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La mise en question de l’ontologie heideggerienne : l’éthique est plus fondamentale que l’ontologie

3. La conception levinassienne ou la priorité donnée à autru

3.2. La mise en question de l’ontologie heideggerienne : l’éthique est plus fondamentale que l’ontologie

Il ne suffit pas de dire que Levinas cherche à penser la subjectivité autrement, c’est-à- dire en partant non plus de l’ego mais d’autrui, du visage. Pour Levinas, le rapport à l’autre homme – l’éthique, qu’il nomme encore religion106 – est philosophie première en lieu et place de l’ontologie. L’éthique précède l’ontologie. Ce point est capital dans la pensée levinassienne et il l’est tout autant pour le problème qui nous occupe. Levinas ne nous propose pas seulement une réflexion sur le rapport à l’autre homme, toute sa pensée est également une critique de l’ontologie et plus particulièrement de l’ontologie heideggerienne. « La philosophie occidentale coïncide avec le dévoilement de l’Autre où l’Autre, en se manifestant comme être, perd son altérité. La philosophie est atteinte, depuis son enfance, d’une horreur de l’Autre qui demeure Autre, d’une insurmontable allergie.

103 « L’orientation du sujet sur l’objet s’est faite proximité, l’intentionnel s’est fait éthique (où, pour le

moment, rien de moral ne se signale) » (E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence

avec Husserl et Heidegger, p. 314).

104 E. Levinas, « Langage et proximité » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 314,

note 1.

105 Ibid., p. 314. Et précise Levinas, « [c]ette relation de proximité, ce contact inconvertible en structure

noético-noématique et où s’installe déjà toute transmission de messages […] est le langage originel, langage sans mots ni propositions, pure communication » (Ibid., p. 319).

106 « Ce lien avec autrui qui ne se réduit pas à la représentation d’autrui, mais à son invocation, et où

l’invocation n’est pas précédée d’une compréhension, nous l’appelons religion. [Cependant], aucune théologie, aucune mystique ne se dissimule derrière l’analyse que nous venons de donner de la rencontre d’autrui » (EN, p. 19).

C’est pour cela qu’elle est essentiellement une philosophie de l’être, que la compréhension de l’être est son dernier mot et la structure fondamentale de l’homme »107.

3.2.1. L’ontologie heideggerienne comme intériorité

Dans son rapport à l’ontologie, comme nous allons le développer, Levinas s’oppose à Heidegger108. Ce n’est donc pas d’abord la conception heideggerienne du rapport à autrui que Levinas critique, mais plutôt le piédestal sur laquelle elle repose, à savoir l’ontologie heideggerienne même. L’opposition de Levinas à Heidegger est d’abord une critique de l’ontologie heideggerienne et plus particulièrement de deux de ses aspects : son caractère fondamental et le fait qu’elle est une pensée de l’intériorité.

En posant le problème de l’ontologie où à juste titre Heidegger voit l’essentiel de son œuvre, écrit Levinas, il a subordonné la vérité ontique celle qui se dirige sur l’autre à la question ontologique qui se pose au sein du Même, de ce soi- même qui, par son existence a une relation avec l’être qui est son être. Cette relation avec l’être est l’intériorité originelle véritable. La philosophie de Heidegger est donc une tentative de poser la personne en tant que lieu où s’accomplit la compréhension de l’être en renonçant à tout appui dans l’éternel109.

Mais dans quelle mesure l’ontologie heideggerienne est-elle, selon Levinas, intériorité ? Sa critique du caractère d’intériorité de l’ontologie heideggerienne transparaît notamment dans

107 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 263.

108 Il n’est pas question ici d’évaluer la critique levinassienne, mais de la comprendre pour mieux situer la

pensée de Levinas. Il s’agit de voir dans quelle mesure la pensée de Levinas est influencée par la lecture qu’il fait de Heidegger et plus particulièrement de Sein und Zeit.

109 E. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 128. Cette critique perdure encore

dans Totalité et Infini notamment où on peut par exemple lire que : « L’ontologie heideggerienne subordonnant à la relation avec l’être, toute relation avec l’étant – affirme le primat de la liberté par rapport à l’éthique. […] La relation avec l’être, qui se joue comme ontologie, consiste à neutraliser l’étant pour le comprendre ou pour le saisir. Elle n’est donc pas une relation avec l’autre comme tel, mais la réduction de l’Autre au Même » (TI, p. 36-37). Également, dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Levinas écrit que « [l]’ontologie heideggerienne subordonne le rapport avec l’Autre à la relation avec le Neutre qu’est l’Être et, par là, elle continue à exalter la volonté de puissance dont Autrui seul peut ébranler la légitimité et troubler la bonne conscience » (p. 236).

La critique que Ricœur oppose à l’ontologie heideggerienne dans « Existence et herméneutique » va dans le même sens que celle de Levinas qui reproche à Heidegger de subordonner le rapport entre étants au rapport entre l’être et l’étant, et ce, même si à l’époque ce n’est pas la question du rapport à autrui qui intéresse Ricœur, c’est-à-dire la question éthique, mais plutôt la question épistémologique. Ricœur écrit : « aussi bien, Heidegger n’a-t-il voulu considérer aucun problème particulier concernant la compréhension de tel ou tel étant : il a voulu rééduquer notre œil et réorienter notre regard; il a voulu que nous subordonnions la connaissance historique à la compréhension ontologique, comme une forme dérivée d’une forme originaire » (« Existence et herméneutique », p. 14).

l’interprétation qu’il fait de Sein und Zeit110. Si elle est intériorité, c’est parce que le rapport privilégié est celui de l’étant à l’être (de l’étant). En effet, pour Heidegger, l’être ne peut être compris qu’à partir du Dasein, c’est-à-dire de l’étant pour lequel il y va en son être de son être même111. Dans la mesure où le sens de l’être ne peut être compris qu’en interrogeant l’étant pour lequel il y va en son être de cet être même, la relation privilégiée par Heidegger est celle de l’étant à son être112. Relation d’intériorité s’il en est une. Toute l’explicitation que fait Levinas de ce mode d’être du Dasein – dans les articles qu’il consacre à Heidegger notamment, mais pas seulement –, fait montre d’une telle lecture orientée sur cette dimension d’intériorité. Précisons.

Selon Levinas, la compréhension de l’être se présente, pour Heidegger, sous la forme de la structure de « l’être-dans-le-monde ». Si « [p]our la conscience commune, le monde équivaut à l’ensemble des choses que découvre la connaissance[,] notion ontique et dérivée », Heidegger nous montre que la notion de monde se comprend plutôt par « sa référence à l’existence du Dasein. C’est un être caractérisé par un engagement essentiel dans un monde »113. En effet, nous comprenons d’abord les objets du monde de par l’utilité qu’ils ont pour nous114. Le mode d’être des objets du monde relève ainsi de l’usage, du maniement. L’objet sert à quelque chose. Il est « en vue de quelque chose ». Or, ultimement, ce en vue de quoi l’ustensile est, que l’on peut appeler renvoi, « s’achève dans le Dasein »115. « Le Monde n’est rien d’autre que cet “en vue de soi-même” où le Dasein

110 Voir notamment son article intitulé « Martin Heidegger et l’ontologie » dans En découvrant l’existence

avec Husserl et Heidegger, p. 77-109. C’est surtout à Sein und Zeit que Levinas s’oppose.

111 Dans Humanisme de l’autre homme, Levinas écrit : « À un sujet tourné vers lui-même qui selon la formule

stoïcienne est caractérisé par la ορμή ou la tendance de persister dans son être ou pour qui, selon la formule heideggerienne “il y va dans son existence de cette existence même”, à un sujet qui se définit ainsi par le souci de soi et qui, dans le bonheur, accomplit son pour soi-même, nous opposons le Désir de l’Autre qui procède d’un être déjà comblé et, dans ce sens, indépendant et qui ne désire pas pour soi » (p. 45).

112 « Pour Heidegger, la compréhension de l’être n’est pas un acte purement théorique, mais […] un

évènement fondamental où toute sa destinée est engagée […]; elle concerne l’être même de l’homme. Le passage de la compréhension implicite et non-authentique à la compréhension explicite et authentique […] est le drame de l’existence humaine. […] C’est parce que l’homme comprend l’être qu’il intéresse l’ontologie. L’étude de l’homme va nous découvrir l’horizon à l’intérieur duquel le problème de l’être se pose, car en lui

la compréhension de l’être se fait » (E. Levinas, « Martin Heidegger et l’ontologie » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p. 83).

113 Ibid., p. 90.

114 « Les choses au milieu desquelles le Dasein existe sont, avant tout, objets de soins, de sollicitude (das

Besorgte); elles s’offrent à la main, invitent au maniement. Elles servent à quelque chose : des haches pour

fendre du bois, des marteaux pour marteler le fer, des poignées pour ouvrir des portes, des maisons pour nous abriter etc. Ce sont, au sens très large du terme, des ustensiles (Zeuge) » (Idem).

est engagé dans son existence et par rapport auquel peut se faire la rencontre du maniable »116. Le Dasein comprend le monde à partir de son existence même qui consiste, en tant qu’il est Dasein, à exister en vue de soi-même. Exister, c’est donc, par delà les objets du monde, se soucier de son être. Ainsi, « l’acte de sortir de soi pour aller aux objets », qui correspond à la manière même d’exister du Dasein, « a sa raison dans un saut accompli par delà les “étants” compris d’une manière ontique vers l’être ontologique. C’est à ce saut par delà l’étant vers l’être – et qui est l’ontologie elle-même, la compréhension de l’être – que Heidegger réserve le mot de transcendance »117. Mais, plus précisément, de quelle façon cette transcendance s’accomplit-elle?

Le fait est qu’

au lieu de se comprendre dans sa possibilité fondamentale d’être-dans-le- monde, c’est-à-dire […] dans sa possibilité d’être en vue de soi-même, tout livré au souci angoissé de sa propre finitude, le Dasein fuit ce mode authentique de se comprendre; il se disperse en compréhension des possibilités secondaires que la possibilité fondamentale, implicitement toujours comprise, mais jamais explicite rend seule possible. Le Dasein se comprend à partir des possibilités relatives aux ustensiles, à partir des êtres intérieurs au monde. C’est le phénomène de la chute (Verfallen)118.

À partir de là, « esquisser la possibilité authentique de l’existence consiste, avant tout, à remonter la pente et, en premier lieu, à éclairer ontologiquement la situation même de la chute où le Dasein est initialement plongé »119. C’est « [d]ans l’angoisse [que] le Dasein se comprend d’une manière authentique ramené qu’il est à la possibilité nue de son existence […]. En faisant disparaître les choses intra-mondaines l’angoisse rend impossible la compréhension de soi-même à partir des possibilités ayant trait à ces objets, et elle amène ainsi le Dasein à se comprendre à partir de soi-même, elle le ramène à soi-même »120.

La transcendance, chez Heidegger, marque certes le mouvement qui va au-delà de l’étant vers l’être de l’étant, mais elle marque surtout un surcroît de profondeur à l’intérieur de soi. Or c’est ce mouvement qui constitue « le passage à la manière d’exister authentique »121. La transcendance est le passage de la compréhension de l’étant ou vérité 116 Ibid., p. 94. 117 Ibid., p. 95. 118 Ibid., p. 100-101. 119 Ibid., p. 103. 120 Ibid., p. 106-107.

121 E. Levinas, « L’ontologie dans le temporel » dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger,

ontique à la compréhension de l’être ou vérité ontologique. Cette transcendance constitue l’existence humaine. L’existence se caractérise essentiellement par la transcendance.

À cette transcendance, Levinas oppose un mouvement d’excendance. Alors que la trans-cendance va au-delà de l’étant vers l’être de l’étant marquant un retour sur soi, l’ex- cendance est sortie de l’être. Levinas voit dans cette intériorité une nécessité d’évasion, une sortie de l’être qu’il nomme excendance122.

Au besoin d’évasion, écrit Levinas, l’être […] apparaît […] comme un emprisonnement dont il s’agit de sortir. L’existence est un absolu qui s’affirme sans se référer à rien d’autre. C’est l’identité. […] Dans l’identité du moi, l’identité de l’être révèle sa nature d’enchaînement car elle apparaît sous forme de souffrance et elle invite à l’évasion. Aussi l’évasion est-elle le besoin de sortir de soi-même, c’est-à-dire de briser l’enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le fait que le moi est soi-même. […] C’est l’être même, le « soi- même » qu’elle [l’évasion] fuit123.

Si l’ontologie heideggerienne n’est tributaire d’aucune figure extérieure, si elle a renoncé à « tout appui dans l’éternel », pour reprendre les termes de Levinas, si elle ne repose que sur elle-même, à l’inverse, ainsi que l’analyse Taminiaux, Levinas résiste à « poser la question ontologique au sein du Même, c’est-à-dire à appréhender la relation de l’existant à l’être, comme relation de soi-même à son être, comme une “intériorité originelle” »124. C’est pour cela que Levinas parlera d’« autrement qu’être », sachant qu’« autrement qu’être, c’est avant tout, la négation de la persévérance dans l’être comme évènement originel et irrémissible de l’être »125.

3.2.2. L’ontologie levinassienne comme excendance

À l’inverse de l’ontologie heideggerienne, l’ontologie levinassienne est donc marquée par un mouvement de sortie de l’être. Non pas remontée de l’étant à l’être, mais, en vocabulaire heideggerien, sortie de l’être vers l’étant. En effet, c’est par cette sortie de l’être que, pour Levinas, se fait l’avènement du « sujet ». La subjectivation se produit comme sortie de l’être.

122 E. Levinas, De l’évasion, p. 98. 123 Idem.

124 J. Taminiaux, « La première réplique à l’ontologie fondamentale », p. 281. 125 E. Levinas, Autrement que savoir, p. 76.

Cette sortie de l’être est en fait triple. Pour Levinas, l’être, c’est le neutre, l’anonyme, l’impersonnel. Il le nomme l’« il y a ». « L’il y a, dans son refus de prendre une forme personnelle, écrit Levinas, est l’“être en général” »126. Pour le dire autrement, l’il y a, c’est l’existence sans l’existant ou, pour le dire en des termes heideggeriens, l’il y a, c’est l’être sans l’étant. L’il y a marque l’absence de sujet, l’absence du sujet. L’hypostase marque alors la première sortie de l’être. Plus précisément, elle traduit l’apparition du sujet. À propos de ce surgissement du sujet dans l’être jusqu’alors dénué d’existant, Levinas écrit :

Nous cherchions l’apparition même du substantif. Et pour indiquer cette apparition nous avons repris le terme d’hypostase qui, dans l’histoire de la philosophie, désignait l’évènement par lequel l’acte exprimé par un verbe devenait un être désigné par un substantif. L’hypostase, l’apparition du substantif, n’est pas seulement l’apparition d’une catégorie grammaticale nouvelle; elle signifie la suspension de l’il y a anonyme, l’apparition d’un domaine privé, d’un nom. Sur le fond de l’il y a surgit un étant. La signification ontologique de l’étant dans l’économie générale de l’être – que Heidegger pose simplement à côté de l’être par une distinction – se trouve ainsi déduite. Par l’hypostase l’être anonyme perd son caractère d’il y a. L’étant – ce qui est – est sujet du verbe être et, par là, il exerce une maîtrise sur la fatalité de l’être devenu son attribut. Quelqu’un existe qui assume l’être, désormais son être127. Cependant, ce surgissement de l’existant dans l’exister qui en fait son exister marque aussi, pour Levinas, « la solitude de l’exister ». En effet,

[p]ar la vue, par le toucher, par la sympathie, par le travail en commun, nous sommes avec les autres. Toutes ces relations sont transitives : je touche un objet, je vois l’Autre. Mais je ne suis pas l’Autre. Je suis tout seul. C’est donc l’être en moi, le fait que j’existe, mon exister qui constitue l’élément absolument intransitif, quelque chose sans intentionnalité, sans rapport. On peut tout échanger entre êtres sauf l’exister. Dans ce sens, être, c’est s’isoler par l’exister. Je suis monade en tant que je suis. C’est par l’exister que je suis sans portes ni fenêtres, et non pas par un contenu quelconque qui serait en moi incommunicable. S’il est incommunicable, c’est qu’il est enraciné dans mon être qui est ce qu’il y a de plus privé en moi. De sorte que tout élargissement de ma connaissance, de mes moyens de m’exprimer demeure sans effet sur ma relation avec l’exister, relation intérieure par excellence128.

126 E. Levinas, De l’existence à l’existant, p. 94. 127 Ibid., p. 140-141.

128E. Levinas, Le temps et l’autre, p. 21. Et encore : « L’exister est maîtrisé par l’existant, identique à lui-

même, c’est-à-dire seul. Mais l’identité n’est pas seulement un départ de soi; elle est aussi un retour à soi. […] La rançon de la position d’existant réside dans le fait même qu’il ne peut pas se détacher de soi. L’existant s’occupe de soi » (Ibid., p. 36).

La façon dont l’existant se rapporte au monde – que Levinas appelle jouissance – représente une seconde sortie de l’être. Alors que dans l’identité pure et simple de l’hypostase, le sujet s’embourbe en lui-même, dans le monde, à la place du retour à soi, il y a rapport avec tout ce qui est nécessaire pour être. Et c’est plus précisément dans la jouissance que le sujet qui s’est arraché à l’être se rapporte au monde. La jouissance commence par le besoin. Le besoin est mon besoin mais, en même temps, il fait référence à ce que je ne suis pas, à ce qui n’est pas moi. En effet, si j’ai besoin de quelque chose, c’est en même temps que je ne le suis pas moi-même. C’est dans l’immédiateté du besoin, dans son instantanéité que le sujet s’arrache à la neutralité de l’existence pour se trouver comme sujet. Dans le souci de ses besoins, dans la jouissance qui consiste à les combler, dans le « vivre de », le sujet se détache de l’être en général. La jouissance rend le Moi indépendant. « Contre l’il y a anonyme, horreur, tremblement et vertige, ébranlement du moi qui ne coïncide pas avec soi, le bonheur de la jouissance affirme le Moi chez soi »129. En effet, cette jouissance, cette possession des choses qui permet au moi de se détacher du fond de la neutralité pour s’affirmer, nécessite que le Moi se retire en sa demeure, demeure qui est la marque du recueillement, du repli sur soi. Seul, dans sa maison, le Moi peut satisfaire pleinement ses besoins, jouir de la vie. Jouir de la vie en égoïste. On peut cependant parler ici d’un égoïsme positif car il sera condition de la réussite de la rencontre avec Autrui – nous y reviendrons. Dans la possession, le Moi fait sien ce qui auparavant était extérieur. On pourrait même dire que, dans une certaine mesure, il réduit l’autre au même. Dans une certaine mesure seulement car en tant que servant à satisfaire un manque, l’altérité de l’objet est certes assimilée dans le processus d’identification, mais son statut d’objet lui permet cependant de sauvegarder une certaine part d’altérité.

Cependant, si « [l]’intentionnalité de la conscience permet de distinguer le moi des choses, [elle] ne fait pas disparaître le solipsisme puisque son élément, la lumière, nous rend maître du monde extérieur, mais est incapable de nous y découvrir un pair »130. Quelle est, dès lors, l’expérience qui brisera l’élan de la possession dans lequel le sujet jouit de la vie mais aussi s’enferme sur lui-même?

129 TI, p. 152. Et encore : « L’étant ne serait donc pas justiciable de la “compréhension de l’être” ou de

l’ontologie. On devient sujet de l’être, non pas en assumant l’être, mais en jouissant du bonheur, par l’intériorisation de la jouissance qui est aussi une exaltation, un “au-dessus de l’être”. L’étant est “autonome” par rapport à l’être. Il n’indique pas une participation à l’être mais le bonheur » (TI, p. 124).

Cette expérience est celle du visage. C’est celle d’Autrui. C’est aussi celle qui marque le passage de l’ontologie à l’éthique, du « Je suis » au « Me voici! ». Afin que le même puisse sortir de l’immanence à laquelle la jouissance l’enchaîne, il faut un évènement, un acte, un véritable acte de transcendance qui l’amène non plus « au-dessus de l’être » mais