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L E DIALOGUE DE R ICŒUR AVEC L EVINAS ( SUITE )

2. Reconnaissance ou responsabilité?

« Au mythe d’Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l’histoire d’Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ ». Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 267.

2.1. La réciprocité en question. La critique de Ricœur envers Levinas

Afin de répondre à ces questions, commençons par examiner de plus près la relation entre le soi et l’autre telle que nous la décrit Levinas. Avec Ricœur, on accordera volontiers à l’éthique levinassienne le mérite de nous montrer que la relation intersubjective est profondément dissymétrique400. Dissymétrie qu’elle porte même à l’extrême dans la mesure où elle est, pour Levinas, irréductible. On se souviendra en effet que le soi est enjoint à la responsabilité par autrui. Assignation à responsabilité. Là est le sens du visage. Mais, semble-t-il légitime de demander, autrui n’est-il pas alors responsable à mon égard, de même que je suis responsable à son égard ?

Peut-être, nous dit Levinas, mais ceci est son affaire. […]. La relation intersubjective est une relation non-symétrique. En ce sens, je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque, c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui; et je suis « sujet » essentiellement en ce sens. C’est moi qui supporte tout401.

Et encore, de façon on ne peut plus claire et marquant par là-même ce qui le sépare de la conception ricœurienne :

[J]e ne pense pas que l’autre est un alter ego, je ne pense pas que la rencontre avec l’autre commence dans cette égalité parfaite. En tant qu’être humain, et non comme être parmi les autres êtres, autrui a le droit de tout exiger de moi; mon obligation à l’égard d’autrui n’est pas symétrique; la relation avec l’autre homme, c’est la dissymétrie par excellence; au contraire tout ce qui est mon droit et tout ce qui fait ma force sont dérivés de cette première obligation402.

Mon obligation envers autrui qui est caractérisée par la responsabilité est poussée à l’extrême par Levinas et cela à deux égards. Premièrement, la responsabilité du moi pour autrui est sans mesure ni limite. Le moi est toujours davantage responsable que ne peut

400 Plus précisément, l’éthique levinassienne est l’exemple paradigmatique où, dans l’initiative de l’échange,

le pôle de l’autre l’emporte. Cf. SA, p. 221-223.

401 E. Levinas, Éthique et infini, p. 105.

l’être autrui. C’est pourquoi, pour Levinas, la dissymétrie ne peut jamais être compensée. Deuxièmement, cette responsabilité est assignée au moi par autrui. Elle lui est commandée par autrui, elle n’est pas d’abord et avant tout le fait du sujet lui-même. Évoquant la responsabilité lévinassienne, Judith Butler écrit ainsi que « la responsabilité apparaît ainsi non pas avec le “ je ”, mais avec le “ moi ” accusatif »403.

Bien entendu, Ricœur ne peut accepter cette position. S’il s’accorde avec Levinas sur le caractère dissymétrique de la relation intersubjective en général et de la sollicitude en particulier404, à l’inverse de Levinas, il pense que cette dissymétrie peut être surmontée (même si toujours elle demeure) dans la réciprocité et ceci par le biais de la reconnaissance. Plus précisément, la salve que Ricœur porte à Levinas est la suivante :

Certes, le soi est « assigné à responsabilité » par l’autre. Mais, l’initiative de l’injonction revenant à l’autre, c’est à l’accusatif seulement que le soi est rejoint par l’injonction. Et l’assignation à responsabilité n’a pour vis-à-vis que la passivité d’un moi convoqué. La question est alors de savoir si, pour être entendue et reçue, l’injonction ne doit pas faire appel à une réponse qui compense la dissymétrie du face-à-face. Prise à la lettre, en effet, une dissymétrie non compensée romprait l’échange du donner et du recevoir et exclurait l’instruction par le visage du champ de la sollicitude405.

Remarquons, en premier lieu, que Ricœur amène Levinas sur son propre terrain, à savoir celui d’une nécessaire réciprocité qui représente, au plan intersubjectif et éthique, le modèle dialectico-herméneutique de Ricœur. Et n’oublions pas, par ailleurs, que, pour Ricœur, la sollicitude est en relation dialectique avec l’estime de soi. Elle est le dépli de la dimension dialogale de l’estime de soi406. Ricœur écrit ainsi que « si l’estime de soi tire effectivement sa première signification du mouvement réflexif par lequel l’évaluation de certaines actions estimées bonnes se reporte sur l’auteur de ces actions, cette signification reste abstraite aussi longtemps que lui fait défaut la structure dialogique que la référence à autrui introduit »407. En effet, pour que le soi puisse revenir à lui-même en évaluant son action, encore faut-il que cette action ait trouvé un point de réception. La réciprocité s’avère être un pilier essentiel de la conception ricœurienne du soi.

403 J. Butler, Le récit de soi, p. 93.

404 Dissymétrie qui, d’une façon plus générale, est au fondement d’une conception phénoménologique de

l’altérité.

405 SA, p. 221. 406 Ibid., p. 212. 407 SA, p. 202.

Cependant, si la réciprocité est essentielle chez Ricœur, elle ne l’est peut-être pas autant dans l’éthique levinassienne. En effet, dans la philosophie levinassienne, le moi tient son individuation de sa responsabilité illimitée pour autrui. C’est cette responsabilité illimitée qui le fait advenir à lui-même, moi éthique. À l’inverse de la conception ricœurienne du soi qui appelle et même nécessite une réciprocité dans la relation avec l’autre, la conception même de la subjectivité levinassienne implique une irréductible dissymétrie. « Je puis me substituer à tous, mais nul ne peut se substituer à moi. Telle est mon identité inaliénable de sujet »408, écrit Levinas. Nous y reviendrons.

À première vue, il semble donc difficilement imaginable que Ricœur rende pleinement justice à Levinas en lançant sa critique à partir d’une perspective qui n’est pas celle de Levinas. Mais quelle est-elle cette critique plus précisément ? Selon Ricœur, l’autre tel que nous le montre Levinas, en m’assignant à la responsabilité m’assignerait par là même à une passivité extrême ne me laissant que la possibilité du recevoir. Le soi n’aurait pas le choix d’accepter ou non cette responsabilité. Sa liberté serait ici seconde. La critique de Ricœur porte sur la liberté qu’a le soi quant à l’acceptation de cette responsabilité. En effet, demande Ricœur, est-ce que ce geste – ma responsabilité envers autrui – est avant toute chose fait en faveur d’autrui ou n’est-ce pas plutôt ici le respect de l’obligation qui prime409 ? Étant assigné à responsabilité et n’ayant même pas la possibilité de refuser et donc, à l’inverse, d’assumer pleinement cette responsabilité, puis-je dire que je le fais avant tout pour-autrui ? Autrui ne se trouve-t-il pas à être secondaire dans l’équation du retour ? Pour Ricœur, Levinas mettrait la morale avant l’éthique.

En effet, Ricœur distingue l’éthique de la morale et donne primauté à la première. Si l’éthique renvoie à une conception téléologique du bien, la morale, elle, doit davantage être comprise dans une perspective déontologique au sein de laquelle la loi, et donc l’obligation et la norme, sont reines410. Or, selon lui, le mouvement vers l’autre – dans le cas de

408 E. Levinas, Éthique et infini, p. 108. 409 SA, p. 221.

410 « C’est donc par convention que je réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui

de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte. […]. On reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée et norme l’opposition de deux héritages, un héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique, et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique. On se propose d’établir […] la primauté de l’éthique sur la morale […] » (SA, p. 200).

l’éthique levinassienne, la responsabilité – relèverait davantage de l’obligation, de l’obligation d’un sujet qui n’a pas le choix, que d’un véritable désir du bien pour autrui :

le vocabulaire de l’assignation, de l’injonction, est peut-être déjà trop « moral » […]; c’est pourquoi l’Autre, sous la figure du maître de justice, et même sous celle du persécuteur, qui passe au premier plan dans Autrement qu’être ou au- delà de l’essence, doit forcer les défenses d’un moi séparé. Mais on est déjà dans l’ordre de l’impératif, de la norme. Notre pari, c’est qu’il est possible de creuser sous la couche de l’obligation et de rejoindre un sens éthique qui n’est pas à ce point enfoui sous les normes qu’il ne puisse être invoqué comme recours lorsque ces normes deviennent à leur tour muettes face à des cas de conscience indécidables411.

Ricœur, ici, rend-il justice à Levinas ? Contre Ricœur, il ne nous semble pas que Levinas soit dans le domaine de la morale, de la norme. En fait, la dissension est plus profonde et elle a déjà été entrevue. Pour Levinas, ultimement l’éthique est première, alors que Ricœur pense encore l’éthique au sein de l’ontologie, d’une ontologie du soi. Nous sommes ainsi d’accord avec Faessler quand il écrit que « la critique de Ricœur ramène sur le plan d’une ontologie du soi, une pensée qui s’en extrade pour offrir justement à la visée éthique que l’ipséité atteste en son être, l’inassumable fondation qui la justifie d’autrement qu’être »412.

Pour approfondir notre analyse de la critique que Ricœur fait à Levinas, nous devons encore nous questionner quant à savoir dans quelle mesure on peut dire que la responsabilité levinassienne n’est pas d’abord et avant tout un « pour autrui ». Pour être en mesure de répondre à ces questions, il semble qu’il nous faille d’abord comprendre la teneur exacte de cette responsabilité dont Levinas nous dit qu’elle « n’est pas l’accident arrivant à un Sujet, mais précède en lui l’Essence, n’a pas attendu la liberté où aurait été Également dans « Fondements de l’éthique » : « je vous proposerai de distinguer entre éthique et morale, de réserver le terme d’éthique pour tout le questionnement qui précède l’introduction de l’idée de loi morale et de désigner par morale tout ce qui, dans l’ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois, des normes, des impératifs » (p. 61).

411 SA, p. 222.

P. Bourgeois reprend ces deux éléments de critique dans son article « Ricœur and Levinas. Solicitude in Reciprocity and Solitude in Existence », p. 118. Marc Faessler, également, dans « Attestation et élection » : « Ricœur ne parvient pas à entendre, sous le motif lévinassien de l’assignation du soi au pour-l’autre de la responsabilité, une fondation d’élection à rebours de toute coïncidence du sujet avec soi dans le Cogito, donc ordonnée à supporter l’attestation même de l’ipséité. Il persiste à n’y voir qu’un effet de rupture pro-voqué, dans la voix sinaïtique du visage, par l’ab-solue extériorité de l’Autre pour constituer responsable un soi sans capacité d’accueil dans la fermeture de sa séparation » (p. 137).

412 M. Faessler, « Attestation et élection », p. 138. Ainsi, pour Faessler, Ricœur « manque le moment

anarchique de l’élection chez Levinas – “passivité plus passive que toute passivité” – et l’inclut trop hâtivement dans la dimension ontologique de l’injonction où s’atteste, déjà réassumé, le pouvoir d’autodésignation que l’ipséité transfère à tout alter ego supposé capable de dire je » (p. 139).

pris l’engagement pour autrui. Je n’ai rien fait et j’ai toujours été en cause : persécuté. L’ipséité, dans sa passivité sans arché de l’identité est otage. […]. La responsabilité dans l’obsession est une responsabilité du moi pour ce que le moi n’a pas voulu, c’est-à-dire pour les autres »413.

2.2. À l’origine de la responsabilité levinassienne

Dans la conception levinassienne, sa responsabilité pour autrui, le soi la tient d’un moment plus originaire qui est celui de son élection au Bien. Pour Levinas, avant tout choix et toute volonté de ma part, j’ai été élu et plus précisément élu au Bien et la responsabilité pour autrui qui dès lors m’incombe me permet d’advenir à moi – « sujet » éthique414. Or, c’est à cette élection que renvoient les termes – hyperboliques il est vrai – de persécution ou encore d’otage qui, dès lors, « ne trahissent aucun mépris ou rabaissement du sujet »415. Pour Levinas, le moi est créature, et c’est de cette condition de créature qu’il tient ses ressources de bonté. « La bonté n’est pas un acte volontaire, écrit Levinas. Je veux dire par là qu’il n’y a pas, dans le mouvement de liberté, d’acte particulier d’une volonté qui intervient. On ne se décide pas à être bon, on est bon avant toute décision. Il y a, dans ma conception, l’affirmation d’une bonté initiale de la nature humaine »416. C’est finalement cette élection au Bien qui est à l’origine de la responsabilité par laquelle le moi est défini – sujet éthique. La volonté n’est pas première et ce n’est pas elle qui est à la source de l’obligation morale. On l’a vu, pour Levinas, la responsabilité ne commence pas avec la liberté du sujet. « La responsabilité pour autrui[, écrit clairement Levinas,] ne saurait découler d’un engagement libre »417. Elle résulte plutôt de mon élection au Bien. L’éthique, pour Levinas, est antérieure à la liberté du sujet. C’est plutôt autrui qui me commande et m’inspire. C’est, en effet, pour Levinas, sur ce mode de l’inspiration que le moi devient

413 AE, p. 180.

414 « La bonté donne à la subjectivité sa signification irréductible » (AE, p. 36).

415

M. Faessler, « Attestation et élection », p. 144.

416 E. Levinas, « L’asymétrie du visage », p. 120.

417 AE, p. 87. Et encore : « La responsabilité pour autrui ne peut avoir commencé dans mon engagement, dans

ma décision » (AE, p. 24). Également, dans « L’asymétrie du visage » : « La bonté n’est pas un acte volontaire. Je veux dire par là qu’il n’y a pas, dans le mouvement de liberté, d’acte particulier d’une volonté qui intervient. On ne se décide pas à être bon, on est bon avant toute décision. Il y a, dans ma conception, l’affirmation d’une bonté initiale de la nature humaine » (p. 120).

finalement l’auteur de l’obligation418. Pour appuyer cette lecture de Levinas, on peut encore citer Rodolphe Calin qui écrit que « […] le fait que l’obéissance au Plus-Haut se décrive comme inspiration signifie que l’éthique ne correspond pas à l’ordre du vouloir compris comme l’ordre de l’intention, de l’autonomie d’un libre-arbitre responsable »419.

Mais comment, exactement, comprendre cette inspiration qui fait de l’obéissance autre chose que la pure soumission à un ordre ? Comment comprendre cette obéissance qui permet de concilier obéissance et spontanéité ? Nous avions déjà commencé à l’entrevoir dans le chapitre précédent, mais il est maintenant temps de le préciser. Pour saisir que, chez Levinas, cette réponse à l’ordre relève bien d’une spontanéité plutôt que d’une obligation et qu’ainsi la sollicitude, telle que nous la donne à voir Levinas, ne peut être réduite à un « morne devoir »420, nous proposons d’en référer à un concept assez peu développé chez Levinas du fait de son ambiguïté, mais qui est pourtant des plus éclairants : le concept d’« amour »421. Concept d’autant plus intéressant qu’il nous permettra de croiser certaines analyses ricœuriennes. Ce faisant, il portera cependant le débat « aux frontières de la philosophie »422.

Ainsi, la critique que Ricœur oppose à Levinas est d’autant plus difficile à comprendre que Ricœur possède par ailleurs tous les éléments pour justement rendre pleinement justice à Levinas – quitte ensuite à mettre en question la position levinassienne. Ces éléments, ce sont ses réflexions sur l’amour et plus précisément sur l’agapè423, c’est-à- dire l’amour unilatéral et désintéressé de Dieu pour les hommes dans la tradition judéo- chrétienne. Ces réflexions, ainsi que nous nous proposons de le montrer, permettent non

418 R. Calin et F.-D. Sebbah, Le vocabulaire de Lévinas, p. 40. Dans un autre article, Rodolphe Calin écrit

également, s’appuyant sur Levinas : « L’obéissance se dit comme inspiration : “L’inspiration n’a pas son mode originel dans l’écoute d’une muse qui dicte les chants, mais dans l’obéissance au Plus-Haut comme relation éthique avec autrui” » (R. Calin, « Le soi et le sens. Soi éthique et soi poétique chez Levinas et Ricœur », p. 31. La citation de Levinas est tirée de son ouvrage L’au-delà du verset, p. 178). Et encore, sous la plume de Mylène Baum cette fois : « La responsabilité ne s’articule à la volonté qu’en un deuxième temps, dans le moment réflexif qui est second par rapport à celui de la passive inspiration » (M. Baum, « Responsabilité et liberté », p. 76).

419 R. Calin, « Le soi et le sens. Soi éthique et soi poétique chez Levinas et Ricœur », p. 31. 420 SA, p. 226.

421 Jean-Luc Marion, en particulier, s’est intéressé à la question de l’amour dans la philosophie levinassienne.

Voir entre autres son article « D’autrui à l’individu » ainsi que ses interventions dans E. Levinas, Autrement

que savoir.

422 En référence au sous-titre du recueil d’articles de Paul Ricœur, Lectures 3. Un de ses principaux textes sur

Levinas se trouve d’ailleurs dans cet ouvrage.

seulement de faire une lecture plus « juste » de la pensée levinassienne, mais également d’enrichir la compréhension première que nous en avons.

Dans Amour et justice, Ricœur s’interroge en effet sur le caractère étrange de la « forme impérative dans des expressions bien connues telles que “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… et tu aimeras ton prochain comme toi-même” »424. Il questionne ainsi le « statut du commandement, s’agissant du commandement d’aimer »425. Comment l’amour peut-il relever d’un commandement, c’est-à-dire d’une forme de discours qui, a priori, oblige ? Prenant appui sur l’ouvrage de Rosenzweig, L’étoile de la rédemption426, Ricœur montre, qu’en ce qui a trait au commandement d’amour, il convient de distinguer commandement et loi. En effet, selon la distinction établie par Rosenzweig, si la loi est du ressort des hommes, le commandement, lui, est du ressort de Dieu427 :

L’idée proprement géniale, écrit Ricœur, est alors de montrer le commandement d’aimer jaillissant de ce lien d’amour entre Dieu et une âme solitaire. Le commandement qui précède toute loi est la parole que l’amant adresse à l’aimée : Aime-moi! Cette distinction inattendue entre commandement et loi n’a de sens que si l’on admet que le commandement d’aimer est l’amour lui- même, se recommandant lui-même, comme si le génitif contenu dans le commandement d’aimer était à la fois génitif objectif et génitif subjectif; l’amour est objet et sujet du commandement; ou, en d’autres termes, c’est un commandement qui contient les conditions de sa propre obéissance par la tendresse de son objurgation : Aime-moi!428

Le commandement d’amour est langage de l’amour lui-même. Or, il n’est pas tant langage qui oblige à aimer que langage qui, en investissant d’amour l’être aimé, ne peut que l’ouvrir à l’amour, à aimer. L’impératif du commandement d’amour ne relève donc pas de la règle, ni de la norme. Ricœur écrit ainsi qu’« en vertu de la parenté entre le commandement :

424 P. Ricœur, Amour et justice, p. 19-20. 425 Ibid., p. 20, nous soulignons.

426 Ouvrage qui est également au cœur de certaines analyses de Levinas.

427 Voir notamment André LaCocque dans Paul Ricœur et André LaCocque, Penser la Bible, p. 113.

428 P. Ricœur, Amour et justice, p. 21-22. Rosenzweig écrit dans L’étoile de la rédemption : « Le

commandement de tous les commandements est le commandement d’amour. On ne peut commander l’amour; nul tiers ne peut le commander ni l’obtenir par force. Nul tiers ne le peut, mais l’Unique le peut. Le commandement de l’amour ne peut venir que de la bouche de l’amant. Seul celui qui aime, mais lui