• Aucun résultat trouvé

Reconsidération des données de la littérature concernant les intoxications

3. RESULTATS

3.7 Implications de la présence d’un dérivé de glycoside cyanogénétique dans le fruit

3.7.2 Reconsidération des données de la littérature concernant les intoxications

Compte tenu de ce qui précède, les symptômes observés lors d’intoxications par les fruits de D. senegalense sont très similaires à ceux observés lors d’une intoxication aiguë au cyanure. En effet, comme relevé au chapitre 2.5.3, les huit groupes de chercheurs ayant travaillé sur ces cas reportent des troubles digestifs, dont des vomissements violents, une altération de la conscience pouvant aller de la somnolence au coma stade II, et une déficience cardio- pulmonaire, symptômes similaires à ceux reportés dans le cas d’une intoxication au cyanure. Compte tenu du fait que nous avons isolé un dérivé galloylé de glucoside cyanogénétique de ce fruit, il est donc fort probable que ce soit le (ou l’un des) composés responsables des intoxications. Bertelot et al. (2000) avaient d’ailleurs relevé la similitude des symptômes entre ces deux types d’intoxication. Ils avaient cependant rejeté cette hypothèse, car dans le cas d’une intoxication à D. senegalense, les mitochondries retrouvaient leur état normal après un certain laps de temps. Or, il ne nous semble pas que cela soit contradictoire avec la présence d’un dérivé de glucoside cyanogénétique. En effet, si la dose ingérée n’est pas trop élevée, le corps est capable de se détoxifier complètement, permettant aux mitochondries et donc à tous les organes de retrouver leur état normal (Vetter, 2000). C’est certainement cette capacité de détoxification qui explique le retour à un état normal chez la plupart des patients, malgré l’absence de soins médicaux (Imbert et Teyssier, 1986; Adam et al., 1991; Burgel et al., 1998; Berthelot et al., 2000). La teneur en protéines du régime alimentaire variant d’un individu à l’autre, et pouvant être assez pauvre selon les populations, peut être l’un des éléments expliquant la différence de sensibilité à ce fruit entre les patients. Un autre facteur pouvant expliquer cette différence de sensibilité est naturellement la quantité de glucosides cyanogénétiques contenue dans les plantes. Comme nous l’avons vu précédemment, le taux de glycosides cyanogénétiques est extrêmement variable au sein d’une même espèce, en raison de facteurs endogènes et/ou

exogènes. Ainsi, l’absence de corrélation relevée par Imbert et Teyssier (1986) entre le nombre de fruits ingérés et la gravité de l’intoxication n’est pas surprenante. Toutes les études réalisées sur ce type d’intoxication relèvent que ce sont majoritairement les enfants qui sont touchés. Cela est peu surprenant, vu que la dose létale de glycosides cyanogénétiques (ou de tout autre poison) est plus facilement atteinte chez eux. D’autres éléments relevés dans la littérature semblent confirmer l’implication de glycosides cyanogénétiques dans les intoxications aux fruits de D. senegalense. En effet, Heckel et Schlagdenhauffen (1889) relevaient que la toxicité semblait être due à un composé volatil, puisque dans certains cas, l’extrait alcoolique des fruits administré à des chiens pouvait ne provoquer aucun symptôme. Or, nous avons parlé, dans le chapitre précédent, de la nature instable des cyanhydrines, pouvant expliquer la disparition de la toxicité au fil du temps. Plusieurs auteurs, dont Paris et Moyse-Mignon (1947) et D’Almeida (1984), ont relevé une amertume dans le composé qu’ils supposaient toxique. Ce dernier observa de plus dans ses expériences, que de l’eau contenant l’extrait de fruit n’était pas bue par les souris. Il émet alors l’hypothèse qu’une odeur repoussante ou l’amertume en est la cause. En effet, les glycosides cyanogénétiques sont généralement amers. Il apparaît ainsi que toutes les observations semblent converger vers la responsabilité du 6’-O-galloyl-(R)-épihétérodendrine (composé G) dans la toxicité des fruits de D. senegalense.

Concernant les deux composés toxiques que Paris et Moyse-Mignon et D’Almeida avaient isolés, rappelons qu’ils n’avaient pas pu être identifiés, mais qu’ils semblaient être différents, suite aux quelques analyses chimiques préliminaires effectuées (cf. 2.5.4.2). Pour la même raison, et notamment concernant la mesure du point de fusion (cf. 5.7), le composé G isolé dans ce travail, semble également être différent. Relevons cependant quelques similitudes entre ces trois molécules : la présence d’un sucre et de groupements hydroxyliques. Ces données soulèvent donc les questions suivantes. Y a-t-il plusieurs composés responsables de la toxicité du fruit ? Les analyses chimiques préliminaires effectuées par Paris et Moyse-Mignon et D’Almeida sont-elles suffisamment fiables ? Et surtout, le composé G présente-il réellement une toxicité ? Pour répondre à cette dernière question, il faudrait l’évaluer. Or, le sens éthique et la loi obligent une évaluation préliminaire in vitro avant des tests in vivo. Nous avons donc mesuré la toxicité du composé G au moyen d’un test colorimétrique sur trois lignées cellulaires différentes (conditions expérimentales décrites sous 5.5.9). Aucune activité cytotoxique n’a pu être détectée à 100 μM. Malheureusement, lorsque ce test a été effectué, la structure du composé G n’était pas encore connue. Ainsi, un test ciblé ou un traitement préalable du composé G permettant la libération de HCN, n’a pas pu être entrepris. Une des perspectives de ce travail est

donc d’évaluer la toxicité du composé G. Rappelons que la libération de HCN a tout de même pu être vérifiée par le test du bleu de Prusse (cf. 5.5.2).

Dans le cas d’une toxicité démontrée pour le composé G, une autre perspective de ce travail consisterait à le doser dans le fruit. Cette mesure devrait être effectuée sur plusieurs lots, de provenance et de degrés de maturation différents, de manière à mettre en évidence les facteurs influençant le taux de ce composé. A ce jour, il existe quelques méthodes qualitatives et (semi-) quantitatives pour la détection de glycosides cyanogénétiques dans du matériel végétal. Elles sont classées en deux groupes selon qu’elles quantifient les glycosides cyanogénétiques totaux ou seulement la quantité de HCN libéré.

Le composé G a été recherché dans les feuilles et l’écorce de la forme toxique de D. senegalense, l’écorce étant, comme le mésocarpe, employée comme poison de flèche par certaines ethnies. La recherche a été effectuée par UPLC®/ESI/TOF-MS sur les extraits DCM et MeOH de l’écorce et des feuilles. Aucun ion pseudo-moléculaire correspondant au composé G n’a été retrouvé. Serait-ce dû à la présence, dans ces organes, d’une quantité plus importante d’enzymes permettant la libération de HCN, que dans le mésocarpe, comme cela avait été constaté dans le cas d’Elaeocarpus sericopetalus F. Muell. (Elaeocarpaceae) (Miller et al., 2006), induisant alors une dégradation totale des glycosides cyanogénétiques lors du broyage des feuilles et de l’écorce ? Ou la toxicité serait-elle due à un autre composé ? Il serait cependant peu surprenant de retrouver le composé G dans d’autres organes de D. senegalense que les fruits. Une évaluation qualitative et quantitative des glycosides cyanogénétiques dans ces organes permettrait sans doute de répondre à cette question. Il serait également intéressant d’isoler et d’identifier les trois autres composés, détectés par ESI/TOF-MS, qui présentaient un poids moléculaire impair. Nous trouverions peut-être d’autres glycosides cyanogénétiques, ou des alcaloïdes, comme les avaient détectés en quantité de trace Paris et Moyse-Mignon (1947).

Considérons maintenant l’aspect taxonomique de la forme toxique de D. senegalense. Rappelons que cet arbre peut fournir des fruits comestibles ou toxiques. Selon la plupart des scientifiques ayant travaillé sur cette problématique, ces deux formes d’arbres sont non distinguables d’un point de vue morphologique. A cause du caractère de comestibilité ou de toxicité du fruit, certains estiment qu’il s’agit de deux variétés différentes, tandis que d’autres considèrent qu’il s’agit simplement de formes différentes (cf. chapitre 2.3.3.2). Pour notre part, notre étude préalable nous avait amené à penser qu’il s’agissait de variétés différentes, en raison de certaines différences morphologiques observées. L’analyse du profil chromatographique des

deux formes de fruits menée dans ce travail confirme notre position préalable. En effet, dans le chapitre 3.5.1, nous avions constaté une plus forte ressemblance entre les extraits DCM et MeOH s.s. de D. microcarpum et ceux de D. senegalense forme comestible, qu’entre ce dernier et la forme toxique de D. senegalense. Dès lors, en vertu des différences morphologiques que nous avons observées entre les deux formes de fruits et de la différence marquée entre les profils chromatographies DAD-UV et ESI/TOF-MS, il nous semble plus approprié de considérer ces deux formes d’arbre comme étant des variétés différentes de D. senegalense. Ainsi, d’un point de vue chimiotaxonomique, nous estimons que les arbres D. senegalense produisant des fruits comestibles et toxiques sont deux variétés différentes.

Une question vient cependant à l’esprit : comment cela se fait-il que la plupart des chercheurs ayant mené une étude sur les intoxications dues à la forme toxique de D. senegalense ont estimé que cette dernière ne différait morphologiquement pas de la forme comestible ? L’hypothèse la plus probable, et déjà avancée par D’Almeida (1984) et Adam et al. (1991), est la survenue d’un phénomène de xénie. Ce phénomène est entre autres rencontré chez Prunus amygdalus Batsch (Rosaceae) : la variété amara comporte un hétéroside cyanogénétique qu’il est quelquefois possible de retrouver dans les graines de la variété dulcis, qui n’en contiennent généralement pas. Ce phénomène de xénie résulte de la fécondation croisée par les abeilles : le caractère cyanogénétique étant dominant, les abeilles induisent directement la formation de graines amères chez la variété dulcis, par apport de pollen d’amandier amer. Ainsi, ce phénomène pourrait expliquer que deux arbres morphologiquement identiques puissent fournir des fruits comestibles ou toxiques, par apport du pollen de la variété toxique de D. senegalense.