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Éthique et herméneutique : une réponse des herméneutiques de Paul Ricoeur et de Hans-Georg Gadamer à l'énigme d'autrui

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Texte intégral

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Éthique et herméneutique.

Une réponse des herméneutiques de Paul Ricœur

et de Hans-Georg Gadamer à l’énigme d’autrui

Thèse

Cyndie Sautereau

Doctorat en philosophie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

© Cyndie Sautereau, 2013

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ÉSUMÉ

Cette thèse a pour objet l’énigme d’autrui. À cet égard, elle interroge l’opposition entre deux conceptions de l’altérité, celle de Husserl et celle de Levinas. Pour Husserl, autrui est envisagé du point de vue de la connaissance, connaissance d’autrui qui se fait à partir de moi. Autrui est pensé comme alter ego. Levinas, lui, fait éclater cette conception de l’autre : pour lui, autrui ne peut pas être pensé comme l’autre du même. Plutôt, c’est autrui qui, pensé à partir de sa vulnérabilité, oblige le soi à la responsabilité. La relation ne part plus du même mais de l’autre, de l’autre dont l’appel enjoint le soi à ne pas rester indifférent. L’énigme d’autrui semble donc se tenir dans la tension entre le lointain et le proche. Trop proche, son altérité est annihilée. Trop lointain, il devient presque inaccessible. Or, entre familiarité et étrangeté se situe le lieu propre de l’herméneutique, un lieu que tant Ricœur que Gadamer n’ont cessé d’explorer.

Quelle(s) réponse(s) les herméneutiques de ces deux penseurs apportent-elles à l’énigme d’autrui ? De quel ordre relève d’abord la relation entre soi et autrui : épistémologique (Husserl) ou éthique (Levinas) ? Nous soutiendrons que c’est principalement la dimension éthique qui est en jeu. C’est par le biais d’un dialogue avec Levinas que nous chercherons à faire ressortir la dimension éthique de l’herméneutique. Ce faisant, nous nous trouverons face à une autre question, celle d’une conception commune de l’herméneutique. Nous serons par conséquent amenée à dégager les aspects sur lesquels les pensées de Ricœur et de Gadamer se rejoignent et ceux sur lesquels elles se différencient, construisant ainsi des ponts entre leurs herméneutiques et inscrivant par là même notre thèse dans la veine des travaux qui les mettent en dialogue.

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ABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ III

TABLE DES MATIÈRES V

LISTE DES ABRÉVIATIONS IX

REMERCIEMENTS XI

PROBLÉMATIQUE : L’ÉNIGME D’AUTRUI 1

1. Positions extrêmes : Husserl et Levinas 1

1.1. Altérité relative c. altérité absolue 1

1.2. Ricœur au-delà de Husserl et Levinas 4

2. La conception husserlienne : autrui comme alter ego 5

2.1. L’intersubjectivité chez Husserl 5

2.2. Critiques de Ricœur 11

2.2.1. Premières critiques 11

2.2.2. La critique de la conception husserlienne de l’intersubjectivité dans Soi-même comme un

autre 13

3. La conception levinassienne ou la priorité donnée à autrui 15

3.1. La relation à autrui comme relation éthique 15

3.1.1. La manifestation d’autrui : apparition c. expression 16

3.1.2. Expression et langage chez Levinas 19

3.1.2.1. L’opposition à Heidegger 19

3.1.2.2. Le Dire et le Dit 21

3.1.3. Autrement que savoir 24

3.1.4. Relation éthique comme proximité 25

3.2. La mise en question de l’ontologie heideggerienne : l’éthique est plus fondamentale que

l’ontologie 26

3.2.1. L’ontologie heideggerienne comme intériorité 27

3.2.2. L’ontologie levinassienne comme excendance 30

3.2.3. L’ontologie n’est pas fondamentale 34

3.3. Soi et autrui : substitution ou « laisser-être »? 35

3.4. La critique de Ricœur : le soi en question 39

4. Entre le proche et le lointain : le lieu de l’herméneutique 40

4.1. Le lieu de l’herméneutique 40

4.2. Deux conceptions de l’herméneutique : Paul Ricœur et Hans-Georg Gadamer 42

4.2.1. L’herméneutique de Paul Ricœur 42

4.2.2. L’herméneutique de Hans-Georg Gadamer 43

4.3. Une conception commune de l’herméneutique ? 46

4.3.1. Ricœur et Gadamer 46

4.3.2. La place de Levinas 47

4.4. La voie vers une réponse à l’énigme d’autrui 47

(6)

4.4.2. Corpus 48

4.4.3. Plan 49

PREMIÈRE PARTIE : LE PROBLÈME DE LA RELATION À AUTRUI DANS L’HERMÉNEUTIQUE

DU SOI DE PAUL RICŒUR 53

1. La dialectique de l’appartenance et de la distanciation 54

2. La compréhension de soi 60

CHAPITRE 1 – LA PRIMAUTÉ DU SOI. LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS 65

1. Le soi comme ipséité 65

2. L’ipséité comme condition de possibilité de la rencontre éthique avec autrui : L’exemple de la

sollicitude 73

2.1. La sollicitude 73

2.2. Figure(s) levinassienne(s) du sujet : de l’ego au moi. 76

2.3. La critique ricœurienne 84

CHAPITRE 2. UNE CONCEPTION RELATIONNELLE DU RAPPORT À AUTRUI : LA

RÉCIPROCITÉ. LE DIALOGUE DE RICŒUR AVEC LEVINAS (SUITE) 99

1. Une conception herméneutique de la réciprocité : le cas de la sollicitude 100

1.1.La sollicitude comme relation réciproque 100

1.2. La reconnaissance 103

1.3. Autrui, mon semblable; autrui, l’irremplaçable 104

1.3.1. L’autre soi dans la sphère du langage 107

1.3.1.1. Le problème de l’autodésignation 107

1.3.1.2. Le problème du transfert à toute autre personne 110

1.3.1.3. Soi et autre soi dans la sphère du langage 112

1.3.2. L’autre soi dans la sphère éthique 115

2. Reconnaissance ou responsabilité? 120

2.1. La réciprocité en question. La critique de Ricœur envers Levinas 120

2.2. À l’origine de la responsabilité levinassienne 124

2.3. La conception ricœurienne de la responsabilité 130

3. La justification du Bien dans l’éthique ricœurienne 136

CHAPITRE 3 : DE LA SOLLICITUDE À LA SOLLICITUDE CRITIQUE 143

1. Nécessité de la morale en raison de la possibilité humaine du mal 145

1.1. La possibilité humaine du mal 145

1.2. La faillibilité humaine : disproportion entre transcendance et finitude 147 1.3. La disproportion entre transcendance et finitude au sein de la relation intersubjective 152 2. Le passage par l’obligation : grandeur et limite du respect dans la relation intersubjective 155

2.1. La Règle d’Or 156

(7)

3. La sollicitude critique ou l’exception d’autrui 162

3.1. Relecture de la phronèsis 162

3. 2. La place de l’autre dans la promesse 165

3. 3. La voix d’autrui 167

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE 170

1. L’énigme d’autrui : un parcours 170

2. L’énigme d’autrui : Husserl et Levinas 171 3. L’énigme d’autrui : Ricœur et Gadamer ? 172

SECONDE PARTIE – LA RELATION DIALOGIQUE DANS L’HERMÉNEUTIQUE

GADAMÉRIENNE 175

CHAPITRE 1 – UN SAVOIR D’IMPLICATION 177

1. Le modèle aristotélicien et sa reprise gadamérienne 181

1.1. Un savoir d’implication de soi 181

1.2. Un savoir ouvert 189

2. L’herméneutique comme philosophie pratique 193

2.1. Phronèsis et philosophie pratique 193

2.2. Le modèle du theorôs 194

CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HERMÉNEUTIQUE : UNE CONSCIENCE DIALOGIQUE 201

1. Les formes de la conscience herméneutique dans Vérité et méthode 202 1.1. L’expérience de l’œuvre d’art : la conscience esthétique et la figure du joueur 202 1.2. La conscience historique et la conscience du travail de l’histoire 205

2. La conscience herméneutique 208

2.1. Une conscience auprès des choses 208

2.2. Une conscience « agie » 210

2.3. La conscience herméneutique … « plus être (Sein) que conscience (Bewußtsein) » 213

CHAPITRE 3 - LA SIGNIFICATION DE L’OUVERTURE À L’ALTÉRITÉ

DANS L’HERMÉNEUTIQUE GADAMÉRIENNE 217

1. L’ouverture à l’altérité comme reconnaissance de notre non-savoir 219 1.1. L’expérience herméneutique comme expérience de la négativité 219

1.2. L’art de questionner 221

2. L’ouverture à autrui comme capacité à écouter et à faire valoir la parole de l’autre 226 2.1. L’ouverture à l’altérité comme capacité à faire valoir la parole de l’autre 226 2.2. L’ouverture à l’altérité comme capacité à écouter la parole de l’autre 233

(8)

CHAPITRE 4 – LA RELATION DIALOGIQUE : UNE RELATION ÉTHIQUE ? 237

1. Le dialogue : un modèle de l’être-ensemble 238

1.1. Altérité et finitude 238

1.2. La relation dialogique : confrontation et distanciation 241

1.3. La relation dialogique comme « Être-ensemble » 246

2. Dialogue et amitié 250

2.1. Amitié et compréhension de soi 251

2.2. Amitié et finitude 259

2.3. La structure égalitaire du dialogue et de l’amitié 262

3. Le bien comme orientation du dialogue 263

3.1. La lecture gadamérienne du bien chez Platon 264

3.2. Le bien dans le dialogue herméneutique 269

CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE 274

ÉPILOGUE 279

1. Soi et autrui : un soi ouvert à l’autre 279

2. Ontologie et éthique 283

3. Éthique et herméneutique 285

3.1. Des pensées en dialogue 285

3.2. Le souci d’autrui. L’exemple du domaine médical 286

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ISTE DES ABRÉVIATIONS

VM Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, trad. Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996.

TA Ricœur, Paul, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil (Coll. Points Essais), 1986.

SA Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (Coll. Points Essais), 1990.

PV1 Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté 1. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1950.

PV2 Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté 2. Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960.

TI Levinas, Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Hague, Martinus Nijhoff (Le livre de poche, coll. Biblio essais), 1961.

AE Levinas, Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Hague, Martinus Nijhoff (Le livre de poche, coll. Biblio essais), 1974.

EN Levinas, Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle (Le livre de poche. Coll. Biblio Essais), 1991.

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EMERCIEMENTS

Rien de cette thèse n'eut été possible sans de nombreux autres...

J’aimerais tout d'abord remercier mon directeur, Luc Langlois, pour m’avoir fait confiance et m'avoir épaulée tout au long de mon parcours et ma co-directrice, Sophie-Jan Arrien, pour son soutien sans faille et ses remarques toujours aiguisées.

Je souhaite aussi remercier la Faculté de philosophie. Je n’aurais pu mener à bien ce travail sans son aide financière : je pense ici au privilège que j’ai eu de pouvoir profiter de la bourse Charles-de Koninck, à la confiance qui m'a été accordée afin d'offrir plusieurs cours et à l’opportunité que j'ai eue de participer au développement et à l'enseignement régulier de cours à distance ; toutes ces activités m’ont permis de parfaire ma formation. Pour cela je remercie Luc Langlois, Victor Thibaudeau, Luc Bégin, Bernard Collette et Mark Hunyadi.

Je dois beaucoup à l’ambiance accueillante qui règne à la Faculté de philosophie et en fait un milieu d’étude particulièrement agréable. Mmes Lucie Fournier, Danielle Lafleur, Hélène Rivière et Lucille Gendron y sont pour beaucoup. Un grand merci à elles.

Merci également à mes étudiants. Vous écouter, vous lire et discuter avec vous session après session ne cesse de me rappeler combien j’aime ce que je fais.

Je voudrais aussi exprimer ma gratitude à ceux qui ont croisé ma route et y ont laissé une trace : Thomas De Koninck, Daniel Frey, Gilles Paradis et Sylvain Auclair.

Un doctorat est loin de n’être qu’une aventure intellectuelle, je veux dire un immense merci à mes amis : Chantale, pour avoir toujours été là ; Simon, pour l’aventure de Pratique et langage ; Marie-Hélène, pour les délicieux moments de traduction et les discussions stimulantes ; Marie et Géraldine pour avoir réussi à me faire sortir de temps à autre de ma tanière ; sans oublier Anne-Marie, André, Claire, Fannie et Nathalie.

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Merci à mon père, ma mère et mes grands-parents pour leur soutien indéfectible au cours de ces années. Et à Théo, bien sûr, pour les longues promenades au cours desquelles ont souvent surgi les meilleures idées.

De tout cœur, merci à mon conjoint, Antoine, pour sa patience, son oreille attentive et ses nombreux conseils.

Merci, finalement, à Michel Audet, pour m’avoir ouvert la voie. J’aimerais un jour pouvoir faire une telle différence dans la vie d’un de mes étudiants.

(15)

P

ROBLÉMATIQUE

:

L

ÉNIGME D

AUTRUI

1. Positions extrêmes : Husserl et Levinas

1.1. Altérité relative c. altérité absolue

La pensée de l’autre s’inscrit dans une vaste tradition philosophique. Au sein de cet horizon, une position qui n’a peut-être pas marqué l’émergence de cette pensée, mais qui a sans conteste laissé une empreinte forte est celle que Platon met dans la bouche de l’Étranger d’Élée. C'est dans Le sophiste notamment que Platon aborde cette question (254b-259e). Et, pour une fois, ce n'est pas Socrate, mais l'Étranger d'Élée qui mène l'investigation. C'est l'Étranger qui est appelé pour poser la question de l'Autre. Question de l'altérité qui, pour être pensée, doit être ramenée à une interrogation sur l'être (l'autre étant assimilé par Platon au non-être1) et plus précisément sur la possibilité d'une catégorie au-delà de l'être. En effet, si l'être est la seule catégorie qui soit, ce qui revient alors à nier que le non-être existe – là est d'ailleurs la grande thèse de Parménide –, alors le faux, qui dit être ce qui n'est pas ou l'inverse, devient impossible2. Dans sa recherche quant à l'existence ou non du non-être, l'Étranger part des genres les plus importants, à savoir l'Être, le Mouvement et le Repos et dans la mesure où « chacun d'eux est [...] le même que lui-même »3 y ajoute un quatrième genre, le Même. Par ailleurs, comme ces genres s'avèrent différents entre eux, un cinquième genre, l'Autre, devient à son tour nécessaire. Autre qui ne se trouve pas en relation d'extériorité, mais est bien plutôt inhérent à chaque être, les affectant d'un non-être qui n'est pas le contraire de l'être, mais l'autre. Ainsi peut-on lire en 259b, dans la bouche de l'Étranger : « les genres se mêlent les uns aux autres, l'être et l'autre pénètrent dans tous et se pénètrent eux-mêmes mutuellement, que l'autre participant de l'être existe en vertu de cette participation, sans être ce dont il participe, mais en restant autre, et, parce qu'il est autre que l'être, il est clair comme le jour qu'il est nécessairement non-être ». Pour l'Étranger, l'autre n'est autre qu'en relation avec le même. Pour que l'autre

1 « Quand nous énonçons le non-être, nous n'énonçons point, ce me semble, quelque chose de contraire à

l'être, mais seulement quelque chose d'autre » (Platon, Le Sophiste, 257b).

2 « C'est que cette assertion [qu'il est réellement possible de dire ou de penser faux] implique l'audacieuse

supposition que le non-être existe, car, autrement, le faux ne pourrait pas être. Or, le grand Parménide [...] a toujours [...] protesté contre cette supposition : Non, jamais on ne prouvera que le non-être existe. Écarte

plutôt ta pensée de cette route de recherche » (Platon, Le Sophiste, 237a).

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fasse sens, le même doit le précéder. Concept de la différence, certes, mais qui, paradoxalement, ne s'appréhende qu'à l'aune d'une unité préalable. Pour le dire dans les mots de Kearney, « l'autre comme genre distinct n'est compréhensible que s'il est appréhendé relativement à un Autre »4. L'autre est ainsi, d’une part, toujours relatif5, et il est, d’autre part, pensé au sein de l’ontologie.

Si, dans son ouvrage Soi-même comme un autre, Ricœur n’est pas sans mettre en rapport sa réflexion sur l’altérité avec la conception platonicienne des grands genres que sont le Même et l’Autre, il s’en détache cependant rapidement pour tracer sa propre voie. C’est, en effet, l’altérité dans son lien avec l’ipséité qui intéresse Ricœur. À cet égard, il discerne trois catégories principales d’altérité – il parle de « foyers » d’altérité – : la chair, autrui et la conscience. C’est la deuxième – autrui – qui sera l’objet de cette thèse.

Or, en regard de la conception d’autrui, la position relative de l’autre par rapport au même héritée de Platon va en quelque sorte trouver son aboutissement dans la façon dont Husserl va penser l’intersubjectivité. Pour Husserl, la connaissance d’autrui – puisque, pour Husserl, c’est bien dans l’ordre de la connaissance qu’autrui est envisagé – se fait à partir de moi. Autrui est pensé comme alter ego. Cependant, la conception relative de l’altérité trouve également là sa limite dans la mesure où, ainsi que l’écrit Bégout, « la constitution intersubjective6 prouve à Husserl que, dans ce cas précis, l’origine de la constitution du sens ne peut se trouver dans l’ego seul. Tout ce qui se constitue en moi ne se constitue pas forcément par moi, mais il y a au sein de la subjectivité transcendantale des donations de sens qui ne relèvent pas de l’initiative exclusive de l’ego »7. L’autre échappe, à certains égards, au même.

C’est cette conception de l’autre, qui prend racine dans la philosophie grecque, que Levinas fait éclater. Pour lui, autrui échappe, non plus sous certains aspects mais totalement, au même. Il ne peut pas être pensé comme l’autre du même. Pour Levinas, en effet, c’est autrui qui, pensé à partir de sa vulnérabilité, oblige le soi à la responsabilité. Inversion. La relation ne part plus du même mais de l’autre, de l’autre dont l’appel enjoint le soi à ne pas rester indifférent. Dès lors, la relation entre soi et autrui n’est plus pensée au

4 R. Kearney, « Entre soi-même et un autre : l'herméneutique diacritique de Paul Ricœur », p. 210.

5 « Et l'autre est toujours relatif à un autre, n'est-ce pas ? [. . .]. Nous constatons indubitablement que tout ce

qui est autre n'est ce qu'il est que par son rapport nécessaire à autre chose » (Platon, Le Sophiste, 255d).

6 La constitution intersubjective certes, mais également la constitution temporelle et la constitution passive. 7 B. Bégout, « Edmund Husserl », p. 27.

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sein de l’ontologie, c’est plutôt l’éthique qui devient la philosophie première. « C’est [donc] à propos d’autrui, comme l’écrit Derrida, que le désaccord paraît définitif. […] [S]uivant Levinas, en faisant de l’autre, notamment dans les Méditations cartésiennes, un phénomène de l’ego, Husserl aurait manqué l’altérité infinie de l’autre et l’aurait réduite au même. Faire de l’autre un alter ego, dit souvent Levinas, c’est neutraliser son altérité absolue »8.

S’opposent ici deux façons d’envisager autrui, le soi 9 et par le fait même leur relation. Ulysse et Abraham, personnages appartenant à deux traditions différentes – respectivement la tradition hellénique et la tradition judéo-chrétienne –, en sont l’incarnation. D’un côté, en effet, selon Levinas, « [l]’itinéraire de la philosophie reste celui d’Ulysse dont l’aventure dans le monde n’a été qu’un retour à son île natale – une complaisance dans le Même, une méconnaissance de l’Autre »10. D’un autre côté, à Ulysse, on peut opposer la figure d’Abraham. Abraham qui, appelé et ordonné par Dieu, part pour une terre inconnue11. C’est dans cette seconde figure que se reconnaît la conception levinassienne. Alors qu’Ulysse quitte sa patrie en songeant déjà à son retour, Abraham part sans même l’espoir de revoir un jour sa terre, mu par sa seule confiance en la parole adressée par Dieu. Ainsi,

Ulysse et Abraham représentent dans l’écriture lévinassienne deux façons très différentes de penser : le premier incarne les traits de caractère de la pensée occidentale, pensée issue du primat d’un ego retournant sur lui-même dans le

8 J. Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas », p. 180.

9 En effet, poser la question de l’altérité implique toujours aussi de poser celle de la subjectivité. C’est

notamment ce que Sylvie Courtine-Denamy nous rappelle au début de l’article qu’elle consacre à ce concept dans l’Encyclopaedia Universalis : « Quelle que soit la façon dont on le pense, comme un ennemi ou comme l'incarnation d'une humanité partagée, autrui apparaît inséparable de ma propre subjectivité » (Sylvie Courtine-Denamy, « Altérité » dans Encyclopaedia Universalis, [en ligne]).

10 E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, p. 40.

11 À ce propos, on se réfèrera à Genèse 12, 1-9 : 1. Yahvé dit à Abram : Quitte ton pays, ta parenté et la

maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai. 2. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom; sois une bénédiction ! 3. Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux qui te maudiront. Par toi se béniront tous les clans de la terre. 4. Abram partit, comme lui avait dit Yahvé, et Lot partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lorsqu'il quitta Harân. 5. Abram prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l'avoir qu'ils avaient amassé et le personnel qu'ils avaient acquis à Harân; ils se mirent en route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent. 6. Abram traversa le pays jusqu'au lieu saint de Sichem, au Chêne de Moré. Les Cananéens étaient alors dans le pays. 7. Yahvé apparut à Abram et dit : C'est à ta postérité que je donnerai ce pays. Et là, Abram bâtit un autel à Yahvé qui lui était apparu. 8. Il passa de là dans la montagne, à l'orient de Béthel, et il dressa sa tente, ayant Béthel à l'ouest et Aï à l'est. Là, il bâtit un autel à Yahvé et il invoqua son nom. 9. Puis, de campement en campement, Abram alla au Négeb. (Bible de

Jérusalem, traduction Louis Segond, Les éditions du Cerf, 1973. Consulté sur Internet :

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mouvement de la conscience de soi. Le second représente par contre, la pensée juive en tant que pensée tendue vers une altérité totale. Il s’agit d’une pensée presque déracinée qui, sans revenir sur ses pas et sans exiger aucune certification, reste orientée par une hétéronomie radicale12.

C’est l’opposition entre ces deux conceptions de l’altérité que nous voulons interroger. L’apport de l’éthique levinassienne à la pensée de l’altérité est indéniable. Mais en même temps, ne renverse-t-elle pas le problème? Ne substitue-t-elle pas, à la dérivation de l’autre par le même, la dérivation du même par l’autre?

1.2. Ricœur au-delà de Husserl et Levinas

C’est en tout cas la façon dont Ricœur pose le problème de l’altérité à partir de Soi-même comme un autre (1990)13. Par exemple, dans son article « De la métaphysique à la morale » de 1993, il dit chercher à « échapper à l’alternative entre le critère simplement perceptif de l’apprésentation d’autrui, comme chez Husserl, et le critère immédiatement moral de l’injonction inhérente à l’appel à la responsabilité propre »14. Et encore, dans Parcours de la reconnaissance :

je voudrais faire paraître la nouveauté de la catégorie existentielle de réciprocité en tirant argument d’une difficulté que rencontre la phénoménologie à dériver la réciprocité de la dissymétrie présumée originaire du rapport de moi à autrui. La phénoménologie donne deux versions clairement opposées de cette dissymétrie originaire, selon qu’elle prend pour pôle de référence le moi ou autrui; l’une, celle de Husserl dans les Méditations cartésiennes, reste une phénoménologie de la perception; son approche est en ce sens théorétique; l’autre, celle de Levinas, dans Totalité et Infini et dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, est franchement éthique et, par implication, délibérément anti-ontologique15.

Et, finalement, dans Soi-même comme un autre, Ricœur écrit qu’il « voudrai[t] montrer essentiellement qu’il est impossible de construire de façon unilatérale cette dialectique [du Même et de l’Autre], soit que l’on tente avec Husserl de dériver l’alter ego de l’ego, soit

12 C. Rea, « De l’ontologie à l’éthique », p. 82.

13 C’est finalement à partir de sa rencontre avec la pensée de Levinas qu’il en viendra à envisager le problème

de cette façon. En effet, dans un texte antérieur à cette période, « Sympathie et respect », c’est Kant que Ricœur oppose alors à Husserl.

14 P. Ricœur, « De la métaphysique à la morale », p. 470. 15 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, p. 246.

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qu’avec E. Levinas on réserve à l’Autre l’initiative exclusive de l’assignation du soi à la responsabilité »16.

Mais avant de s’engager, avec Ricœur, dans cette voie autre que celles prises par Husserl et Levinas, encore convient-il de saisir la teneur de ces deux approches ainsi que la critique que Ricœur leur oppose.

2. La conception husserlienne : autrui comme alter ego

2.1. L’intersubjectivité chez Husserl

Ce qui motive les recherches de Husserl sur l’intersubjectivité, ce n’est pas tant, de prime abord, la connaissance d’autrui que la possibilité de la fondation d’une science objective. C’est là ce qui est en jeu, en effet, pour Husserl, dans le problème de la position de l’existence d’autrui. Il écrit ainsi que « [l]a justification conséquente du monde de l’expérience objective implique une justification conséquente de l’existence des autres monades »17. Après avoir déployé les ressorts d’une double réduction – la réduction phénoménologique tout d’abord, puis la réduction transcendantale – Husserl arrive à montrer que les phénomènes reçoivent leur sens d’un ego transcendantal qui se trouve à leur base18. L’ego transcendantal constitue donc le sens de tous les phénomènes apparaissant à sa conscience. Plus précisément, ce qu’a permis d’opérer le tournant

16 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 382. (Désormais abrégé SA).

17 E. Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, §60, p. 224.

18 Dans un premier temps, grâce à la réduction phénoménologique, Husserl se propose de mettre la thèse du

monde entre parenthèses. Ce faisant, il se détourne de l’attitude naturelle et ne se prononce plus sur l’existence du monde. Il s’agit plutôt de laisser le monde se manifester comme phénomène. En effet, l’attitude naturelle nous porte à considérer le monde comme une donnée évidente, certaine, dont on ne peut douter. Il s’agit donc de mettre entre parenthèses la thèse du monde, d’en suspendre la validité existentielle. C’est l’apparaître du phénomène qui doit devenir la thématique. On ne s’intéresse plus à l’existence des objets du monde mais à leur donation à la conscience, à leur apparition à une conscience. On cherche à comprendre l’objet comme phénomène. Grâce à cette épochè, les phénomènes peuvent maintenant apparaître à la conscience. Husserl propose dès lors de franchir un pas de plus et de considérer explicitement cette prise de conscience, cette opération de la conscience. Il s’agit de savoir ce qui demeure intacte après cette mise entre parenthèses. Dans un second temps, Husserl opère donc une réduction à l’ego transcendantal. Un tournant transcendantal va avoir lieu dès lors que l’on va s’interroger sur les conditions de possibilité d’apparition des phénomènes dans et par la conscience, que l’on va s’interroger sur leur donation. La conscience intentionnelle se retourne ainsi sur elle-même. Le regard phénoménologique se tourne vers l’auto-donation du sens des vécus à la conscience. Il va s’agir de rendre compte de la constitution de ces unités de sens. Ainsi, les phénomènes reçoivent leur sens d’un ego transcendantal qui se trouve à leur base. Comme le souligne Dastur, on va pouvoir parler de tournant transcendantal dès lors que « la conscience se reconnaît en tant que constituante comme origine du monde et non plus comme conscience mondaine, comme partie intégrante du monde » (F. Dastur, « Réduction et intersubjectivité », p. 55).

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transcendantal qui interroge les conditions de possibilité d’apparition des phénomènes dans et par la conscience, c’est que la transcendance de l’objet se trouve contenue dans l’immanence de la conscience car elle est constituée par elle. C’est dans l’immanence de la conscience que l’objet transcendant apparaît et prend son sens. La conscience se pose comme subjectivité constituante. Seul l’ego transcendantal peut constituer le sens de ce qui est donné à la conscience et ensuite en garantir la validité. La conscience a donc ce pouvoir constitutif du sens des objets qui se présentent à elle. Comme l’écrit Husserl dans la Quatrième Méditation, « la transcendance est un caractère d’être immanent qui se constitue au sein de l’ego. Tout sens concevable, tout être concevable, qu’on les dise immanents ou transcendants, relèvent du domaine de la subjectivité transcendantale en tant qu’elle est ce qui constitue le sens et l’être »19.

Mais si l’on considère ainsi que c’est l’ego transcendantal qui donne un sens à tout phénomène, la réduction transcendantale ne nous réduit-elle pas alors au seul ego transcendantal ? Husserl pose lui-même cette objection dans les Méditations cartésiennes :

Rattachons nos nouvelles méditations à ce qui pourrait sembler une très grave objection. Elle ne concerne rien de moins que la prétention de la phénoménologie transcendantale d'être déjà une philosophie transcendantale, et donc de pouvoir résoudre – sous la forme d'une théorie et d'une problématique constitutive se déployant dans le cadre de l'ego transcendantalement réduit – les problèmes transcendantaux touchant le monde objectif. Lorsque je – le je méditant – me réduis moi-même, grâce à (l'épochè) phénoménologique, à mon ego transcendantal absolu, ne suis-je pas alors devenu un solus ipse, et, ce, aussi longtemps que, sous, le titre « phénoménologie », je poursuis une explication cohérente de moi-même. Une phénoménologie qui voudrait résoudre les problèmes de l'être objectif, et se donner déjà une philosophie, ne devrait-elle pas être stigmatisée comme solipsisme transcendantal20 ?

Comment, dès lors, envisager la position d'autrui ? Autrui entre-t-il dans le champ de la représentation à l’instar des objets du monde ? Tombe-t-il sous le coup de la construction de sens de ce seul ego ? Si, comme Ricœur l'écrit, tout sens naît « dans et à partir de moi », ego, comment rendre compte de l'expérience d'autrui, en tant justement qu'il n'est pas un simple objet du monde21 ? « Qu'en est-il, demande Husserl, des autres ego qui ne sont pourtant pas de simples représentations ni de simples objets représentés en moi, mais

19 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 41, p. 132. 20 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 42, p. 137. 21 P. Ricœur, À l'école de la phénoménologie, p. 235.

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précisément des autres ? »22. Comment, à partir de la position de l’ego transcendantal, de l’ego constituant, être en mesure de reconnaître l'autre en tant qu'autre ? Sur quel mode autrui se donne-t-il ? Celui des choses ? La manière dont la conscience connaît les choses, leur donne un sens, les constitue, est-elle encore valable dès lors que c’est autrui qui me fait face ? Comment, à partir d'un ego absolu, arriver à rendre compte d'autrui, des autres ? Comment rendre compte d’autrui en tant qu’autre dans et à partir de moi, ego constituant ? Toute la tension est là : comment constituer l’autre en moi tout en le constituant comme autre, tout en préservant son altérité23 ?

Le fait est que, contrairement aux choses, autrui ne m’est pas donné de façon immédiate. Quand autrui se présente à moi, quand il entre dans mon champ de perception, cela ne signifie pas pour autant que j’ai accès à son « être propre », à son « essence propre », ou, pour le dire encore autrement, à ce qui lui appartient en propre. En effet, « ce n’est pas l’autre “moi” qui m’est donné en original, non pas sa vie, ses phénomènes eux-mêmes, rien de ce qui appartient à son être propre. Car si c’était le cas, si ce qui appartient à l’être propre d’autrui m’était accessible d’une manière directe, ce ne serait qu’un moment de mon être à moi, et, en fin de compte, moi-même et lui-même, nous serions le même »24. D’autrui, on ne peut pas « faire le tour », d’autrui, on ne peut pas faire la somme de toutes les esquisses. Autrui a toujours une face cachée pour nous (et probablement pour lui aussi, mais cela Husserl ne l’évoque pas), son psychisme étant l’exemple suprême. Ses vécus, sa vie psychique ne peuvent jamais m’être donnés de façon originaire. Je ne peux pas saisir, dans une intuition originaire, la vie psychique d’autrui.

Mais, si la présentation d’autrui ne peut pas être immédiate, comment, alors, accéder à l’autre lui-même ? Par le biais d’une médiation. La présentation de l’autre devra être médiate. Présentation qui, selon le mot de Husserl, est alors une « apprésentation ». Et cette apprésentation se fera par la médiation du corps. Ce qui est apprésenté, c’est le corps de l’autre. Autrui ne m'est pas présenté directement, il n'est pas non plus représenté par moi, il est plutôt apprésenté par le biais de son corps. Il est apprésenté de manière analogique. Il

22 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 42, p. 137-138.

23 « Il s’agit d’interroger cette expérience elle-même et d’élucider, par l’analyse de l’intentionnalité, la

manière dont elle “confère le sens”, la manière dont elle peut apparaître comme expérience et se justifier comme évidence d’un être réel et ayant une essence propre, susceptible d’explicitation, comme évidence d’un être qui n’est pas mon être propre et n’en est pas une partie intégrante, bien qu’il ne puisse acquérir de sens ni de justification qu’à partir de mon être à moi » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 48, p. 174).

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nous faut ici introduire la distinction, essentielle, entre « corps » (Körper) et « chair » ou « corps vivant » ou encore « corps propre » (Leib)25. L’enveloppe corporelle, le corps objet, le corps comme matière se distingue en effet de la chair ou corps propre qui est le lieu des vécus, de mes vécus ou, pour reprendre l’expression de Depraz, le corps tel qu’« animé par la vie psychique »26. Cette distinction étant posée, nous pouvons dire que si pour l'ego son corps est en même temps chair pour lui-même et corps du monde pour les autres, alors le corps d'autrui qui est chair pour lui-même est corps du monde pour l'ego qui lui fait face. Je reconnais donc dans la présence du corps de l'autre l'analogie de ma propre mondanéisation. C'est ainsi que j'accorde à autrui le sens ego. Cet appariement ou accouplement (Paarung) peut s'opérer grâce à la reconnaissance de la ressemblance de ces deux corps. Je vais ainsi pouvoir prêter à ce corps que je perçois la signification « corps d'autrui »27. Précisons.

C’est tout d’abord par le biais de son corps qu’autrui se présente à moi. Ensuite, c’est à partir de ma propre chair, c’est-à-dire du sens que mon corps a pour moi que la charnéllité du corps d’autrui va prendre sens. Si je peux donner le sens de chair au corps d’autrui, c’est parce que mon propre corps a cette signification-là pour moi et que je la transfère sur le corps d’autrui. Autrement dit, la perception du corps d’autrui me fait appréhender ma chair

25 Quant à la difficulté de traduire « Leib », on pourra se référer à la postface écrite par N. Depraz à sa

traduction de Zur Phänomenologie der Intersubjektivität de Husserl (« Postface : la traduction de Leib, une

crux phaenomenologica » dans E. Husserl, Sur l’intersubjectivité. Tome 1, p. 386-399).

26 Mais qu’est-ce que Husserl entend plus précisément par corps charnel ? Husserl débute sa recherche sur

l’altérité d’autrui par une nouvelle réduction (après donc la réduction phénoménologique et la réduction transcendantale) : la réduction au propre. Afin de ne pas présupposer ce qui est recherché, il s’agit d’éliminer toute référence à l’étranger en moi. Il s’agit de mettre entre parenthèses le non-moi afin de déterminer ce qui m’est propre. « Nous éliminons du champ de la recherche, écrit Husserl, tout ce qui, maintenant, est en question pour nous, c’est-à-dire nous faisons abstraction des fonctions constitutives de l’intentionnalité qui se

rapporte directement ou indirectement aux subjectivités étrangères » (Méditations cartésiennes, § 44, p. 153).

Or, cette nouvelle réduction mène à la nature propre. Et « [p]armi les corps de cette “Nature”, réduite à “ce qui m’appartient”, je trouve mon propre corps organique (Leib) se distinguant de tous les autres par une particularité unique; c’est, en effet, le seul corps qui n’est pas seulement corps, mais précisément corps

organique; c’est le seul corps à l’intérieur de la couche abstraite, découpée par moi dans le monde, auquel,

conformément à l’expérience, je coordonne, bien que selon des modes différents, des champs de sensations (champs de sensations du toucher, de la température, etc.); c’est le seul corps dont je dispose d’une façon

immédiate ainsi que de chacun de ses organes. Je perçois avec les mains […], avec les yeux […], etc.; et ces phénomènes cinesthésiques des organes forment un flux de modes d’action et relèvent de mon “je peux” »

(Ibid., p. 158-159). Ma chair est ainsi ce qui m’est le plus propre et ce dont aucun autre ne pourra avoir une expérience originaire.

27 « [S]i [. . .], écrit Husserl, dans ma sphère primordiale, un corps physique distinct apparaît qui ressemble au

mien, c'est-à-dire constitué de telle manière qu'il doit entrer avec le mien dans un appariement phénoménal, il paraît tout à fait clair qu'il doit aussitôt recevoir le sens de corps propre par un glissement de sens issu du mien » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 51, p. 162).

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comme corps – ce que Depraz nomme « incorporation » –, cette expérience de la corporéité de ma chair me permettant alors de transférer le sens de chair au corps d’autrui – ce que Depraz nomme « incarnation »28. C’est par le biais de la ressemblance de nos deux corps et de l’expérience de la corporéité de ma chair que je peux transférer le sens de chair – à partir de ma chair dont je fais immédiatement l’expérience – au corps d’autrui. Dans un premier moment de la donation – particulière – d’autrui, « le moi est d’abord déterminé seulement comme agissant dans le corps. […]. C’est l’appréhension des membres comme mains qui touchent ou qui poussent, comme jambes qui marchent, comme yeux qui voient, etc. »29. À partir de la propre activité de ma chair, je peux donner sens aux différentes parties du corps d’autrui comme chair et envisager ainsi, par exemple, sa main comme main qui touche. De la sorte, c'est à partir de l'expérience que l'ego a de sa chair que l'altérité de l'autre se donne à comprendre. L'ego transfère le sens de cette expérience chez l'autre. Un sens est donné à autrui par un transfert qui prend sa source en moi. C’est par un processus de ressemblance avec moi-même comme chair et corps qu’autrui va prendre sens. On a donc ici une démarche qui va de l'ego vers l'alter ego30.

Quant à la « sphère psychique supérieure » d’autrui, – et c’est le second moment de la donation – elle est donnée de manière médiate par l’intropathie (Einfühlung). L’apprésentation du psychisme se fait de manière analogue à celle de la chair. Les « contenus déterminés de la sphère psychique supérieure […] nous sont suggérés, indiqués, eux aussi, par le corps et par le comportement de l’organisme dans le monde extérieur, par exemple, comportement extérieur du courroucé, du joyeux, etc. Ils me sont compréhensibles à partir de mon propre comportement dans des circonstances analogues »31. C’est donc effectivement à partir de moi, à partir de mes propres comportements que, par ressemblance, je vais donner sens non pas seulement aux comportements d’autrui que son corps me donne à voir, mais que je vais le constituer comme une autre subjectivité, capable, tout comme moi, de régner sur son corps.

« L’autre ne se donne [donc] pas de manière frontale : on n’y accède que par un

28 N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 133. 29 E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 54, p. 194.

30 Mais, ainsi que nous l’avons vu, à l’inverse, le caractère corporel passe de l’alter ego à l’ego. En effet,

« l’alter ego, qui n’était tout d’abord que corps, donne à apercevoir [le caractère corporel] à l’ego qui, étant immédiatement chair, ne s’était pas tout d’abord aperçu comme corps » (N. Depraz, Transcendance et

incarnation, p. 143).

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détour »32, c’est-à-dire par le biais d’un travail de médiation qui prend la forme d’une interprétation, d’une traduction expressive. Pour Depraz, la saisie de l’autre est saisie interprétative. Ce qui se joue ici, c’est donc une forme de compréhension d’autrui basée sur la compréhension de moi-même en tant qu’ego régnant sur son corps.

Il convient par ailleurs de préciser que Husserl reconnaît que tout comme autrui est un alter ego pour moi, je suis un alter ego pour l’ego qu’est autrui : « de même que son organisme corporel se trouve dans mon champ de perception, de même le mien se trouve dans son champ à lui et, généralement, il m’appréhende tout aussi immédiatement comme “autre” pour lui que moi je l’appréhende comme “autre” pour moi »33. Ce qui se fait jour ici, c’est une forme de réciprocité entre autrui et moi. Tout comme je fais l’expérience d’autrui, ce dernier fait l’expérience de moi-même.

Il n’en demeure cependant pas moins que le fait qu’autrui soit toujours apprésenté plutôt que seulement présenté (comme les choses) entraîne une dissymétrie. En effet, au contraire de ma propre chair qui m’est donnée immédiatement de façon originaire, les vécus d’autrui ne me seront jamais donnés de façon originaire. Je ne pourrais jamais vivre les vécus d’autrui. C’est ici où, dans une certaine mesure, la constitution d’autrui, au sens strict du terme, échoue. En effet, ses vécus psychiques me seront toujours donnés de façon médiate et jamais dans une intuition originaire.

Finalement, on peut dire que, pour Husserl, l'autre est reconnu à partir de moi comme autre que moi. L'autre n'est donc jamais absolument autre. Il est plutôt à entendre par rapport au même. Il est l'autre du même. Dans les mots de Husserl, cela s’entend ainsi : « au point de vue phénoménologique, l’autre est une modification de “mon” moi »34. L’impossibilité de rendre compte d’autrui en tant qu’autre est donc à chercher, dans la phénoménologie husserlienne, dans la dérivation de l’altérité à partir de l’ego. La position d’un sujet constituant présente ici une limite. Une deuxième limite – qui découle d’ailleurs de la première – tient au mode du rapport entre l’ego et l’alter ego. La relation à autrui telle que pensée par Husserl est à entendre dans un rapport de connaissance. Mais qu’est-ce qu’une telle visée de connaissance nous donne finalement à voir d’autrui ? Est-ce sous ce

32 N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 153.

33 E. Husserl, Méditations cartésiennes, §56, p. 210. Également : « le sens d’une communauté des hommes

[…] implique une existence réciproque de l’un pour l’autre. Cela entraîne une assimilation objectivante qui place mon être et celui de tous les autres sur le même plan » (p. 209-210).

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mode – gnoséologique – qu’autrui se donne de façon authentique ? Comme Gadamer le laisse entendre, « il est clair, en tout cas, que Husserl, subissant la pression de motifs inspirés de la théorie de la science, a insisté sur le fait que l’autre ne pouvait d’abord être donné que comme objet de perception, et non dans toute sa vitalité, dans sa donation charnelle. […] Dans la relation d’une vie à l’autre, la donation sensible d’un objet de perception est une construction bien secondaire »35. L’altérité d’autrui se donne-t-elle d’abord et primairement à voir à partir d’une visée de connaissance ? Une telle visée laisse-t-elle apparaître l’essentiel ou ne l’a-laisse-t-elle pas toujours déjà occulté ? Une telle visée permet-elle de faire réellement droit à autrui ? Lui laisse-t-elle la possibilité de se donner tel qu’il est ? Est-ce que le primat que Husserl reconnaît à l’ego transcendantal36 n’empêche pas, dés le départ, de rendre compte d’autrui d’une façon qui lui rende justice ? Est-ce que dans l’expérience réflexive qui est celle de l’ego transcendantal, autrui peut véritablement prendre place en tant qu’autre ?

Dans cette veine, la principale critique que Ricœur va porter à l’encontre de Husserl, des années 1950 jusqu’à Soi-même comme un autre et Parcours de la reconnaissance, est celle du primat de l’ego.

2.2. Critiques de Ricœur

2.2.1. Premières critiques

La conception husserlienne de l’intersubjectivité fait l’objet de critiques de la part de Ricœur dès les années 1950. En 1954 plus particulièrement, Ricœur publie une étude sur les Méditations cartésiennes de Husserl. Il y reprend, pas à pas, les cinq méditations et consacre même un texte entier à la cinquième méditation. Il montre en particulier que dès lors que l’on s’en tient à l’attitude naturelle dans laquelle le moi n’est pas thématisé, n’est pas porté à la réflexion philosophique, il règne une forme de réciprocité entre les hommes. La question d’autrui ne se pose pas, chacun interagissant avec les autres. « [I]l n’y a ni moi

35 H.-G. Gadamer, « Subjectivité et intersubjectivité, sujet et personne », p. 124.

36 « Par conséquent, en fait, l’existence naturelle du monde – du monde dont je puis parler – présuppose,

comme une existence de soi antérieure, celle de l’ego pur et de ses cogitationes. Le domaine d’existence naturelle n’a donc qu’une autorité de second ordre et présuppose toujours le domaine transcendantal » (E. Husserl, Méditations cartésiennes, §8, p. 47).

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ni autrui; il y a des hommes réels »37, écrit Ricœur. En revanche, « [a]vec le surgissement du questionnement philosophique, surgit concurremment un sujet qui oriente le champ entier de l’expérience; désormais “le” monde devient monde-pour-moi; mais avec cette réorientation du monde comme sens pour moi, une dissymétrie survient également dans le champ de l’expérience : il y a moi et il y a l’autre »38. Dans cette attitude réflexive, la question d’autrui se pose et elle se pose à partir de moi. Il s’agit en effet de montrer « comment le sens “moi” […] se communique à ces autres et me permet de dire que ces autres là-bas sont aussi des moi »39. Ils ne sont cependant tels qu’en un sens dérivé dans la mesure où le sens « moi » se constitue d’abord en moi. Mais comment autrui peut-il être autre que moi tout en prenant sens en moi, à partir de ce qui m’est le plus propre ? Voilà ce qui pose problème pour Ricœur. Plus précisément, Husserl échouerait à faire tenir ensemble deux exigences incompatibles. Il échouerait à « rendre justice à cette double énigme de la subjectivité étrangère ET semblable » ainsi que Ricœur l’écrit dans l’article de 1954 intitulé « Sympathie et respect »40. En effet,

d’un côté, pour rester fidèle à l’idéalisme qui a présidé à la réduction et à la constitution de la chose, [Husserl] veut montrer comment autrui est un « sens » qui se constitue « dans » la sphère d’appartenance, dans ce qui m’est le plus propre. […]. D’un autre côté, en même temps que Husserl constitue autrui « en moi » selon l’exigence idéaliste de la méthode, il entend respecter le sens qui s’attache à la présence d’autrui, comme un autre que moi, comme un autre moi, qui a son monde, qui me perçoit, s’adresse à moi et noue avec moi des relations d’intersubjectivité d’où sortent un unique monde de la science et de multiples mondes de culture.

Bref, comment, demande finalement Ricœur, faire tenir ensemble l’asymétrie exigée par l’idéalisme transcendantal et la réciprocité exigée par le réalisme sociologique ? Une attitude pratique plutôt que théorétique ne rendrait-elle pas mieux compte de l’altérité d’autrui ?

En ce sens, dans « Sympathie et respect », Ricœur proposera de dépasser la conception husserlienne en allant « chercher du côté de l’affectivité l’ouverture sur le

37 P. Ricœur, « Edmund Husserl. La cinquième Méditation cartésienne » dans À l’école de la

phénoménologie, p. 23.

38 Idem. 39 Idem.

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monde des personnes »41. Il fera plus particulièrement appel au concept de sympathie tel que développé par Max Scheler dans Nature et Formes de la Sympathie. Cependant, selon Ricœur, la sympathie tel que la conçoit Scheler ne serait finalement pas à même de rendre compte de la distance phénoménologique inhérente à la relation à autrui. C’est pourquoi, dans un ultime mouvement, Ricœur va se tourner vers le respect kantien. En effet, « [l]e respect […] opère la justification critique de la sympathie; il travaille comme un discriminant au sein de la confusion affective inhérente à la sympathie; c’est le respect qui, sans cesse, arrache la sympathie à sa tendance romantique, soit à se perdre en autrui, soit à absorber autrui en soi »42.

2.2.2. La critique de la conception husserlienne de l’intersubjectivité dans Soi-même comme un autre

Dans Soi-même comme un autre, Ricœur ne reprend pas explicitement la critique de « Sympathie et respect » à l’issue de laquelle il exprimait sa déception quant à la capacité de la phénoménologie à répondre à l’énigme d’autrui43. Certes, il montre la limite de la phénoménologie dès lors qu’il s’agit de rendre compte de la relation à autrui, mais il en reconnaît également l’intérêt. Il ne rejette plus totalement l’apport de la phénoménologie quant à la question de l’intersubjectivité. Il montre même que « la notion d’apprésentation combine […] de façon unique similitude et dissymétrie »44. Similitude, tout d’abord, dans la mesure où autrui est mon alter ego, c’est-à-dire un autre ego. Là est le sens de la saisie analogisante. Nous l’avons vu, c’est en vertu d’une ressemblance entre ma propre chair et la chair d’autrui apprésentée par son corps que l’autre peut être reconnu comme un autre ego. C’est en vertu de cette ressemblance que je transfère le sens de chair qui m’est propre au corps d’autrui. Cependant, nous avons dit également que les vécus d’autrui se donnent de façon médiate et non originaire. Je ne pourrais jamais faire l’expérience des vécus d’autrui de la même façon que je fais l’expérience de ma propre chair. Que le mode de

41 Ibid., p. 340. 42 Ibid., p. 349.

43 « Pourquoi parler de déception à propos de la phénoménologie d’autrui ? Parce qu’elle est une promesse qui

ne pouvait être tenue » (Ibid., p. 334).

44SA, p. 386, nous soulignons. Lecture que fait également Natalie Depraz quand elle écrit qu’« appréhender

l’expérience d’autrui en termes d’alter ego invite à suivre, en l’ego qualifié d’alter, le fil de la proximité et de la ressemblance des deux ego plus que de leur étrangeté l’un au regard de l’autre. Mais l’utilisation de l’adjectif Fremd porte à insister sur la dimension d’éloignement. L’autre est donc à la fois le proche et le lointain, le familier et l’étranger » (N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 125).

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donation d’autrui soit l’apprésentation plutôt que la présentation traduit ainsi une dissymétrie entre l’ego et l’alter ego. L’alter ego est un autre ego qui, comme moi, règne sur son corps, mais il n’est pas moi. À ce propos, Depraz écrit que

la position de Husserl est constante dans son refus de comprendre l’autre sur le mode d’un simple dédoublement par rapport à moi. […] L’autre n’est pas une réduplication littérale de moi-même, selon un mode reproductif qui est répétition sans différence ni spécificité propres. […] L’autre a tout autant que moi-même une sphère du propre caractérisée par sa charnellité propre. Sa définition positive réside dans le fait d’avoir la chair en propre : il n’a pas la chair comme une propriété qui lui serait extérieure, il a une conduite charnelle sans être pour autant la seule chair. Bref, il a la chair en propre sans être proprement la seule chair45.

C’est bien également ce que Ricœur entend par dissymétrie : « [l]’assimilation d’un terme à l’autre, que paraît impliquer la saisie analogisante, doit être corrigée par l’idée d’une dissymétrie fondamentale, liée à l’écart qu’on a dit plus haut entre apprésentation et présentation originaire; jamais l’appariement ne fera franchir la barrière qui sépare l’apprésentation de l’intuition »46.

Alors que dans « Sympathie et respect », Ricœur rejette clairement la position husserlienne au profit d’une dialectique du sentiment et du respect, dans Soi-même comme un autre, il en reconnaît certes les limites, mais également la grandeur. Ricœur ne disqualifie plus totalement la conception husserlienne, mais il la remet plutôt à ce qu’il considère être sa place, à savoir que « l’apprésentation ne vaut que dans les limites d’un transfert de sens »47. Elle a priorité, mais uniquement dans la sphère gnoséologique. Là où « la découverte de Husserl est ineffaçable »48, écrit-il, c’est qu’elle permet de rendre compte de la similitude entre moi et autrui. Similitude qui est fondée sur le corps propre. C’est en effet parce que je reconnais que l’autre est chair comme moi, comme ce qui me caractérise en propre, que je peux le dire mon semblable. Or, pour Ricœur, il est essentiel de commencer par reconnaître qu’autrui est mon semblable dans la mesure où « [s]i je ne suis pas constitué responsable de mon dire, sujet d’énonciation, sujet responsable, capable de tenir mes promesses, etc., je ne pourrais pas comprendre ce que l’autre exige et requiert de moi, pour la simple raison que je ne peux comprendre l’idée même de l’autre que

45 N. Depraz, Transcendance et incarnation, p. 148-149. 46 SA, p. 386.

47 Idem. 48 Idem.

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comme un autre moi, un alter ego. C’est-à-dire qu’il faut que je puisse transférer le signe ego sur la deuxième personne pour qu’elle soit une personne »49. Nous y reviendrons pour nous demander entre autres comment Ricœur passe de l’ego husserlien à sa propre conception du soi et pour prendre la mesure de cet aspect de la conception ricœurienne de l’altérité.

Pour Ricœur, il convient, par ailleurs, de reconnaître les limites de la conception husserlienne. Nous l’avons dit, pour lui, elle « ne vaut que dans les limites d’un transfert de sens : le sens ego est transféré à un autre corps qui, en tant que chair, revêt lui aussi le sens ego »50. Tant que l’on maintient la conception husserlienne dans le domaine qui est le sien – le domaine gnoséologique – elle a quelque chose à nous dire et quelque chose qui est, nous le verrons, essentiel aux yeux de Ricœur : en effet, elle « confère une signification spécifique [à l’altérité], à savoir que l’autre n’est pas condamné à rester un étranger, mais peut devenir mon semblable »51. Mais, ce faisant, Husserl ne rendrait compte que d’une dimension du problème : il nous permet certes d’éclairer le mouvement qui va de l’ego vers l’alter ego, mais non le mouvement qui va d’autrui vers le soi. Ce mouvement d’autrui vers le soi est en revanche celui de l’éthique levinassienne.

3. La conception levinassienne ou la priorité donnée à autrui

« La seule valeur absolue c’est la possibilité humaine de donner sur soi une priorité à l’autre »52 3.1. La relation à autrui comme relation éthique

Si, chez Husserl, autrui est une dérivation de l’ego, chez Levinas, à l’inverse, c’est autrui qui institue le sujet comme soi. Que la philosophie levinassienne mette l’accent sur autrui est chose bien connue. De prime abord, Levinas apparaît comme le penseur de l’altérité. Autrui : le visage, l’altérité absolue. Pourtant la philosophie levinassienne est aussi, et surtout, aurions-nous envie d’écrire, une pensée de la « subjectivité ». Dans la préface de Totalité et infini, par exemple, Levinas présente l’ouvrage « comme une défense

49 D. Banon (dir.), Emmanuel Levinas. Philosophe et pédagogue, p. 13. 50 SA, p. 386.

51 Idem.

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de la subjectivité »53 et dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il écrit qu’« [i]l s’agit [là] de penser la possibilité d’un arrachement à l’essence. […] L’essence prétend recouvrir et recouvrer toute ex-ception – la négativité, la néantisation et déjà depuis Platon, le non-être qui “dans un certain sens est”. Il faudra dès lors montrer que l’ex-ception de l’“autre que l’être” – par-delà le ne-pas-être – signifie la subjectivité ou l’humanité, le soi-même qui repousse les annexions de l’essence »54. Défense de la subjectivité, certes. Mais pensée autrement. La subjectivité ne se donne plus dans le retour sur soi, tradition réflexive initiée par Descartes et qui culmine avec Husserl. Plutôt, c’est autrui qui fait advenir le soi à lui-même. Inversion. Le mouvement n’en est plus un de soi à soi qui, ultimement, se projette vers l’autre. Le mouvement part plutôt d’autrui, mais d’autrui qui ne se comprend plus par son rapport au soi. Levinas refuse, en effet, de penser l’autre par rapport au soi. L’autre n’est pas un non-moi, un autre moi. L’autre n’est pas le négatif du même. Non. Son altérité est irréductible. Absolue. Le point de départ de Levinas n’est donc plus le soi, mais l’autre, autrui. Priorité accordée à autrui qui fait chuter le sujet, tel que conçu par la tradition réflexive, de son piédestal. La rencontre avec autrui brise le schème d’un sujet qui se suffit à lui-même pour se poser, se trouver et exister, pour persévérer comme sujet. En quoi cette rencontre d’autrui désarçonne-t-elle donc le sujet?

3.1.1. La manifestation d’autrui : apparition c. expression

Si la rencontre d’autrui se produit sur le mode du bouleversement du sujet, c’est qu’autrui n’apparaît pas. Autrui ne se livre pas à la visée signifiante de l’ego. En effet, il n’est pas un phénomène se manifestant parmi les phénomènes du monde. L’entrée d’autrui n’est pas de l’ordre de la manifestation. Il s’annonce plutôt comme visage, autre façon de dire qu’il fait sens avant toute donation de sens, avant toute Sinngebung. Le visage a un sens à partir de lui-même. Il signifie par lui-même. Il est l’auto-signifiance même. Ce que le terme de visage traduit, ce à quoi il fait référence, ce n’est pas à la signification culturelle, mondaine d’autrui, dont Levinas nous dit qu’elle se comprend comme une herméneutique, le contexte permettant de l’éclairer. Non. « [A]utrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un “personnage” : on est

53 E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, p. 11. (Désormais abrégé TI). 54 E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, p. 21. (Désormais abrégé AE).

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professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’État, fils d’Un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui tout seul »55. Autrui est par lui-même et ne se réfère à aucun système, à aucune totalité.

Le visage échappe à l’intentionnalité et par là même à la connaissance que l’on peut avoir de lui. Il ne laisse pas à l’intentionnalité le temps de se mettre en marche. Il surprend la conscience, conscience thématisante, conscience constituante. Comment ? En s’exprimant. « Le visage a un sens […] à partir de lui-même, et c’est cela l’expression. Le visage, c’est la présentation de l’étant, comme étant, sa présentation personnelle »56. Le mode de manifestation d’autrui n’est pas l’apparaître ou la donation mais l’expression. Le visage est expression et il s’exprime avant que la conscience même n’ait pu le viser. Dire que le visage s’exprime, c’est dire qu’il se montre à partir de lui-même et non pas à partir d’un autre qui lui donnerait sens. En effet, « [l]’expression ne consiste pas […] à présenter à une conscience contemplative un signe que cette conscience interprète en remontant au signifié. Ce qui est exprimé, ce n’est pas une pensée qui anime autrui, c’est aussi autrui présent dans cette pensée »57, autrui qui se présente en personne. Le visage, en tant que signifiant qui émet le signe, se présente directement. Il n’est pas ce qui est signifié par le signe58. Le signe n’est pas le porteur de l’intériorité d’autrui qu’il donnerait alors à voir.

La manifestation du καθ’ αύτό, où l’être nous concerne sans se dérober et sans se trahir – consiste pour lui, non point à être dévoilé, non point à se découvrir au regard qui le prendrait pour thème d’interprétation et qui aurait une position absolue dominant l’objet. La manifestation καθ’ αύτό consiste pour l’être à se dire à nous, indépendamment de toute position que nous aurions prise à son égard, à s’exprimer. Là, contrairement à toutes les conditions de la visibilité d’objets, l’être ne se place pas dans la lumière d’un autre mais se présente lui-même dans la manifestation qui doit seulement l’annoncer, il est présent comme dirigeant cette manifestation même59.

55 E. Levinas, Éthique et infini, p. 80-81. Et encore : « Ne pas être autochtone, être arraché […] à la culture, à

la loi, à l’horizon, au contexte […] – ce n’est pas revêtir un certain nombre d’attributs susceptibles de figurer dans un passeport, c’est venir de face, se manifester en défaisant la manifestation. Tel est le visage » (E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 322).

56 E. Levinas, Liberté et commandement, p. 49. 57 Idem.

58 « L’expression ne manifeste pas […] la présence de l’être en remontant du signe au signifié. Elle présente le

signifiant. Le signifiant, celui qui donne signe – n’est pas signifié » (TI, p. 198)

59 TI, p. 60-61. Et encore : « L’essence originelle de l’expression et du discours ne réside pas dans

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