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Tout d’abord, afin de préciser le rôle que joue la phronèsis dans l’herméneutique gadamérienne, il convient de porter notre attention sur les caractéristiques de la phronèsis qui apparaissent essentielles à Gadamer au regard du problème de l’herméneutique, à savoir celui de l’application. C’est surtout dans sa distinction avec la tekhnè606, c’est-à-dire avec le savoir propre à la production d’une œuvre, que la phronèsis montre ses atouts pour la question qui nous occupe. En effet, la phronèsis et la tekhnè ont en commun d’être toutes les deux des savoirs du faire, autrement dit des savoirs pratiques et, en ce sens, « ces deux modalités du savoir contiennent bien la même tâche d’application, dans laquelle nous avons reconnu le cœur des problèmes que pose l’herméneutique ». Cependant, continue Gadamer, « il est clair […] que le mot application n’a pas la même signification dans les deux cas » 607. En effet, 1) à la différence de la tekhnè qui est un savoir disponible pour tous, la phronèsis est un savoir de soi et pour soi. Or, Gadamer, ainsi que nous allons le voir, trouve là un point d’appui pour la dimension d’implication propre à l’herméneutique. Par ailleurs, 2) alors que dans le cas de la tekhné, l’homme dispose d’un savoir préalable qu’il a à appliquer, dans le cas de la phronèsis le savoir n’est pas détaché de la pratique de ce savoir. C’est la concrétisation du savoir phronètique et par conséquent du savoir herméneutique qui est ici en jeu.

1.1. Un savoir d’implication de soi

Dans son essai « Le savoir pratique », Gadamer définit la phronèsis comme « la capacité raisonnable de réfléchir sur ce qui est utile à quelqu’un en propre, soit ce qui est

606 Aristote considère que la partie rationnelle de l’âme peut connaître les choses, autrement dit énoncer le

vrai, de cinq façons différentes : par le biais de l’art (tekhnè), de la science (epistèmè), de la prudence (phronèsis), de la sagesse (sophia) et de la raison intuitive (noûs) (Éthique à Nicomaque, VI, 3).

Alors que Heidegger fait jouer la distinction entre la phronèsis et la sophia, Gadamer, lui, fait surtout ressortir les caractéristiques de la phronèsis à partir de ce qui la différencie de la tekhnè.

utile à l’existence singulière » 608. La phronèsis a pour objectif d’éclairer l’agir humain, ce qui lui donne une utilité pratique qui la distingue fondamentalement de la science (epistèmè). Au savoir désintéressé de la science, elle oppose un savoir utile, un savoir qui est recherché pour sa signification pratique davantage que pour lui-même. Comme le rappelle Gadamer, « il appartient à l’essence de l’utile de ne pas avoir son être en soi, mais en un autre auquel il est utile »609. Le savoir pratique, au contraire du savoir scientifique, est donc un savoir qui ne trouve pas sa propre fin en lui-même, mais en un autre. Et quant au savoir phronètique, en un autre qui est la praxis humaine, l’existence pratique elle-même. Cette caractéristique utilitaire qui la distingue radicalement de l’epistèmè la rapproche, en revanche, de la tekhnè qui, elle aussi, est un savoir du faire. En effet, la tekhnè, comme la phronèsis, sert à guider un faire, un agir. Cependant, si elles sont toutes les deux des savoirs du faire, le faire propre à la phronèsis est l’agir humain (praxis), alors que le faire de la tekhnè relève de la production d’une œuvre extérieure à elle-même (poièsis). Alors que le savoir-faire de la tekhnè est requis pour la production de l’œuvre d’un art, le savoir-faire de la phronèsis porte sur l’existence pratique elle-même. Là, savoir menant à une production extérieure; ici, savoir guidant un agir immanent à l’agent. La phronèsis et la tekhnè relèvent donc toutes les deux d’un savoir-faire, mais celui de la phronèsis est ancré dans une dimension existentielle qui est absente de la production propre à la tekhnè qui est davantage un savoir-faire technique.

Cet ancrage dans l’existence humaine donne à la phronèsis cette caractéristique particulière d’être un savoir de soi et un savoir pour soi. Elle est un savoir qui implique le soi, un savoir qui, en tant qu’homme, me concerne. Spécificité qui paraît essentielle aux yeux de Gadamer :

Il tombe sous le sens que l’homme ne dispose pas de lui-même comme l’artisan dispose de la matière qu’il travaille. Il ne peut manifestement pas se produire lui-même comme il produit quelque chose d’autre. Le savoir qu’en son être moral il a de lui-même doit donc aussi être un savoir autre, un savoir qui se distingue nettement du savoir qui dirige la production de quelque chose. Aristote use d’une formule audacieuse, unique même, pour exprimer cette différence : il appelle ce savoir un savoir de soi (Sich-Wissen) c’est-à-dire un savoir pour soi (Für-sich Wissen). Le savoir de soi de la conscience morale est par là nettement distingué du savoir théorique, d’une manière qui a

608 H.-G. Gadamer, « Le savoir pratique», p. 163. 609 Ibid., p. 151.

immédiatement pour nous quelque chose de convaincant. Mais il implique également la délimitation par rapport au savoir technique et c’est justement pour formuler cette double délimitation qu’Aristote risque l’expression tout à fait singulière de « savoir de soi »610.

Au contraire, à la fois de l’epistèmè – qui porte sur le nécessaire et donc sur un objet qui est détaché du savant, sur un objet immuable auquel ce dernier n’a pas part si ce n’est quant à le connaître –, et de la tekhnè – pour laquelle la production est extérieure à l’artisan – la phronèsis, comme délibération sur la meilleure action à faire par l’homme lui-même et pour lui-même, implique donc une participation à ce faire. C’est en cela qu’elle est savoir de soi et pour soi. Alors que l’epistèmè et la tekhnè sont des savoirs pour tous, la phronèsis, elle, est savoir pour soi.

C’est en tant que savoir de soi et pour soi que la phronèsis intéresse l’herméneutique. En effet,

par opposition à une telle science « théorétique » [comme celle de l’epistèmè], les sciences de l’esprit sont au contraire un tout étroitement lié au savoir moral. Ce sont des « sciences morales ». Leur objet, c’est l’homme et ce qu’il sait de lui-même. Mais c’est en tant qu’être agissant qu’il se connaît et le savoir qu’il a ainsi de lui-même ne vise pas à s’assurer de ce qui est. L’être agissant a bien affaire au contraire à ce qui n’est pas toujours identique à lui-même mais peut aussi être autre. Il découvre le point où il lui faut intervenir par l’action. Son savoir doit guider son faire611.

C’est la relation du savoir à l’objet de ce savoir qui est ici en jeu. La phronèsis comme forme de savoir portant sur l’agir humain entretient un lien de participation à cet agir qu’elle doit guider. Ainsi, pour Gadamer, « considérer le meilleur (qui vous est) propre ne bénéficie pas, en tant que savoir-pour-soi, du recul d’un savoir dont on dispose, c’est-à-dire dont on peut faire usage ou non. Ce n’est pas un savoir que l’on peut tenir à distance de soi, on n’a pas le choix (qui présuppose toujours une distance) de vouloir en user ou non. […]. L’être humain ne dispose pas de son existence. L’être humain se tient toujours déjà dans la sphère de ce qui touche la phronèsis »612. Ce sur quoi le phronimos a à statuer, c’est sur la meilleure action à faire par lui-même et pour lui-même. C’est la praxis qu’il a pour objet. Il a à délibérer sur la vie humaine elle-même. Il ne peut pas se dégager de son existence pour

610 VM, p. 338. À ce propos, on pourra consulter également Le problème de la conscience historique, p. 64 et

« Le savoir pratique », p. 163 sq. Chez Aristote, Gadamer renvoie à l’Éthique à Nicomaque, VI, 9, 1141b33 : « Une des formes de la connaissance sera assurément de savoir le bien qui est propre à soi-même ». Également Éthique à Eudème, VIII, 1, 1246b36.

611 VM, p. 336.

l’envisager de haut. Il est forcément toujours déjà pris dedans.

Or, c’est ce savoir de participation qui est propre à l’herméneutique. En effet, celui qui cherche à comprendre a partie liée avec la chose qui s’offre à sa compréhension. Il est toujours déjà impliqué dans ce qu’il veut connaître et là est même une condition de la connaissance entendue comme compréhension. Ainsi, pour Gadamer, « l'herméneutique doit partir de l'idée que quiconque veut comprendre a un lien à la chose qui s'exprime grâce à la transmission, et qu'il relaie spontanément ou de propos délibéré la tradition à partir de laquelle la transmission prend la parole »613. Ainsi, en ce qui concerne la connaissance de l’histoire – objet privilégié de la compréhension pour Gadamer –, nous ne devons jamais oublier qu’elle est avant tout notre histoire. Nous sommes des êtres historiques et en tant que tels nous avons part à la tradition, ce qui implique donc un certain rapport de familiarité avec cette dernière. Or, selon Gadamer, cette appartenance, il convient, à l'inverse de ce qui est fait dans les sciences de la nature, de ne pas la nier mais au contraire de la reconnaître. « Nous ne cessons pas au contraire d'être dans la tradition et cette insertion n'est nullement un comportement objectivant qui nous ferait considérer la tradition comme quelque chose d'autre, d'étranger, il s'agit toujours de quelque chose qui est à nous »614. Avec la tradition, nous avons une part de familiarité. Nous ne nous tenons pas devant la tradition comme devant un objet, comme devant quelque chose de totalement étranger à nous. Avec la tradition, nous avons un lien et nous n'avons pas à vouloir rompre ce lien. Au niveau de la forme de savoir propre à la compréhension, ce que cela signifie, c’est que l'historien, en tant qu’homme qui cherche à connaître l’histoire et donc à la comprendre, n'a pas à regarder la tradition en scientifique. Il ne doit pas se détacher de « cette attitude naturelle que l'on a à l'égard du passé »615. En effet, notre appartenance à la chose à comprendre est une des conditions de possibilité même de notre compréhension.

Il en est de même pour l’interprète qui est face à son texte. Ce dernier ne se trouve pas dans une situation différente. Pour comprendre la signification d'un texte, l'interprète ne peut pas faire abstraction de la situation herméneutique616 qui est la sienne. Il doit référer le

613 VM, p. 317. 614 Ibid., p. 303. 615 Idem.

616 La situation herméneutique pourrait être définie comme le lieu de l’interprète, comme son présent, ce qu’il

est et ce dans quoi il est quand il fait œuvre d’herméneute, quand il cherche à comprendre. Comme l’écrit Gadamer, « on est dans une situation, on se trouve toujours impliqué dans une situation que l’on ne pourra

texte à cette situation. Pour Gadamer, la vérité qui s'impose dans la compréhension en est une qui a trait à ma situation et qui me concerne. Le comprendre implique nécessairement une application à sa propre situation. Mais, cette application n'en est pas une instrumentale, après coup, elle reflète plutôt l'idée que notre situation présente, concrète est le point à partir duquel peut s'opérer la recherche de sens. Tout comme la phronèsis s’ancre dans le vécu de la pratique humaine, le savoir propre à la compréhension prend pied dans la situation herméneutique de l’interprète, c’est-à-dire dans son présent, dans ses attentes, dans ses préjugés. La compréhension prend toujours ancrage en l’interprète. Alors que « le caractère scientifique de la science moderne consiste justement à objectiver la tradition et à éliminer méthodiquement toute influence que pourrait exercer sur la compréhension le présent dans lequel vit l’interprète »617, le caractère pratique, pourrait-on dire, de l’herméneutique reconnaît l’implication forcément inhérente de l’interprète à la chose à comprendre. La compréhension est donc, dans une certaine mesure, application à soi ou plutôt même implication de soi. À la chose à comprendre, l’interprète participe toujours déjà. En comprenant, en rendant présent le passé, en donnant sens au passé dans le présent, dans son présent, l'interprète se trouve à faire œuvre d'application participative.

Concrètement, ce rapport d’implication qui permet une expérience véritable de l’autre, passe par la prise en compte de ses préjugés à l’égard de cet autre618. Ce qu’il faut bien voir ici c’est que l’autre agit déjà en nous par les préjugés que l’on peut avoir à son égard. Contrairement à la connotation plutôt négative que le terme de préjugé a pris de nos jours, pour Gadamer, un préjugé signifie simplement un pré-jugement, soit un jugement établi avant toute évaluation adéquate. Un préjugé est un jugement fait d’avance, sans que

jamais entièrement tirer au clair. Ce qui est également vrai de la situation herméneutique, c’est-à-dire de la situation dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis de la tradition qu’il nous faut comprendre » (VM, p. 323).

617 VM, p. 329sq

618 « Qui veut comprendre un texte refuse de s’en remettre au hasard de sa pré-opinion propre, qui le rendrait

sourd, avec la cohérence et l’obstination la plus extrême, à l’opinion du texte, – jusqu’à ce qu’on ne puisse plus lui faire la sourde oreille et qu’il élimine la compréhension prétendue. Comprendre un texte, c’est au contraire être prêt à se laisser dire quelque chose par ce texte. Une conscience formée à l’herméneutique doit donc être ouverte d’emblée à l’altérité du texte. Mais une telle réceptivité ne présuppose ni une “ neutralité ”

quant au fond, ni surtout l’effacement de soi-même, mais inclut l’appropriation qui fait ressortir les préconceptions du lecteur et les préjugés personnels. Il s’agit de se rendre compte que l’on est prévenu, afin

que le texte lui-même se présente en son altérité et acquière ainsi la possibilité d’opposer sa vérité, qui est de fond, à la pré-opinion du lecteur » (VM, p. 290. Nous soulignons).

l’on ait fait un examen attentif et définitif de tous les éléments pertinents619. Ainsi, le préjugé, qui peut être positif ou négatif, indique que la position de celui qui peut comprendre n’est pas une position neutre mais qu’au contraire ce dernier est amené à porter un certain jugement sur la chose avant d’être entré en contact avec elle. On a déjà établi, préalablement à sa rencontre, une certaine conception de l’autre. Par les préjugés que nous avons à son égard l’autre se manifeste déjà en nous. Il est donc illusoire de penser avoir un regard neutre à son égard.

Ainsi, ce que cette implication, ce que ce rapport à soi traduit, c’est que phronèsis et herméneutique sont deux formes de savoir qui voient se concilier logos et êthos, pour le dire avec des termes empruntés à Gadamer. Dans le modèle de savoir qui est celui de la phronèsis, le savoir du phronimos n’est pas détaché du mode d’être qui est le sien. Il s’agit donc d’une forme de savoir qui est ancrée dans un certain mode d’être, et plus précisément dans le cas de la phronèsis dans un mode d’être éthique. Dans le cadre de la réflexion aristotélicienne, le savoir pratique s’incarne dans un êthos vivant. Être éthique et savoir pratique sont donc inextricablement liés. Le prudent est capable de bien délibérer afin de guider l’action humaine vers ce qui est le meilleur pour l’homme parce que, déjà, son hexis – son mode d’être – est orientée vers le bien humain, parce que, déjà, son hexis est un êthos, êthos que le savoir pratique, en retour, ne cesse de façonner. Lisons ici Aristote : « les dispositions morales proviennent d’actes qui leur sont semblables. C’est pourquoi nous devons orienter nos activités dans un certain sens, car la diversité qui les caractérise entraîne les différences correspondantes dans nos dispositions ». Et plus loin : « il est nécessaire de porter notre examen sur ce qui a rapport à nos actions, pour savoir de quelle façon nous devons les accomplir, car ce sont elles qui déterminent aussi le caractère de nos dispositions morales »620. Pourrait-on voir ici un cercle ? Il est aisé de montrer le contraire. L’orientation éthique est, en effet, première. C’est son ancrage dans l’éthique – par

619 « En soi, préjugé veut dire jugement porté avant l’examen définitif de tous les éléments déterminants quant

au fond » (VM, p. 291). Gadamer nous invite à ne pas considérer l’emploi contemporain du terme de « préjugé » qui assimile le préjugé à un jugement faux, mais plutôt à revenir à la racine latine « praejudicium » « qui fait que le mot peut avoir une signification non seulement négative mais également positive » (VM, 291).