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2. Étude comparative du Liban et de la Bosnie-et-Herzégovine

2.5 Un ordre politique d’après-guerre porteur de conflits

2.5.2 Une reconstruction internationalisée

«[…] a country with a soft skeleton needs a hard external shell to survive.» – Yulia Mostovaya, rédactrice en chef du Zerkalo Nedeli (quotidien

ukrainien), 2013349

« Si le Liban ne s’était pas trouvé dans une région du monde aussi périlleuse que le Proche-Orient et s’il avait été doté d’une élite politique de haut niveau, le Pacte national et la pensée de Michel Chiha qui l’a façonné auraient effectivement pu en faire la Suisse du monde arabe. »

– Georges Corm, 1992350

«Throughout the post-Dayton period, therefore, the main domestic political mechanism at work in Bosnia has been the ongoing struggle among Bosnia’s three main nationalist power blocs, and the international community, over the country’s ultimate post-war configuration, demographics, and institutions.» – Tim Donais et Andreas Pickel, 2003351

La reconstruction se fait ainsi à partir des zones d’ombre laissées par les ententes ayant mis fin à la guerre : elle est le résultat des luttes politiques pour l’interprétation des dispositions entre les organisations sociopolitiques ; des débats auxquels participent pleinement les intervenants étrangers. L’impact de ceux-ci dans le processus est encore relativement mal compris et les connaissances sur le sujet sont dispersées dans une littérature assez pauvre. Outre quelques articles assez récents associés au courant d’études de la consolidation de la paix, peu d’attention est portée aux interactions et interrelations entre intervenants et les organisations sociopolitiques. Dans les deux cas concernés ici, les analyses de l’implication étrangère dans la supervision du passage à la paix divergent en apparence ; elles se sont peu intéressées aux impacts politiques de la présence syrienne au Liban et beaucoup à l’efficacité des actions de consolidation de la paix en Bosnie. Toutefois, une interrogation commune organise le corpus d’études : une quasi-tutelle internationale est-elle déstabilisatrice ou stabilisatrice ? Alors qu’elle est parfois jugée

349 Cité par The Economist (« Looking to the West; Ukraine », 5 oct. 2013.) 350 Liban : les guerres de l’Europe et de l’Orient, 1840-1992, 1992 : 137.

351 The International Engineering of a Multiethnic State in Bosnia: Bound to Fail, Yet Likely to Persist,

The International Political Economic Center, Document de travail, no 2, 2003: 13; « In post-war Bosnia, the real mechanisms of power are hidden from the public eye. In focusing on the work of the parliaments and joint institutions, international organisations in Bosnia often miss the underlying dynamics. » ESI, Reshaping International Priorities. Bosnia And Herzegovina - Part I - Bosnian Power Structures, Sarajevo, 1999: 3.

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nécessaire à l’équilibre politique, elle est d’autres fois jugée nocive pour le développement politique. Les études de la première catégorie insistent généralement sur la profondeur du désaccord entre les groupes à la fin des affrontements et sur leur hostilité mutuelle. Dans ce contexte, les intervenants étrangers jouent un rôle de médiateur ou d’arbitre essentiel afin d’éviter les débordements ; une fonction utile qui n’est généralement pas contestée. Le désaccord se creuse entre les deux approches du problème lorsqu’il faut statuer sur l’opportunité de maintenir à plus long terme cette présence internationale. Certaines analyses constatent que les pressions étrangères sont une condition inhérente à la stabilité des systèmes de partage de pouvoir352. En contrepartie, un autre groupe d’auteurs attribue

à une participation internationale intrusive plusieurs des maux politiques dont souffrent ces États. La critique est plus facilement faite dans le cas de la quasi-tutelle syrienne sur le Liban, en raison de la nature dictatoriale du régime syrien et des pratiques autoritaires exportées au Liban démocratique353. La Syrie aurait en fait utilisé les conflits entre les

communautés afin de diviser pour régner plutôt que pacifier leurs relations354. Ces

critiques ont des points communs avec celles de certains auteurs concernant la présence occidentale en Bosnie. Ils décrivent comme une forme de despotisme l’utilisation par le haut représentant international de pouvoirs spéciaux lui permettant d’adopter des lois et démettre des élus de leurs postes sans avoir à rendre de comptes355. La comparaison entre

ce type de pratiques et une forme de néo-impérialisme se retrouve assez fréquemment dans

352 « First, power sharing has brought long periods of peace, but this has depended on external protectors:

When there have been foreign protectors, peace has lasted, but the withdrawal of an existing protector or the intervention of new would-be protectors has often brought significant turmoil to the country. » Marie- Joëlle Zahar, « Power Sharing in Lebanon: Foreign Protectors, Domestic Peace, and Democratic Failure », dans Donald Rothchild et Philip Roeder (dir.), Sustainable Peace : Power and Democracy after Civil Wars, Cornell University Press, Ithaca, 2005: 220; Michael Kerr soutient qu’en l’absence de pressions extérieures positives, le modèle de consociation ne permet pas la régulation à long terme d’un conflit ethnonational, parce qu’elles sont l’unique moyen de maintenir un équilibre de puissance

intercommunautaire. Ce modèle de gouvernance politique est donc selon lui une « externalisation de la stabilité ». Il tire ses conclusions de l’analyse des cas du Liban (1943, 1989) et de l’Irlande du Nord (1973, 1998). Dans Imposing Power-Sharing: Conflict and Coexistence in Northern Ireland and Lebanon, Irish Academic Press, Dublin/Portland (Or.), 2005.

353 Farid El-Khazen, « The Postwar Political Process: Authoritarianism by Diffusion », dans T. Hanf and

N. Salam (dir.). Lebanon in Limbo: Postwar Society and State in an Uncertain Regional Environment, Nomos Veragsgesllschaft, Baden-Baden, 2003: 53-74.

354 Marius Deeb, Syria’s Terrorist War on Lebanon and the Peace Process, Palgrave, New York, 2003. 355 Cf. Notamment les publications du groupe berlinois de recherche European Stability Initiative, dont

l’article de Gerald Knaus et Felix Martin: « Lessons for Bosnia and Herzegovina: Travails of the European Raj » paru dans Journal of Democracy (vol. 14, no 3, 2003: 60-74.)

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les écrits des tenants de l’approche autonomiste, dont David Chandler est l’une des figures connues356. Selon Richard Caplan :

The issue of the exercise of executive authority has perhaps been sharpest in Bosnia, where the gap between the aims of local and international elites has at times been very wide. Opposition to the international agenda has therefore been very strong on numerous occasions while the measures taken by the High Representative (HR) in response have been robust as well. Throughout the years, for instance, the HR and other international parties have gone to great lengths to promote electoral outcomes that they have thought represented the best chance for advancing the international agenda for Bosnia, notably by seeking to weaken the position of militant nationalists. Some of these actions have been so intrusive that in many other contexts they would likely be seen as violations of democratic principles357.

Selon ce point de vue, il existe une incompatibilité entre ces pratiques et l’établissement de la démocratie et le renforcement de l’État ; l’intervention extérieure générant une dépendance qui maintient la Bosnie dans un sous-développement politique358. Ce

« glissement autoritaire » vers des pratiques peu libérales s’expliquerait, selon Ford et Oppeheim, par l’ambiguïté des relations entre les parties locales et les intervenants étrangers. Ceux-ci ont le choix de gouverner par consensus en négociant avec les organisations communautaires ou alors d’employer leur pouvoir discrétionnaire afin de contourner les acteurs non coopératifs359. Ils déchargent ainsi les acteurs locaux de leurs

responsabilités politiques ; réduisant par le fait même leur propre autonomie d’action. Un phénomène quelque peu similaire peut être observé dans le cas Liban : dans les deux contextes, les parrains internationaux cherchent à atteindre des objectifs politiques en établissant des relations et des liens avec les organisations et les personnalités politiques,

356 David Chandler a fait une partie de sa carrière universitaire sur ce sujet: Bosnia : Faking Democracy

after Dayton, Pluto Press, Londres/Sterling (Virginia), 2000 : 185; « State-building in Bosnia : The Limits of ‘Informal Trusteeship’ », International Journal of Peace Studies, vol 11, no 1, 2006 : 17-38;

« ‘Imposing the ‘Rule of Law’: The Lessons of Bosnia for Peacebuilding in Iraq’ », International Peacekeeping, vol. 11, no 2, 2004: 312-333. Cf. Simon Chesterman, You, The People: The United Nations, Transitional Administration, and State-building, Oxford, Oxford University Press, 2004.

357 Richard Caplan, International Governance of War-Torn Territories: Rule and Reconstruction, Oxford

University Press [on line], Oxford, 2006 : 180-181.

358 Matthew Parish, qui a lui-même fait partie de l’administration internationale de la Bosnie, écrit: « The

international organisation responsible for coordinating the international community’s efforts in Bosnia, the OHR, was a chaotic shambles of shifting policy initiatives, egregious abuses of power and mission overstretch. » A Free City in the Balkans: Reconstructing a Divided Society in Bosnia, Londres, I.B. Tauris, 2010: 1-2.

359 Christian Ford et Eric Ben A. Oppenheim, « Neotrusteeship or Mistrusteeship? The ‘Authority Creep’

Dilemma in United Nations Transitional Administration », Vanderbilt Journal of Transnational Law, vol. 41, 2008: 60.

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tout en rehaussant le statut des uns et en dégradant celui des autres. Un clivage

transnational est ainsi introduit qui divise la scène politique entre les partisans de la

présence étrangère et ses opposants360. Les intervenants étrangers occupent donc une place

politique centrale et organisent les processus politiques, ce qui amène des effets inattendus sur le comportement des élites361. Par conséquent, leur désengagement déclenche un

bouleversement du tableau politique et entraine une série de réactions en chaîne amenée par la réorganisation des relations entre les organisations.

Dans les deux cas étudiés, les intervenants ont profondément investi les processus politiques ; leurs actions sont ainsi constitutives du jeu politique : elles ne sont pas en tant que telles propres à amener la stabilité ou à provoquer l’instabilité, mais elles s’enchâssent dans un contexte interne et externe plus large. Leur impact dépend surtout de la convergence des intérêts des acteurs intéressés par la reconstruction ainsi que de la coordination ou de leur concurrence entre leurs politiques. Ainsi, tout changement qui

360 Le phénomène est assez évident dans le cas de la Syrie au Liban. Mais il est aussi fréquemment

souligné en Bosnie. « The cleavage is not between the foreign occupier and domestic population, but between segments of the locals. On one side are pro-integration locals and the interveners, while on the other are pro-partition locals and their sponsors in the neighborhood. Thus, the dividing line is not between the foreigners and the locals, but between those who are for the Bosnian state and those who oppose it.’ » Senada Selo Sabic, State Building under Foreign Supervision: Intervention in Bosnia-Herzegovina 1996- 2003, Vienna: Bureau for Security Policy at the Austrian Ministry of Defence and National Defence Academy (Vienna) and Institute for International Relations (Zagreb), 2005: 261.

361 Marie-Joëlle Zahar identifie les effets inattendus des protectorats sur le comportement des élites

communautaires libanaises. La présence d’un protecteur étranger : 1) introduit des mesures procédurales qui transforment les enjeux politiques épineux en enjeux de nature technique; 2) encourage

l’intransigeance mutuelle entre les parties, en atténuant les conséquences associées au durcissement des positions et en donnant une garantie contre le règne de l’anarchie; 3) fait des gagnants et des perdants, ces derniers chercheront, dès le moment où le protectorat s’affaiblira, à obtenir une révision fondamentale de la distribution de la puissance et inviteront des alliés extérieurs à soutenir leurs revendications; 4) permet la consolidation des monopoles politiques respectifs des élites; et 5) accroît l’insécurité des perdants, qui ne sont alors moins disposés à renoncer au partage du pouvoir en faveur d’une démocratie non

confessionnelle. (Traduction synthétique) « Power Sharing in Lebanon: Foreign Protectors, Domestic Peace, and Democratic Failure », dans Donald Rothchild et Philip Roeder (dir.), Sustainable Peace: Power and Democracy after Civil Wars, Cornell University Press, Ithaca, 2005: 238-239. Plusieurs de ces constatations sont applicables à la Bosnie-Herzégovine, comme le suggère Marcus Cox: « The protectorate helped to put in place the basic institutional structures of the new Bosnian state, but in displacing the domestic political process, it proved quite unhelpful in promoting effective government and a healthy democratic process. » « Bosnia and Herzegovina: The Limits of Liberal Imperialism », dans C. T. Call et V. Wyeth (dir.), Building States to Build Peace, Lynne Rienner Publishers, Boulder/Londres, 2008: 267.

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survient dans l’environnement international amène un rééquilibrage des relations à l’intérieur des communautés et entre elles362.

2.6 Synthèse et périodisation des reconstructions politiques du Liban