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1. Une paix chaotique : sociologie politique de la paix négociée

1.5 Une étude comparative de cas

1.5.1 Corpus, critique et traitement des sources

Les recherches effectuées jusqu’à maintenant sur les deux cas sélectionnés permettent d’envisager avec réalisme la tâche fixée. L’expertise d’universitaires et de chercheurs de différentes disciplines ainsi que le point de vue d’essayistes sont sollicités afin de soutenir l’analyse. Il est en fait utile d’intégrer plusieurs littératures en science politique, en relations internationales, en histoire et en sociologie politique ainsi que certains travaux en géographie. Néanmoins, ces travaux ne partagent bien souvent pas un même vocabulaire savant et adoptent des perspectives diverses de l’objet d’étude, ce qui représente un travail exigeant d’intégration des connaissances. Il est pourtant nécessaire afin de mettre en évidence la convergence de plusieurs de ces études. Ainsi, à l’objectif d’innovation théorique dans le sous-champ peu structuré des études de la paix et de la reconstruction d’après-guerre s’ajoute celui de cumuler les connaissances sur le sujet qui sont actuellement dispersées entre plusieurs domaines et champs d’étude, mais aussi entre plusieurs méthodologies (études régionales ; études de cas ; généralisation théorique). Cette recherche multiplie les observations empiriques afin d’évaluer la pertinence des propositions théoriques et de renforcer leur validité en écartant l’influence relative d’autres facteurs contextuels. L’approche diachronique privilégiée permet à la fois de constater l’évolution des enjeux et du climat politique à travers le temps, mais surtout de situer cette transformation dans son contexte. Sur le fondement d’un faisceau d’éléments, cette thèse offre une analyse fondée sur l’interprétation des événements et des discours à la lumière des différentes perspectives des acteurs, autant que faire se peut.

La disponibilité des informations en provenance de divers organismes et de quotidiens nationaux et internationaux ainsi que la possibilité de conduire une série d’entretiens semi-dirigés contribuent à asseoir l’édifice. La périodisation est faite en premier lieu à partir du dépouillement de quotidiens nationaux, régionaux et étrangers. Elle est en second lieu consolidée par l’examen des rapports de recherche d’organismes spécialisés qui sont appuyés par une revue de la littérature secondaire. Au total, plusieurs centaines d’articles ont ainsi été recensés. Les journaux présentent les dilemmes politiques principaux du moment, les points de vue des diverses organisations, mais aussi des groupes de la société civile. Ils permettent aussi de comprendre l’évolution à la fois des dynamiques

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à l’intérieur des groupes et entre les groupes, notamment parce qu’il existe une association étroite entre les médias et les élites communautaires. La presse donne aussi une bonne idée des rapports avec les acteurs étrangers, bien qu’une certaine censure (et auto-censure) se manifeste pour des raisons politiques et de sécurité. À un certain moment, les élites politiques et médiatiques bosniennes ne pouvaient s’opposer ouvertement aux accords de Dayton sous peine d’être destituées par le haut représentant. Dans le cas libanais, la menace à l’intégrité physique des élites politiques et médiatiques est beaucoup plus grande étant donné la fréquence des assassinats politiques. Ainsi, une base de données a été constituée à partir de l’ensemble des articles disponibles via World News Connection58 qui

a été enrichie de sources journalistes et analytiques59 supplémentaires, en plus de certains

documents politiques (plateformes officielles des groupes de la société civile et des partis politiques, ententes inter-organisationnelles, etc.). Celle-ci sert à documenter la reconstruction par une collecte de faits. L’utilisation de journaux locaux et d’autres sources traduisant le point de vue des acteurs dans leur contexte politique fait contrepoids à l’analyse par des médias étrangers et par les organes des Nations unies ; des sources souvent privilégiées dans les recherches sur la reconstruction. Ce type de sources permet de remettre les faits dans leur contexte : l’interprétation que font les acteurs des événements évolue en effet très rapidement, ce qui représente, comme la chercheure l’a rapidement constaté sur le terrain, une limite importante des entretiens semi-dirigés. Par exemple, l’adoption d’une réforme à un certain moment donné peut être par la suite

58 Pour le Liban, entre autres : Al-Anwar (modéré, centriste et indépendant); Al-Nahar (modéré, centriste et

indépendant, mais associé aux chrétiens); Al-Safir (indépendant, de gauche, partisan du nationalisme arabe; plus proche de Nabih Berri); Al Manar (transcription télé, affilié au Hezbollah et placé sur la liste des organisations terroristes par les États-Unis et la France en 2004); London Al-Hayah (saoudien basé à Londres); al-Akhbar (proche du Hezbollah); Al Anba’ (publié par le PSP de Walid Joumblatt); Al-Sharq al-awsat); MENA (Middle East News Agency: agence de presse officielle égyptienne); Al-Majallah (saoudien basé à Londres publié en arabe, anglais et perse). Pour la Bosnie, entre autres : BETA (agence de presse indépendante de Belgrade) ; Dnevni avaz (proche des milieux politiques musulmans de Sarajevo) ; Dnevni Avaz (proche du SDA) ; ONASA (agence de presse privée de Sarajevo) ; Vjesnik (quotidien croate) HINA (agence de presse publique de Croatie); Vecernje Novosti (Fondé en 1953 et longtemps proche du régime de Milosevic).

59 Des quotidiens locaux, régionaux et internationaux ont été ajoutés : L’Orient-le-jour, la Revue du Liban ;

Now Lebanon ; Daily Star ; Le Courrier des Balkans ; AIM ; Balkan Investigative Reporting Network (BIRN); Bosnia Report du Bosnian Institute, Bosnia Daily, AFP, The New York Times, The Washington Post; Le Monde, L’état du monde (Larousse), etc.

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réinterprétée comme ayant été une manœuvre stratégique ou opportuniste si une période houleuse a suivi.

Les entretiens, avec d’actuels ou d’anciens représentants d’organisations internationales et régionales présents sur le terrain ainsi qu’avec des journalistes, des chercheurs et des universitaires60, ont été menés sur les deux terrains à moment politique

difficile. Ils ont eu lieu en Bosnie-Herzégovine et à travers l’ex-Yougoslavie au courant des mois de juillet-août 2008 et d’août-septembre 2010 ; au Liban en mars-avril 2010 ; et à Washington et à Québec au courant de l’année 2010. Il est rapidement devenu évident à travers les entretiens semi-dirigés — et d’autres conversations non structurées avec des étudiants et des journalistes —, en Bosnie comme au Liban, que l’interprétation des faits politiques est étroitement liée au contexte, ce qui semble être le cas de manière encore plus évidente en période d’instabilité. Nous avons choisi d’utiliser les entretiens dans cette perspective subjective, tout comme les entretiens supplémentaires avec des représentants internationaux et des politiciens publiés dans les journaux, les revues et les sites internet spécialisés à diverses périodes de la reconstruction (Cf. Bibliographie). Par conséquent, les entretiens effectués par la chercheure ont surtout servi à orienter la réflexion initiale. Ces échanges ont en effet été très révélateurs quant à la variabilité dans le temps des relations transnationales et du climat politique général. Les visites sur le terrain ont ainsi motivé plusieurs choix méthodologiques, en particulier celui de conduire une étude diachronique des processus politiques.

60 À Banja Luka (Bosnie) : Christopher M. Bennett, chef de bureau, Bureau du Haut représentant ; à

Zagreb : Ivo Goldstein, professeur de l’Université de Zagreb, Croatie. À Sarajevo : Kurt Bassuener, analyste pour Democratization; Srecko Latal, journaliste pour le Balkan Investigative Reporting Network (BIRN) (ancien employé de la Banque mondiale); Victor Manic, directeur adjoint pour le département de soutien à la démocratisation (depuis 1996), OSCE; Caroline Ravaud, Représentante spéciale du Secrétaire Général du Conseil de l'Europe en Bosnie-Herzégovine; Archie Tuta, analyste senior, Bureau du Haut représentant; Maja Zozolly, conseillère politique senior (depuis 2005), OSCE; à Washington D.C.: Michael D. Fooks, responsable du bureau « Bosnie », US State Department, Washington D.C.; Dan Serwer, Vice President: Centers of Innovation, USIP, Washington, D.C. ; à Québec : Sami Aoun, professeur à l’Université de Sherbrooke; général Alain Pellegrini, ancien commandant de la FINUL; à Beyrouth: Timur Goksel, ancien conseiller de la FINUL; Olfa Lamloum, chercheure, IFPO Beyrouth; Hilal Khasan, American University of Beirut; Imad Salamey, Lebanese American University; Michael Young, journaliste libanais (The Daily Star).

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Plusieurs observations ont néanmoins été tirées des entretiens semi-dirigés afin de mieux définir le point de vue à adopter, et ont notamment servi à approfondir l’analyse des interactions entre les acteurs sociopolitiques et les intervenants internationaux. Par exemple, l’hostilité de certains acteurs envers le Bureau du Haut représentant à Sarajevo comme à Banja Luka au moment des entretiens (les nombreuses diatribes dans les journaux locaux relevées par les employés ; le haut niveau de sécurité, etc.). Au Liban, les personnes interviewées ont fait ressortir les deux facettes du mouvement Hezbollah, et ont attiré l’attention sur le bilan mitigé de l’opération militaire israélienne de 2006. Les éléments soulignés par les personnes ressources ont donc orienté la documentation de la reconstruction.

Finalement, les câbles diplomatiques américains, obtenus illicitement par Wikileaks, qui les publie intégralement en ligne depuis le 2 septembre 2010, ont aussi été utilisés comme source secondaire d’information61. Il s’agit essentiellement de synthèses

d’entretiens tenus par le personnel diplomatique américain avec des figures politiques et de commentaires sur la situation politique et les intérêts américains, généralement signés par l’ambassadeur et couvrant une période limitée (2004 à 2010)62. S’ils contiennent du

matériel « compromettant », c’est surtout pour les figures politiques qui s’expriment sur des sujets délicats et partagent leurs stratégies, objectifs et points de vue en cherchant parfois à plaire aux États-Unis. Étant donné la nature sensible et polémique de cette source, l’origine de l’information est clairement indiquée dans le texte ou en note de bas de page. Outre les sources médiatiques et les entretiens, un ensemble d’autres références complémentaires sont mises à contribution, en l’occurrence les travaux de groupes de recherche indépendants, des biographies politiques, ainsi que les rapports d’organisations internationales ou régionales actives en Bosnie et au Liban. La diversité des sources de

61 Les documents sont maintenant disponibles à l’adresse suivante : https://wikileaks.org

62 Environ 90% des câbles diplomatiques couvrent une période allant de 2004 à mars 2010 et les autres

remontent jusqu'à 1966. Le code de classification américain comprend trois niveaux : « top secret » ; « secret » et « confidentiel ». Aucun document de premier niveau n’a été rendu accessible. 7% environ sont classés « secret » et 40% « confidentiel », les autres étant non classifiés. Cf. Rémy Ourdan, « WikiLeaks : dans les coulisses de la diplomatie américaine », Le Monde, 28 nov. 2010. Ces câbles diplomatiques ont été probablement été obtenus via le soldat Bradley Manning, maintenant emprisonné.

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documentation satisfait le souci d’équilibre des différents points de vue et sources d’informations. Cette stratégie de triangulation des sources et des outils d’analyse permet de relever plusieurs défis quant à l’interprétation des événements et leur résonance sociopolitique. Il est toutefois difficile de documenter certaines relations politiques, étant donné l’opacité de certains systèmes politiques et du peu d’information sur leur fonctionnement, en particulier dans le cas de la Syrie. Le jeu politique se fait parfois à plusieurs niveaux et sa complexité le rend parfois difficilement lisible (le régime iranien par exemple ; et, à certains moments, les relations entre Belgrade et les élites de la Républika Srpska). Qui plus est, certaines organisations et figures politiques sont moins présentes dans les médias ou plus difficiles à déchiffrer, par exemple le Hezbollah ; ce qui est compensé par le grand nombre de publications au sujet du groupe. Il existe en effet une relative inégalité des informations disponibles sur les éléments et les acteurs de la reconstruction, et en conséquence de la barrière linguistique et culturelle qu’implique une recherche surtout faite à distance. En documentant plusieurs phases politiques, plutôt que de concentrer l’analyse sur les crises politiques au cours desquelles les positions sont polarisées, il est plus aisé de reconnaitre la logique des actions et leur relative flexibilité. Il a ainsi été possible de limiter l’impact sur l’analyse de ses biais en cherchant toujours à établir la logique de l’acteur sans pour autant spéculer sur ses motivations.