d’améliorer la qualité des contenus proposés : Jukin Media et celui de FullscreenMedia adopte ce positionnement.

Cette différenciation se vérifie également par l’origine en termes de secteurs d’activité des groupes industriels propriétaires ou actionnaires principaux de ces agences : l’accent mis sur les contenus est évidente dans les deux premiers cas (propriétés respectivement de la News Corp et de Disney), tout comme la dimension technique est plus affirmée pour les deux seconds (rattachés à respectivement à Bertelsmann & Samsung et AT&T & The Chernin Group).

De ces caractéristiques initiales découlent un ensemble de propriétés qui fonctionnent comme autant de critères de différenciation. Tout d’abord, la logique de marché multi-versants est plus ou moins affirmée selon les acteurs. Les stratégies étudiées se situent donc dans un continuum formé entre une « pure » logique d’intermédiation commerciale (achat et revente de droits dans une perspective spéculative) et une « pure » logique de plateforme (perspective qui repose sur l’absence de barrière à l’entrée, la complétude du catalogue, le faible degré d’éditorialisation et, donc, la gestion de deux versants de marché : les producteurs d’UGC qui proposent leurs contenus sans achat préalable et les diffuseurs qui les médiatisent à grande échelle). Ensuite, on observe une plus ou moins grande automatisation du procès de production et des tâches incombant à chaque intervenant dans celui-ci. De manière générale toutefois, il semble que, à l’instar de ce que l’on observe dans d’autres secteurs en cours de « numérisation », les acteurs privilégient une logique de « servuction » (Langeard, Eiglier, 1987) qui s’effectue, en l’occurrence, via des interfaces de programmation et via des outils de gestion de contenus permettant une plus ou moins grande configuration de ceux-ci. Enfin, les périmètres des marchés varient d’un acteur à l’autre. L’échelle internationale est généralement privilégiée mais suivant des approches distinctes ainsi que nous l’avons indiqué ci-avant, du « global » au « glocal ». En outre, FullscreenMedia apparaît en rupture avec cette tendance puisque la société se concentre sur le seul marché nord-américain.

Ces positionnements différenciés permettent également mieux comprendre les modèles d’affaires de chaque agence. On observe, de manière générale, un phénomène de mimétisme

avec les pratiques économiques des secteurs « d’origine » (phénomène relativement fréquent dans des situations de forte incertitude liée à la construction de marchés nouveaux). Des disparités apparaissent nettement dans l’articulation des différents versants : certains acteurs font peser le financement de la production de façon prépondérante sur les diffuseurs (Soryful), d’autres sur les annonceurs (Jukin Media et Maker Studio) et le dernier (FullscreenMedia) propose un modèle mixte reposant sur le financement par les annonceurs (via la publicité, le sponsoring et le placement de produit) et le paiement par les consommateurs (via les abonnements aux chaînes proposées). En outre, cette fonction d’intermédiation est généralement associée à d’autres permettant amélioration du « fit » (Moeglin, 2005), suivant une logique « pull » (moteurs de recherche et tags des vidéos) ou suivant une logique « push » (envoi des meilleures « previews », relation client très travaillée et prescription adaptée). Des services complémentaires permettent également un gonflement de la facturation suivant une logique de « bundle » (ex : formatage technique et « fact-

checking » comme garantie de qualité, surveillance des réseaux pour prévenir les diffusions

non autorisées, etc.).

On le voit donc, la « désintermédiation » tant promue par les thuriféraires de l’Internet n’est pas de mise : au fur et à mesure que se développent les marchés, se multiplient les agents de marchés et il n’y a, par conséquent, pas de spécificité des marchés du « numérique » ou liés à Internet sur ce point-là. Ce qui est tout à fait remarquable, de surcroît, est que, par le truchement de ces nouveaux intermédiaires, des acteurs industriels traditionnellement dominants sur les marchés culturels et communicationnels (Disney, Samsung, Bertelsmann, AT&T, News Corp) s’imposent dans des domaines d’activités qui leur étaient étrangers. Ici encore, la logique du capital prévaut sur toute autre dynamique.

Conclusion

Cette très synthétique présentation de cas d’étude reflète des tendances très actuelles dans les économies des biens et services « symboliques » (Bouquillion et al., 2013) ou au sein du « capitalisme médiatique » (Jeanneret, 2014). Nous en développerons trois dans le cadre de cette conclusion. La première concerne l’inclusion progressive de toute forme de communication dans une logique marchande ; si ce phénomène de marchandisation n’est assurément pas nouveau (Miège, 1997), il a connu une indéniable intensification au cours de la dernière décennie ainsi que l’illustre précisément le cas des UGC. En outre, le phénomène éclaire singulièrement l’articulation complexe entre industries culturelles et industries de la communication ainsi que la domination supposée des dernières sur les premières dans le cadre du développement des technologies numériques interconnectées12. Deuxièmement, les modalités de production diffusion et valorisation des UGC se rapportent immanquablement aux « stratégies de plateformes » (Bullich & Guignard, 2014), c’est-à-dire à des formes particulières d’intermédiation tout à la fois technique, socio-économique et info- communicationnelle mises en place par de puissantes firmes à l’envergure internationale (Evans & Schmalensee, 2016). Or, la montée en puissance de l’activité d’infomédiation sur Internet et l’affirmation d’un oligopole d’acteurs industriels menant ce type d’activité se comprend, en partie, par la capacité de ceux-ci à mobiliser et valoriser les activités des internautes (Guibert et al., 2016). Troisièmement et dernièrement, la question de l’apparition d’une filière propre à la production et à l’exploitation économique des UGC demeure non tranchée. En effet, si l’hypothèse reste, selon nous, tout à fait robuste, nous avons observé des situations contrastées, les acteurs « se greffant » à des filières existantes ou alors contribuant

à l’apparition de proto-filières (composée en sus d’agences-médias spécialisées et de « fermes de contenus ») au devenir incertain. Ce qui apparaît néanmoins comme assuré est que, si R. Caves (2000) considérait la production des industries culturelles comme bipolarisée entre une « liste A » (produits aux coûts élevés et aux recettes escomptées également élevées) et une « liste B » (produits aux coûts de production moindre mais présentant une rentabilité généralement moindre), il faut désormais compter avec une « liste C », que composent donc les UGC.

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Le « Makestorming » :