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1. Une paix chaotique : sociologie politique de la paix négociée

1.4 Conceptualisation et propositions théoriques

Au cœur des conflits civils se retrouve inévitablement la question de l’ordre politique. Alors que les accords de paix réunissent les parties et posent les paramètres du retour à la paix, il est souhaité qu’à moyen terme s’ensuivra une réintégration des différents groupes à l’intérieur d’un système politique unifié et fonctionnel. Ce n’est parfois pas le cas ; s’installe alors une paix dysfonctionnelle35, qui se perpétue sans perspective de

transformation politique. La période qui suit la cessation de la violence est une phase critique d’ambivalence au cours de laquelle se négocie une nouvelle définition de l’autorité, de son étendue et de son exercice. Les institutions formelles ne sont bien souvent qu’un théâtre, alors que le script s’écrit dans les coulisses, où les véritables débats se font. Car les acteurs politiques concluent des pactes politiques qui instaurent des normes et des règles — les institutions politiques informelles — ayant un grand impact sur la vie politique. Le gouvernement et l’appareil étatique (les instances judiciaires, sécuritaires) sont la plupart du temps incapables à eux seuls de mettre en œuvre des politiques ou carrément de prendre des décisions à moins qu’intervienne une entente entre les organisations sociopolitiques et les principaux acteurs communautaires. Ces institutions

34 Sunil Bastian et Robin Luckham, « Conclusion: The Politics of Institutional Choice », dans Sunil

Bastian et Robin Luckham, Can Democracy be Designed: The Politics of Institutional Choice in conflict- torn Societies, Zed Books, New York/London, 2003: 304; Sunil Bastian et Robin Luckham, « Conclusion: The Politics of Institutional Choice », dans Sunil Bastian et Robin Luckham, Can Democracy be

Designed: The Politics of Institutional Choice in Conflict-Torn societies, Zed Books, New York/London, 2003: 304.

35 Roger Mac Ginty, No War, No Peace the Rejuvenation of Stalled Peace Processes and Peace Accords,

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informelles reposent directement sur des pactes politiques qui, comme l’a précisé Donald Rothchild :

[are] dependent upon the maintenance of balanced elites power and preparedness to resolve conflicts among pact members through ongoing bargaining encounters. Because pacts are negotiated in dynamic political contexts, when group demographics, internal and external military alliances, and economic opportunities shift, the bargaining relationship is not likely to remain a static one36.

Les institutions informelles, établies par certaines élites politiques, sont définies par Helmke et Levitsky comme: « […] socially shared rules, usually unwritten, that are created, communicated, and enforced outside of officially sanctioned channels37. » Dans le cas de

cette thèse, les ensembles de règles et de normes informelles étudiés servent à réguler les relations de ces élites, établir des limites à respecter, gérer les conflits, répartir l’influence et l’accès à certaines ressources (économique, politique, etc.) ou parfois exclure d’autres élites ou organisations du jeu politique. Ils peuvent être concurrents ou complémentaires des institutions formelles, être établis en parallèle ou se superposer à l’action étatique. En théorie, ils peuvent ainsi avoir comme effet de faciliter le fonctionnement des processus politiques formels ou alors, au contraire, de le contrecarrer ou de le détourner 38.

Ces différentes considérations amènent à définir la reconstruction après une paix négociée comme un processus transitionnel interactif de redéfinition de l’ordre

politique marqué par une continuation de la confrontation par d’autres moyens dépassant la mise en œuvre des accords de paix. Dans ce contexte, l’ordre politique

peut être défini comme l’ensemble des institutions politiques formelles et informelles concernant les limites de l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire la distribution et l’étendue de l’autorité sur un territoire et une population. Cette compréhension de l’ordre politique ne s’oppose ainsi pas à celui de désordre ou de chaos, mais permet d’en apprécier les

36 « Settlement Terms and Postagreement Stability », Stephen John Stedman, Donald Rothchild et

Elizabeth M. Cousens (dir.), Ending Civil Wars: The Implementation of Peace Agreements, Lynne Rienners Publishers, Boulder/London, 2002: 124.

37 Gretchen Helmke et Steven Levitsky, « Informal politics and comparative politics: a research agenda »,

dans Thomas Christiansen et Christine Neuhold (dir.), International Handbook on Informal Governance, Edward Elgar Publishing Limited, Cheltenham (R.-Uni) et Northampton (MA, États-Unis), 2012: 88-89.

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différentes caractéristiques. Cette thèse s’intéresse plus particulièrement aux enjeux de nature constitutionnelle, et donc qui concernent l’organisation de l’autorité politique :

1) L’exercice légitime des pouvoirs exécutif et législatif :

— Quel est le lieu de cette autorité ? Qui prend les décisions communes ? Comment les décisions sont-elles prises ? Quels sont les champs d’action de cette autorité ?

2) La représentation au sein des institutions politiques :

— Comment se fait le choix des représentants (règlements électoraux ; principes guidant la représentation) ?

3) La gestion des questions de sécurité et de défense :

— Qui fait la guerre et fait la paix ? Qui contrôle les outils de la coercition ?

Ces enjeux sont formellement et informellement négociés, à l’intérieur d’un cadre de transition borné par les accords de paix, mais surtout à travers les interactions entre les forces sociopolitiques. Il ne s’agit pas uniquement d’une conception des institutions politiques et du partage du pouvoir formel, mais plutôt de comprendre comment s’exerce en pratique l’autorité en ces matières. L’attention est donc concentrée sur les lieux de pouvoir, et non sur les structures politiques.

La sociologie politique de la reconstruction a presque échappé au plus récent courant d’études sur le sujet, qui est surtout préoccupé par la mise en œuvre d’un programme libéral de consolidation de la paix. Au-delà de la conception des institutions de pouvoir et de l’organisation du programme de réformes de transition, il existe une dynamique politique à l’œuvre après un conflit interne violent. Afin d’apprécier l’évolution de la reconstruction, trois périodes typiques sont définies : la reconstruction bloquée, la reconstruction transformatrice et la reconstruction contestée.

— La reconstruction bloquée ou gelée est caractérisée par la stagnation politique et la consolidation des acquis. Aucun progrès n’est envisagé dans la mise en œuvre des accords de paix, et les parties ne cherchent pas à dépasser le compromis ayant mis fin au conflit afin de consolider la paix. Elle est souvent associée à la stabilité politique organisée autour d’arrangements politiques informels ou semi-formels.

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Les périodes de reconstruction transformatrice interviennent lorsque

s’enclenchent des négociations actives, dans un cadre formel ou informel, entre plusieurs parties. Les cycles de négociations constitutionnelles et l’adoption de réformes sont alors plus fréquents, bien que les conditions de leur succès ne soient pas toujours réunies.

— Les périodes de reconstruction contestée sont marquées par des discours contestataires, revendicateurs, intransigeants et souvent révisionnistes. C’est pendant ces périodes que le risque de retour au conflit armé est le plus souvent invoqué. C’est un climat de crise politique.

Il s’agit bien entendu d’idéaux types : il est tout à fait possible qu’à certains moments il y ait un mélange d’éléments de confrontation et de coopération, et que certaines périodes se chevauchent. Il y a aussi des périodes de transition à cheval entre plusieurs types : si le statu quo demeure, les griefs sont remis de l’avant et les organisations se remobilisent (émeutes, manifestations, etc.). Comme il sera expliqué plus loin, la constitution mutuelle de l’État et des formations sociopolitiques suggère un schéma cyclique représentant l’alternance de phases en fonction de l’enchainement des luttes politiques successives. L’alternance entre ces phases est le fait des interactions entre les acteurs au niveau de l’environnement national et international. Un mécanisme social est défini comme un « set of hypotheses that could be the explanation for some social phenomenon, the explanation being in terms of interactions between individuals and other individuals, or between individuals and some social aggregate »39. La trajectoire de reconstruction est ainsi un

processus au cours duquel interviennent plusieurs mécanismes qui se combinent et se superposent.

La proposition principale de cette thèse est la suivante : dans le contexte d’une paix négociée, la reconstruction politique suit un cycle enchainant des phases de blocage,

de débat (transformation) et de crise (contestation). Ce processus repose sur la

configuration des relations politiques qui est en premier lieu influencée par l’importance

39 Peter Hedström et Richard Swedberg, « Social mechanisms: an introductory essay », dans P. Hedström

et R. Swedberg (dir.), Social Mechanisms. An Analytical Approach to Social Theory, Cambridge University Press, Cambridge 1998: 25; 32-33.

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de la division sociopolitique : l’histoire politique, mais surtout les répercussions de la

guerre civile, en particulier le degré de développement des institutions de guerre. Le cycle de reconstruction est en second lieu étroitement lié à la complexité de l’environnement

international, plus particulièrement aux rapports qu’entretiennent les divers acteurs

étrangers entre eux. Celle-ci varie considérablement d’un contexte à l’autre, mais elle évolue aussi dans le temps. L’évolution de la reconstruction repose ainsi sur l’interaction

entre deux structures ou environnements, national et international, composées par les intérêts et les idées des acteurs, qui évoluent dans le temps. (Comme il est expliqué plus

loin, ces structures fournissent aux acteurs plus ou moins (ouverture ou fermeture) d’opportunités pour conclure des alliances politiques.) Dans le contexte d’une forte division de l’ordre social, les intervenants étrangers doivent, pour parvenir à exercer une influence sur la direction politique de la reconstruction, trouver des appuis politiques suffisamment importants, c’est-à-dire compter sur une coalition d’acteurs dont les intérêts coïncident avec les siens. Cependant, cette coalition est très vulnérable à l’évolution du contexte national et international, et par conséquent elle est très limitée quant aux objectifs qu’elle peut poursuivre. Les interventions étrangères sont ainsi contraintes par les appuis politiques locaux qu’elles sont capables de générer : en les outrepassant, elles risquent d’amorcer un mouvement de contestation sur lequel elles n’ont pas emprise.

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Figure I Cycle de reconstruction politique

Lorsque la société est fortement divisée et que les interventions internationales

sont conflictuelles, le cycle de reconstruction est en quelque sorte accéléré, car il se

reproduit au rythme des occasions politiques de mobilisation offertes aux acteurs qui leur permettent de contester le statu quo. La formation et le démantèlement de ces alliances

transnationales rendent la reconstruction chaotique. Parce qu’il offre aux acteurs des

ressources supplémentaires afin de contester les arrangements politiques et reprendre les luttes politiques, l’environnement international influence l’orientation de la reconstruction politique, en fournissant des opportunités de former des coalitions transnationales, particulièrement en situation d’interdépendance transnationale. Il s’ensuit donc une série de propositions secondaires liées au contexte particulier des reconstructions internationalisées dans les sociétés divisées :

Le blocage politique est un scénario de sortie de conflit commun, en particulier lorsque la participation des parties au conflit au schéma de paix a été faible et que les concessions ont été arrachées par des parties tierces. Les institutions fonctionnent au minimum. Les acteurs internationaux soutiennent souvent le statu quo qui assure une stabilité politique. Pourtant, les différends politiques demeurent irrésolus, mais ils restent latents, car ils sont neutralisés par des pactes informels. Un tel blocage est fréquent dans

Blocage [statu quo modifié]

Transformation

[state-building] Contestation

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la période qui suit immédiatement la guerre, alors que les organisations cherchent à consolider leur position et à empêcher que leurs réseaux s’étiolent. Cette situation est souvent l’œuvre d’une reconnaissance mutuelle des intérêts réciproques à maintenir le système de guerre en place40 afin de contrer les effets de la concurrence politique avivée

par le retrait des armes de l’équation politique. Le statu quo repose ainsi avant tout sur le pacte politique ayant permis le passage à la paix.

Proposition no 1. Le blocage est la dynamique la plus probable dans la période qui

suit immédiatement la guerre, lorsque les organisations sont en transition, investissent les institutions politiques et cherchent à consolider ou à transformer leurs réseaux de financement et de clientélisme. En termes institutionnels, le premier stade de la reconstruction est entravé par la négociation d’arrangements de pouvoir informels entre les parties qui neutralisent l’impact des structures politiques formelles. Ces structures de pouvoir parallèles sont susceptibles d’être fragilisées par l’érosion des réseaux hérités de la guerre, et par les changements dans l’environnement international.

La situation évolue avec l’affaiblissement des réseaux financiers, sociaux et politiques tissés durant le conflit et avec la transformation de l’environnement international. Une situation de reconstruction gelée crée l’insatisfaction de certains groupes, parfois du seul fait qu’un arrangement temporaire se pérennise. Ces changements

fragilisent les arrangements informels conclus dans l’après-guerre et ouvrent une

période de transition. Une dynamique transformatrice est alors susceptible d’émerger avec l’inauguration d’une coalition transnationale qui bouscule l’équilibre des forces

et chercher à redémarrer le processus de reconstruction. S’engage alors une lutte de

force entre les différents projets politiques à l’issue de laquelle de nouvelles règles sont susceptibles d’émerger.

40 Donald Rothchild, « The Bargaining Dimension in Interethnic Relations », Racial Bargaining in

Independent Kenya: A Study of Minorities and Decolonization, Oxford University Press, London/New York/Nairobi, 1973 :7-8.

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Proposition no 2. Les organisations sociopolitiques se transforment à travers le

processus de normalisation politique qui érode les institutions de guerre, et renforce par le fait même la nécessité de renégocier les arrangements politiques et de régler les désaccords résiduels. Les acteurs de la reconstruction revoient leurs priorités ainsi que leurs stratégies lorsqu’ils sont confrontés à la nécessité de créer des alliances politiques afin de promouvoir leur vision politique. Les arrangements informels s’effondrent et les institutions politiques informelles avec eux, ce qui ouvre une période de transition.

Proposition no 3. Les organisations insatisfaites des conditions de la paix cherchent

à nouer des alliances transnationales, ce qui peut laisser place à une coalition transnationale lorsqu’il y a alignement ou superposition des intérêts. L’émergence de telles formations est rendue possible par l’ouverture de l’environnement international créée par une division entre les intervenants étrangers. Cette coalition met de l’avant un programme de

transformation étatique (state-building) qu’elle pourra mettre en œuvre et

institutionnaliser si elle réussit à rassembler les appuis politiques suffisants.

Les différents groupes politiques réévaluent constamment les opportunités politiques, et peuvent rompre l’accord politique sur lequel est fondée la coalition si celle- ci ne leur offre pas les meilleures perspectives. Les intervenants veulent consolider leur base politique et auront tendance à faire des concessions pour trouver de nouveaux alliés, parfois au déplaisir d’autres partenaires. Qui plus est, l’attitude des parties locales vis-à- vis des intervenants est appelée à changer selon l’évolution de leur position dans le jeu de force, mais aussi selon l’évolution de la politique d’intervention.

Si cette coalition transnationale est incapable de gérer les insatisfactions, elle peut créer des résistances et entrer en concurrence avec une coalition alternative, en particulier si un partenaire étranger est prêt à s’engager dans la reconstruction. Ainsi, un effet domino peut être déclenché, ce qui est plus souvent le cas dans un contexte géopolitique instable : les griefs latents deviennent ainsi des sujets de conflit politique, ce qui conduit à un climat de contestation. L’apparition d’un différend parmi les participants étrangers à une intervention multilatérale peut fournir aux parties des opportunités de contester la

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reconstruction. Par conséquent, les crises politiques sont une composante normale de la reconstruction politique en particulier lorsqu’elle est internationalisée ; elles résultent parfois dans une consolidation politique et parfois un retour au statu quo, mais elles peuvent tout aussi bien défaire les réformes réalisées.

Proposition no 4. Le passage à la contestation et à la crise politique survient lorsque

la coalition transnationale s’affaiblit, et que les opposants aux initiatives politiques parviennent à organiser leurs forces et à trouver des appuis internationaux suffisants. L’émergence d’un tel mouvement de contestation est plus à même de parvenir à faire obstacle à l’institutionnalisation du programme politique lorsqu’il s’agit d’une société divisée évoluant dans un environnement international complexe. Cette dégradation des conditions de la coopération amène un rééquilibrage politique ainsi qu’un retour des idées radicales.

Proposition no 5. La crise politique se conclut par un retour au statu quo lorsqu’un

nouvel équilibre est trouvé, c’est-à-dire lorsque de nouvelles structures informelles viennent soutenir un retour à la stabilité. Celui-ci modifie les règles qui régissent l’organisation politique, le rapport de l’État et les organisations sociopolitiques, mais ne se traduit pas toujours par un renforcement de l’État.

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