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1. Une paix chaotique : sociologie politique de la paix négociée

1.3 Pourquoi la reconstruction est-elle si chaotique ? Lacunes des littératures

1.3.1 Les accords de paix

À la suite de la signature des accords de paix, c’est une reconstruction à deux niveaux qui s’amorce : elle amène à la fois une transformation des acteurs en faisant évoluer leurs intérêts ainsi que celles des institutions. Ce double processus fait perdre ses repères théoriques à l’approche libérale. Si les accords de paix ont mis fin aux combats armés et posent certains paramètres de la réconciliation nationale, ils laissent souvent irrésolus les différends entre les parties touchant à la structure d’autorité. En fait, les accords de paix doivent être vus comme des solutions transitoires, même s’ils n’ont pas été explicitement conçus comme tels. Afin de satisfaire toutes les parties, les accords de paix sont nécessairement ambigus ; c’est pourquoi leur mise en application enclenche des tensions

26 Cf. K. J. Holsti, The State, War and the State of War, Cambridge University Press, Cambridge, 1996:

183. Cf. Joel Migdal qualifie ce comportement des élites politiques de stratégie de survie.

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politiques28. Si la reconstruction est contrainte par ces accords, elle s’articule surtout

autour d’une lutte des forces politiques entourant leur interprétation et leur mise en œuvre. Par conséquent, les accords de paix doivent être vus comme des ensembles de règles qui

sont amenées à être développées à partir d’une lutte symbolique et politique entourant leur interprétation et leur transposition dans la pratique politique. Ils

comportent en effet de nombreux points litigieux et ambiguïtés, qui structurent les débats politiques. En d’autres mots, la transition à la paix doit donc être vue comme un effort contesté d’institutionnalisation d’un ordre politique. Ainsi, les accords de paix tout comme les institutions qu’ils mettent en place sont les enjeux centraux de la reconstruction : « If

institutions are so important, they may themselves become the objects of struggle. […]

they are not able to structure the outcome of a political process. Indeed, fluidity of institutions, by changing options available to actors, may induce reevaluation of strategy […]29. »

L’éclatement plus ou moins grand des structures de pouvoir pendant le conflit

donne lieu à une dispersion des lieux de l’autorité et une décentralisation des outils de contrôle social (instruments de la violence ; médias ; organisation électorale ; réseau de clientélisme, etc.). Par conséquent, les institutions politiques formelles ont une incidence limitée sur les comportements politiques. Il faut donc adopter une perspective théorique capable de localiser les lieux d’autorité et de discerner leur déplacement éventuel. Les organes politiques nouvellement recréés n’ont initialement pour ainsi dire aucune capacité d’action autonome (prise de décisions, mise en œuvre de politiques, etc.) et, par conséquent, des effets très relatifs sur l’organisation des relations politiques. C’est pourquoi les réformes des structures institutionnelles, en particulier des mécanismes de représentation, n’ont que très peu d’impact sur la normalisation du processus politique. Les forces sociopolitiques investissent l’espace politique et utilisent les mécanismes politiques comme outils de pouvoir.

28 Robert. L. Rothstein, « In Fear of Peace: Getting Past Maybe », After the Peace: Resistance and

Reconciliation, Lynne Rienner, Boulder, Colorado,1999.

29 Peter Alexis Gourevitch, « The Governance Problem in International Relations », dans David A. Lake et

Robert Powell (dir.), Strategic Choice and International Relations, Princeton University Press, Princeton, 1999: 137.

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Plus du tiers des accords de paix contemporains prévoient des dispositions de

partage de pouvoir politique entre divers groupes 30 . Cette forme de

gouvernance consociative est particulièrement fréquente dans le contexte de conflits identitaires et l’une des principales façons de réaliser la démocratie dans les sociétés divisées31. Le partage du pouvoir entre divers groupes apparait à plusieurs comme une

source de blocage politique faisant obstacle à la consolidation de la paix à long terme. Selon Roeder et Rothchild, ces institutions politiques créent un dilemme singulier ; elles se reproduisent sans jamais se consolider. En effet, elles procurent aux acteurs politiques des garanties d’accès au pouvoir qu’ils ne voudraient plus par la suite abandonner32. En

fait, le partage du pouvoir n’est que la partie émergée de l’iceberg, alors que la plus grande partie des processus politiques se fait en dehors du cadre formel33. Cet angle mort des

études fondées sur l’institutionnalisme amène l’observateur à focaliser sur ces arrangements comme source du problème politique alors qu’ils n’en sont qu’une de ses manifestations. Le processus électoral par exemple est en très grande partie l’otage des réseaux de clientélisme entretenus par les grandes organisations. Selon la perspective de Roeder et Rothchild, les acteurs qui signent la paix restent les mêmes ; pourtant, il y a tout

lieu de croire qu’au contraire ils se transforment avec la pacification des relations sociopolitiques, notamment avec le désarmement, l’atténuation des menaces à la sécurité des populations, la modification des bases économiques des organisations, etc. Pour en revenir aux institutions de partage de pouvoir, leur évolution est souvent nécessaire — et ainsi perçu par les organisations politiques — en particulier lorsqu’elles sont incapables de gérer les conflits, de générer des compromis et bloquent l’adoption des lois. Mais cette

30 Lotta Harbom, Stina Högbladh et Peter Wallensteen, « Armed Conflict and Peace Agreements »,

Journal of Peace Research, vol. 43, no. 5, 2006: 624.

31 Se référer aux travaux d’Arend Lijphart.

32 Une constatation similaire avait été faite par Donald Horowitz dans Ethnic Groups in Conflict,

University of California Press, Berkeley/London, 2000: 1220; Philip G. Roeder et Donald Rothchild, « Dilemmas of State-Building in Divided Societies », dans P. G. Roeder et D. Rothchild, Sustainable Peace: Power and Democracy after Civil War, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 2005: 14.

33 La figure de style est de Douglass North (cité dans Michael Brie et Erhard Stölting, « Formal institutions

and informal institutional arrangements », dans Thomas Christiansen et Christine Neuhold (dir.), International Handbook on Informal Governance, Edward Elgar Publishing Limited, Cheltenham, Royaume-Uni, 2012: 19.)

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transformation politique est l’aboutissement d’un processus politique plus large plutôt que sa solution. À l’instar de Sunil Bastian et Robin Luckham, cette recherche estime que : « Institutional design is an apparent oxymoron […] because institutions […] evolve, grow, become rooted […] and where attempts are made to design them, history, “accident and force” and political manipulation may turn them on their heads and produce perverse and unforeseen outcomes […]34 ».